Faux Rhum Le Faux Rhum Faux Rhum  

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Gemini
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27/08/2020
Posté le 18/10/2021 à 00:21:42. Dernière édition le 18/10/2021 à 01:15:05 

Étrangement, avoir couché ses souvenirs sur le papier suite à la demande de l'Assyrien semblait l’avoir soulagé. Il avait écrit pendant des heures sous les yeux du vieillard, parlant de ses camarades, corsaires comme pirates, de ses joies et de ses peines, des bizarreries et des événements dont il avait été témoin. Ensuite, Ishaq avait emporté le précieux manuscrit avec un luxe de précautions qui avait étonné Gemini. Puis, il lui avait enfin parlé de ses véritables intentions, étalant une carte de la région sous son nez et lui indiquant du doigt un point précis situé à une centaine de kilomètres à l’ouest, loin dans les riches collines boisées parsemées de lacs.
 
- Certains de nos nouveaux membres m’ont rapporté une curieuse histoire, semblable à celles que je t’ai racontées, qu’ils se transmettent afin de se mettre en garde les uns les autres. Il y a une quinzaine d'années, une petite communauté de quakers, des fermiers pauvres nouvellement établis dans la région comme tant d’autres après avoir fui les persécutions, fonda un petit hameau du nom de « Topsfield ». Ils déboisèrent un emplacement tout à fait banal, y bâtirent un village, aménagèrent des champs et surtout y creusèrent un puits pour les alimenter en eau fraîche plutôt que d'avoir à la chercher au ruisseau le plus proche. Ces gens notèrent de subtils changements dans l’atmosphère dans les mois qui suivirent leur installation. Par temps de pluie, d’affreux miasmes s’élevaient du sol détrempé et amolli, et jamais ces odeurs nauséabondes n’étaient aussi fortes qu’à proximité du puits neuf. Les cultures des alentours devinrent lentement stériles puis finirent par pourrir sur place, rendant malade quiconque osait les consommer. Le bétail commença par se comporter d’une drôle de manière, bien plus agressif et peureux qu’à l’ordinaire, et cela devint vite franchement malsain au fil des jours. Les porcs se dévoraient entre eux, les vaches et les moutons saignaient spontanément du nez, des oreilles et de l’anus, leur ventre distendu comme si quelque chose poussait de l’intérieur. Les fermiers furent forcés d’abattre toutes leurs bêtes, et là aussi leur chair semblait impropre à la consommation. À vrai dire, les carcasses dégageaient une telle puanteur que personne n’envisagea de récupérer la moindre parcelle de viande. Quand on ouvrit les femelles encore pleines au moment de leur mort, le contenu de leur ventre n’était guère plus qu’une masse indescriptible de membres agglomérés, absolument impropre à la vie ; pourtant, ces choses étaient encore animées d’une indubitable vitalité, comme l’est tout enfant en bonne santé sur le point de naître. On brûla tout, et on raconte que la fumée dégagée par le bûcher était si grasse qu’elle fit irrésistiblement vomir quiconque avait le malheur de la respirer. Les terres frappées par ces étranges phénomènes acquirent vite la réputation d’être maudites, et les fermiers fuirent Topsfield, épouvantés, abandonnant leurs possessions derrière eux. Ils s’éparpillèrent le plus loin possible, et on se passa le mot pour qu'à l'avenir on évite à tout prix l'endroit.
 
Gemini pinça les lèvres, déjà certain de ce qu’allait lui demander son vieux maître.
 
- Je veux que tu ailles voir ce qu’il en est. Monte une équipe de gens de confiance, passe directement par Héloïse s’il le faut, et va enquêter pour moi. Et si tu trouves quelque chose d’intéressant là-bas, ramène-le moi.
 
- Ce sera fait, Ishaq. C’est l’affaire d’une semaine.
 
Toute autre réponse était inenvisageable. Il était rare qu'Ishaq résiste à une bonne énigme à résoudre, désireux de dévoiler jusqu’aux secrets les plus noirs du monde. C’était là, après tout, ce qui l’avait maintenu en vie durant des décennies, si ce n’étaient des siècles.
 
 
***
 
 
- Je suis touchée que t’aies pensé à moi, mais si tu veux mon avis je m’en serais foutrement bien passée quand même, railla Tulip. Oh ! T’entendre ronfler pendant toute une semaine… Brrr !
 
Gemini grogna. Il ne lui ferait pas le plaisir de mordre à l’hameçon. La mère d’Anthémis ricana pour cacher son trouble, qu’elle ne parvenait pas à chasser tout à fait depuis l’annonce de sa participation à l’expédition. Elle était bien consciente de la raison pour laquelle Gemini avait demandé à ce qu’elle fasse partie de la petite équipe : de cette manière, elle passerait peut-être moins de temps à pleurer sa fille qu’elle croyait perdue corps et biens. La sollicitude étonnante -et soudaine- de son vieil ami l’avait plus touchée qu’elle n'était prête à le montrer.
 
- Chic de ta part d’avoir emmené des larbins en tout cas, continua-t-elle pour la galerie. Hein les gars, ça vous plaît ces petites vacances ? Mais dites, c’est lequel qui est là pour creuser les chiottes le soir ?
 
- Qui te dit que c’est pas toi qu’il a prise pour ça, grosse pimbêche ? répliqua l’un des trois hommes qui les accompagnaient, elle et Gemini.
 
- J’ai d’autres talents, sale paysan ! Tu le saurais si t’étais pas aussi moche ! rétorqua la rouquine à celui qui lui avait répondu, lui adressant une grimace obscène.
 
Les autres rirent de bon cœur, et tous hormis Gemini continuèrent d’échanger des plaisanteries bon enfant pendant quelques minutes. Ce genre d’entreprise mystérieuse apportait un changement bienvenu au quotidien morne de tout le monde, et l’ambiance était légère tandis que la petite troupe se frayait un chemin sur les sentiers forestiers en direction de l’ouest plus sauvage. Le quintuor voyageait à pied, Gemini en tête, puis Tulip, et ensuite les trois hommes -Guimbarde, Lazlo et Otto, dans cet ordre, dont le dernier tenait une mule par la bride, un animal fidèle et robuste qui transporterait tout ce que les voyageurs ne pourraient porter sur leur propre dos à longueur de journée. Ces trois hommes étaient tous des soldats d’âge mûr, triés sur le volet sur les conseils de Tulip. Ils semblaient taillés dans le même moule, de la parfaite graine de corsaire -ou de pirate, songea Gemini. Guimbarde, à la bedaine confortable cachant des muscles solides et au crâne dégarni, changeait de version à chaque fois qu’il racontait la raison pour laquelle il avait choisi ce nouveau nom en intégrant l’une des Maisons, comme c’était la coutume. Otto avait participé à la guerre sous les ordres de Gemini, vingt ans plus tôt ; le jeune messager aux longues jambes était resté sec comme une trique, et sa voix douce et lente contrastait avec les traits sévères de son visage taillé à la serpe. Et enfin, Lazlo, retors et plein de ressources, savait autant jouer d'un sabre que de son minois avantageux -son sourire de gredin et ses beaux yeux sombres lui attiraient les faveurs d’un certain nombre des membres féminins des Maisons. Pour l'anecdote, Gemini lui trouvait une ressemblance troublante avec ce chien de Nikolaï, qu’il avait côtoyé à la Confrérie.
 
Le voyage durait déjà depuis deux jours et s’était déroulé sans encombres. Les régions traversées étaient giboyeuses et bien pourvues en points d'eau douce, ce qui leur permettait d’économiser leurs vivres. Ils ne croisèrent personne d’intérêt, tout au plus quelques chasseurs en vadrouille comme eux, qui se contentèrent de les saluer avant de continuer de mener leurs affaires. Ils purent s’arrêter dans un village pour passer leur deuxième nuit, le dernier avant la région à la réputation sinistre, un hameau maintenant uniquement habité par des gens convertis à leur cause depuis la prise de contrôle à grande échelle ordonnée récemment par Héloïse. Ces nouveaux cultistes offrirent le gîte et le couvert à leurs supérieurs avec zèle, et ceux des voyageurs qui le désirèrent purent passer la nuit en bonne compagnie, assouvissant leurs désirs avec un homme ou une femme trop heureux de donner de sa personne pour les invités de marque.
 
Dès le début du troisième jour cependant, ils ne rencontrèrent plus âme qui vive. De même, la vie sauvage se fit remarquer par son absence, et la végétation prit un aspect maladif. Les arbres avaient le tronc tordu et leurs feuilles étaient pâles, les fleurs étaient abondantes mais leurs couleurs ne semblaient pas à tout à fait être les bonnes, comme décalées du spectre habituel de ce que l’on voyait d’ordinaire dans la nature : des violets pâles teintés de rouge, du rose sombre rappelant de la viande crue, du bleu tirant sur le noir comme un hématome et du jaune orangé et chaud, comme du jaune d’œuf. L’humeur de la troupe s’en ressentit, les échanges verbaux se raréfièrent et ils finirent par cheminer en silence. Otto dut appeler ses camarades à l’aide plusieurs fois pour faire avancer la mule, qui renâclait régulièrement en passant devant les exemplaires les plus étranges de la flore locale. Ils étaient partis avant l'aube, et s'arrêtèrent en fin de matinée pour un déjeuner frugal.
 
- Elle ne veut plus brouter, se plaignit Otto en tendant un sac de fourrage au pauvre animal. Elle n'aime pas les herbes qu’il y a ici.
 
- C’était à prévoir si ce qu'a dit Ishaq est vrai, répondit Gemini. On est quasiment arrivés à destination : les terres que l’on cherche devraient se trouver de l’autre côté de cette colline, là en face. On finit de manger et ensuite tu prends la tête, Guimbarde, avec ton fusil. Otto au milieu avec la mule, Lazlo derrière, et Tulip et moi de chaque côté.
 
 
***
 
 
- Bordel, ça me file des frissons jusqu’au fond de la culotte, souffla la seule femme du groupe en se frottant les bras.
 
Personne ne saisit la perche tendue, probablement à dessein la connaissant. Le ciel était lourd de nuages de pluie au-dessus de leurs têtes, et l’endroit, véritablement sinistre, ôtait toute envie de rire à la troupe.  Ils avaient atteint la bordure du village tôt le matin, arrivant par l’ouest, trouvant aux pieds de la dernière colline une grande étendue plate, déboisée et aplanie après de grands efforts par un groupe de fermiers motivés il y a de cela des années. Des champs délaissés s’étendaient à perte de vue, avec encore parfois les outils plantés au milieu et des charrettes laissées à pourrir ici et là. Ils avaient d’abord atteint un champ de maïs, mais leur instinct les avait poussés à éviter le carré de plantes quasiment aussi hautes qu’eux. Trop facile de se faire prendre par surprise là-dedans. Ils avaient préféré contourner tout cela et pénétrer dans l’enceinte de Topsfield par un champ de citrouilles qui s’étendait tout en longueur, et ouvrait comme une voie terreuse vers le village à proprement parler qu’on apercevait au loin.

Gemini poussa une citrouille du pied. Elle était molle et recouverte d'une pellicule d’huile visqueuse. Elle lui donna l’impression que s’il appuyait dessus rien qu'avec un orteil, elle allait éclater toute seule… Elle lui rappelait le ventre d’un cadavre gonflé par les gaz de putréfaction. Il retira son pied et leva le regard. Partout autour, d’autres plants de citrouille sauvages avaient donné des fruits dans le champ en friche, et tous étaient aussi répugnants que celui sur lequel il avait été tenté de marcher.
 
- N’y touchez pas, fit Gemini.
 
- Sans blague, grommela Tulip.
 
- Silence. Continuons.
 
Ils se déployèrent et marchèrent dans le champ de citrouilles pendant de longues minutes silencieuses, attentifs pour observer les alentours et remarquer tout signe de présence humaine ou animale. Topsfield n’était pas très grand, une vingtaine de maisons peut-être, qu’on commençait à distinguer les unes des autres à cette distance.
 
- Je ne vois pas d’église, de chapelle ou de clocher qui dépasse, marmonna Gemini.
 
- C’est normal, souffla la rousse en réponse. Rappelle-toi, c’était des Quakers. Ils n’ont pas de temple… Ils prient chez eux. Ou dans une grande maison communale, peut-être.
 
- Il pleut, fit remarquer Otto de son ton placide.
 
Il s’était arrêté, le nez levé vers le ciel gris, la mule s’arrêtant sagement à sa hauteur. Une pluie fine avait commencé à tomber, et elle empira rapidement. Tout le monde remonta sa capuche sur sa tête pour se protéger de l’averse glacée, la sensation oppressante accentuée par la réduction soudaine de leur champ de vision à cause du tissu. Les dégoûtantes citrouilles donnaient l’impression de gonfler pendant que l’eau ruisselait sur elles. Ils reprirent leur avancée, leurs bottes s’enfonçant dans la boue à chaque pas. Lazlo se tapota soudain le nez, interpellant ses compagnons.
 
- Vous sentez ça ? L’odeur… Ils disaient que l’odeur montait sous la pluie.
 
Gemini prit une grande inspiration. Effectivement, de puissants miasmes s’élevaient à mesure que la terre se gorgeait de l’eau tombée du ciel et se transformait en une boue noire et épaisse. Tulip cracha au sol.
 
- Ouais… ça pue la merde.
 
- Le lisier de porc, corrigea Guimbarde. Ça pique la gorge, c’est plus acide. Ça me rappelle, mes vieux tenaient une porcherie…
 
Les autres le regardèrent sans rien dire.
 
- Quoi ?
 
- Du pareil au même, putain, répondit sèchement la rouquine. Ça empeste, c’est tout. Otto, empêche la mule de boire dans cette mélasse, on sait jamais.
 
- Pas besoin. Regarde, fit l’intéressé en désignant l’animal du pouce.
 
La pauvre bête s’était collée contre lui, le cou raide et toute tremblante, ses longues oreilles pendant tristement sur son cou. Elle soulevait tour à tour ses sabots du sol dans sa hâte de déguerpir.
 
 
***
 
 
La pluie se calma un peu plus tard, s’arrêtant aussi soudainement qu’elle avait commencé, laissant le sol et les voyageurs détrempés. Les rues du village n’étaient pas plus joyeuses que les champs dévastés. Ils purent voir à mesure qu’ils s'enfonçaient entre elles que les masures de bois peint qui avaient servi de logis aux familles des fermiers gisaient elles aussi abandonnées, leurs portes dégondées et leurs carreaux cassés les laissant ouvertes aux quatre vents. La toiture de beaucoup d’entre elles s’était envolée ou effondrée, tout comme certains murs qui par leur absence avaient créé des ouvertures noires et béantes sur des intérieurs jonchés de détritus et de meubles détruits. Il ne manquait que le bruit sinistre des pales d’un moulin à vent tournant dans le vide pour parachever la panoplie du parfait village hanté.
Guimbarde tournait sur lui-même en avançant, pointant son fusil -un tromblon prêt à déchiqueter d’une décharge de vilaine mitraille quiconque aurait le malheur de tenter sa chance- sur les entrées des maisons, le doigt sur la gâchette ; les autres avaient sorti leurs armes respectives, pistolets, couteaux et autres lames. Gemini enjamba une clôture en ruines pour s’approcher d’une maison et en examiner brièvement l’intérieur à travers une fenêtre. L’examen ne lui révéla rien de particulier. Tout était vide et poussiéreux là où l’air ne circulait pas, autrement la Nature avait repris ses droits. Mais c'était une Nature malade, qui n’avait décidément plus rien à voir avec les paysages forestiers regorgeant de vie qu’ils avaient traversé pour parvenir jusqu’ici.
 
- Chef ! Là-bas ! appela quelqu’un.
 
C’était Lazlo, qui avait aperçu quelque chose dans l’un des petits jardins qui ceignaient les maisons en ruines. Tout le monde se rapprocha pour examiner sa trouvaille, un cadavre nettoyé de sa chair depuis longtemps qui gisait en tas au pied d’une des façades. L’homme -ou la femme- avait l’air de s’être assis dos au mur avant d’expirer et glisser sur le côté, lui donnant cette posture affaissée sur elle-même. Ses os semblaient intacts, et en l’absence de traumatismes visibles il était impossible de dire ce qui avait provoqué sa mort. Il ne restait rien d'autre, ni outil ni vêtement d'aucune sorte qui eût put permettre de l'identifier. Un gros buisson avait poussé dans la cage thoracique vide, formant un bouquet de longues tiges épaisses au bout desquelles avaient éclos des fleurs aux pétales roses et charnus qui se chevauchaient. L’ensemble ressemblait de manière parfaitement incongrue à un sexe féminin.
 
- Ma parole, on dirait un… une… commença Lazlo, croassant un rire nerveux avant qu’un regard de son chef ne le réduise au silence.
 
- Je croyais que plus personne n'osait venir ici depuis la fuite des fermiers…? remarqua Tulip, mal à l’aise.
 
- C’est peut-être l’un d’eux, suggéra Otto. Abandonné ici en partant. Ou qui a refusé de partir, et a fini par crever tout seul.
 
- Non, répondit Guimbarde en tâtant les fleurs du canon de son fusil. Rien n’a r’couvert les os encore, et rien n’les a déplacés. Ça veut sûrement dire que c’est assez récent, en fait. Chef, qu’est-ce que vous faites ?
 
Gemini s’était agenouillé à hauteur de l’étrange buisson, comme s’il voulait en sentir le parfum. À la place, il trancha l’une des fleurs d’un coup de dague. Le petit groupe frémit à l’unisson lorsqu’un liquide épais rouge comme du sang suinta de la tige coupée, et pendant une fraction de seconde chacun d’eux aurait pu jurer avoir vu la tige se contracter comme le corps d’un serpent décapité. Gemini recula, le visage déformé par le dégoût, et essuya sa dague sur un bout de tissu qu’il jeta ensuite, refusant de garder le « sang » de la plante sur lui.
 
 
***
 
 
Le groupe venait de finir de faire le tour de l’une des maisons, tombant sur deux autres cadavres dans le même état que le premier, eux aussi envahis par les mêmes fleurs à l’aspect obscène. Personne n'avait voulu les approcher après l'épisode de la tige coupée. Tulip, arrivée la première à l’angle de la maison, siffla et pointa l’index droit devant elle.
 
- Voilà le puits, les gars !
 
Il trônait au centre du village, au milieu de ce qui devait faire office de place publique au pied de la plus grande maison du coin, un manoir à deux étages dans le plus pur style colonial aux fondations en pierre, plus robuste que les bâtisses intégralement faites de bois du reste de Topsfield et probablement destiné à servir de refuge aux habitants en cas de besoin. Le manoir était en ruines, comme le reste, et du lierre avait envahi toute sa façade. Là aussi, les plantes avaient cet aspect malsain. Un vent léger soufflait, mais il n’était clairement pas assez fort pour faire bouger ainsi les feuilles de lierre, qui semblaient animées d’une vie propre. Le groupe contempla le grand bâtiment pendant quelques instants, saisi par son aspect lugubre.
 
- Putain que j’aime pas ça, grogna Tulip. J’y foutrais bien le feu…
 
- Avec ce qu’il a plu c’est détrempé, ça prendra pas bien, répondit Otto aussi naturellement que s'il tenait une conversation normale.
 
D’eux tous, c’était apparemment lui le plus calme pour l’instant. Guimbarde, qui transpirait abondamment, avait préféré baisser son arme plutôt que de risquer que le coup parte à cause de sa nervosité. Lazlo balançait son sabre dans les airs sans pouvoir s’en empêcher, et Tulip marchait toute raidie, son corps trapu tendu comme la corde d’un arc. Enfin, Gemini, déjà taciturne, s’était parfaitement tu. Il claqua la langue bruyamment.
 
- Toi, va voir le puits, dit-il sèchement en désignant Lazlo.

C’était les premiers mots qu’il décrochait depuis un bon moment. L’homme s’approcha à pas feutrés de la structure circulaire en pierre, surplombée du cadre de bois qui supportait la poulie, la corde et le seau. Ce faisant, il dérangea un insecte, une sorte de libellule au corps grotesquement gonflé qui prit lourdement son envol et disparut de l'autre côté d'un toit proche. Lazlo se pencha au-dessus du gouffre pour regarder et fit la grimace.
 
- C’est noir comme dans un cul, là-dedans. Je crois qu’il y a des poissons.
 
Guimbarde fronça les sourcils.
 
- Des poissons ? Dans un puits...?
 
- Il y a des choses qui nagent, en tout cas. C’est pâle…
 
Il recula brusquement, le visage blême, alarmant ses compagnons. Une demi-douzaine de lames et de pistolets fut braquée en un éclair vers le puits.
 
- Ça m’a regardé, putain, cracha-t-il, son pistolet tendu devant lui. Ça m’a regardé.
 
Tulip et Gemini échangèrent un regard. Ils n’avaient pas partagé que des plaisanteries dans leur jeunesse et leurs années passées ensemble au service des Maisons, et c’est dans ce genre de moment que les souvenirs de leurs péripéties aux dénouements plus ou moins joyeux leur revenaient dans toute leur force, avec leur cortège de souvenirs affreux. Tulip lui désigna une ruine proche du menton, et Gemini comprit de suite. Il s’y dirigea à grands pas, acheva d’arracher la porte d’entrée qui pendait déjà sur ses gonds, et alla plaquer le lourd assemblage de planches sur la bouche du puits, la recouvrant quasiment en entier. Il paracheva son œuvre en y entassant suffisamment de pavés et de pierres pour que personne ne puisse même songer à soulever le barrage ainsi improvisé par en-dessous.
 
- Otto, tu restes ici avec la mule, ordonna-t-il en frottant ses mains pleines de poussière sur son pantalon. Bien en vue, avec un pistolet. Si quoi que ce soit bouge, tu hurles. Nous, on va explorer le manoir. Deux par deux.
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Posté le 19/10/2021 à 21:55:31. Dernière édition le 22/10/2021 à 02:08:20 

Il ne restait rien d’intéressant à l’intérieur du manoir non plus. Tulip et Gemini avaient fouillé les deux étages pendant que Lazlo et Guimbarde s’occupaient du rez-de-chaussée et du tour de la maison, mais là comme ailleurs, les habitants étaient partis en abandonnant tout ou presque derrière eux. Et encore une fois, ils ne trouvèrent aucun signe de quoi que ce soit qui aurait pu expliquer les étranges phénomènes rapportés, malgré un examen minutieux de chaque pièce et de chaque objet. Pas de double fond dans les rares tiroirs encore intacts, pas de pièce secrète, d’autel caché, de trésor impie, de livre interdit ou quoi que ce soit de ce genre, ni dans les chambres à coucher, ni dans les bureaux, ni dans les placards. Tout était morne et silencieux dans la petite bourgade, qui n’aurait été qu’un village fantôme tristement banal n’eut été cette végétation abominable qu’ils avaient croisée dehors, assortie de quelques rares signes d’une vie animale, principalement des insectes, grossières caricatures déformées de leurs congénères plus habituels.
 
- Il y a bien une source, quand même, protesta Tulip à voix haute, debout devant l’entrée de l’une des chambres. Tout ce qu’on a vu dehors n’est pas apparu là par hasard !
 
Elle tenait encore les restes d’une poupée de chiffons à la main, trouvée sur un matelas depuis longtemps moisi. Les armoires étaient remplies de vêtements mangés aux mites, et les étagères recouvertes de livres dévorés par les vers avaient fini par s’écrouler.
 
- S’il y a une source elle n’est pas ici, en tout cas, répondit Gemini, que cette histoire commençait à faire durement cogiter. Redescendons. On va bien voir si les autres ont trouvé quelque chose de leur côté.
 
Lazlo et Guimbarde les attendaient en bas du grand escalier situé dans le hall, en face de l’entrée, et ils les apostrophèrent dès qu’ils les virent descendre les marches vermoulues pour les rejoindre.
 
- Otto est toujours là ? demanda la rouquine, lâchant enfin la poupée qui forma un petit tas informe par terre.
 
- Ouais, on a vérifié à l’instant. Il surveille toujours dehors. Rien trouvé, là-haut ? s’enquit Lazlo, passant machinalement le pouce sur le fil de son sabre, encore secoué par ce qu’il avait surpris en train de nager dans l’eau du puits. Parce que nous, je pense qu’on a trouvé quelque chose.
 
- Ça, on sait pas encore, en fait, intervint Guimbarde, son fusil sur l’épaule. Mais c’est le dernier truc sur lequel on est tombés et c’était fermé, alors on s’est dit qu’il valait mieux vous attendre avant d’aller y jeter un œil. C’est derrière la maison. On peut ressortir de ce côté-là…
 
Gemini leur fit signe d’ouvrir la voie, laissant les deux hommes les mener lui et Tulip à travers un grand salon puis une salle toute en longueur à l’arrière de la maison, aussi ruinée que le reste et encore encombrée d’ustensiles divers qui indiquaient sans conteste qu’il s’agissait des cuisines. Au fond, une petite porte donnait sur l’extérieur, probablement pour permettre aux ouvriers et aux domestiques d’évoluer en toute discrétion plutôt que d’avoir à passer par la grande et belle entrée par où circulaient les visiteurs. Directement à droite en sortant des cuisines, on voyait des portes à double battant, placées quasiment à l’horizontale dans le sol et fermées par un cadenas. On avait visiblement aménagé une grande cave ici, qui devait s’enfoncer sous la maison. Gemini examina le cadenas, le palpant entre ses gros doigts. Il était mangé par la rouille, mais encore assez épais pour faire son office et empêcher la plupart des intrus d’entrer.
 
- Tulip, va chercher Otto et la mule et ramène-les ici. On a des lampes dans les sacs. Ce machin-là ne va pas nous retenir longtemps, j’en fais mon affaire.
 
 
***
 
 
Clang !
 
Clang !
 
CRAC !
 
Trois coups suffirent. Gemini se redressa, lâchant la lourde pierre pointue qu’il avait utilisée pour fracasser le cadenas. Aucun de ses compagnons ne lui avait proposé son aide, sentant qu’il lui fallait se défouler d’une manière ou d’une autre. Plus il explorait cet endroit et plus Gemini devenait irritable, et déterminé à percer le secret de la déchéance des lieux. Il fit signe à Tulip de se placer avec lui de chaque côté des portes pour les ouvrir en même temps, mettant Guimbarde et Lazlo face à l’ouverture, leurs armes à feu braquées sur l’entrée et ce qui pourrait en sortir. Otto se tenait à bonne distance, aussi calme que la pauvre mule était à deux doigts de défaillir.
 
- Un… deux… trois !
 
Ils tirèrent chacun sur une des poignées de fer forgé, ouvrant les portes de la cave en grand. Une bouffée d'air tiède et fétide en jaillit, aussi visible que de la vapeur dans l’air autrement froid et humide, les enveloppant tous et les faisant tousser.
 
- Bon sang, mais c’est pas vrai ! pesta Tulip en se couvrant le nez et la bouche. Je vais vraiment finir par dégobiller… !
 
- C’est pire que dans les champs, gémit Lazlo, les larmes aux yeux.
 
Les portes donnaient sur une volée de marches en pierre, qui s’enfonçaient dans les ténèbres sous la maison. Gemini secoua la main pour brasser l’air vicié devant son visage, une lampe à huile au bout du bras. Bien campé au bord des escaliers, les yeux plongés dans les ténèbres impénétrables du souterrain sans rien y distinguer, il se tourna vers ses compagnons et posa son regard sur chacun d'entre eux.
 
- Je prends la tête. Otto, tu restes là et tu nous attends sagement.
 
- Oui, chef. Comme d’habitude.
 
 
***
 
 
- C’est pas possible, murmura Tulip.
 
Ils progressaient lentement, Gemini en tête avec une des lampes et Guimbarde un pas en retrait derrière lui, avec son tromblon prêt à l’emploi ; impossible pour lui de manquer sa cible dans un couloir aussi étroit. Derrière eux venait Tulip, elle aussi munie d’une lampe, et enfin Lazlo fermait la marche, sabre et pistolet en mains. Les escaliers, d’une dizaine de marches tout au plus, donnaient sur un couloir rectiligne et à peine assez large pour laisser deux hommes marcher de front. La lueur des lampes se reflétait sur les pierres taillées des parois, leur donnant des reflets orangés. Personne ne dit rien, laissant le soin à Tulip de continuer à exprimer sa pensée.
 
- J’ai compté mes pas, expliqua-t-elle d’une voix plus ferme. Soixante-deux depuis qu'on a descendu l’escalier. Et puis on doit marcher depuis au moins dix minutes de toute façon, en ligne droite… On a dépassé le manoir, là. Si c’était vraiment une cave, on aurait déjà dû atteindre le cellier ou quelque chose dans ce style.
 
- Peut-être que ça a été creusé pour relier deux maisons ? suggéra Guimbarde.
 
- Possible, répondit Gemini. On va bien voir où ça nous mène.
 
Les murs étaient humides, beaucoup plus que n’auraient dû l’être les parois d’une cave destinée au stockage des vivres. Des gouttes tombaient du plafond à intervalles réguliers, et formaient des flaques sur le sol que le groupe évitait de son mieux. Une grosse araignée brune fuit maladroitement la lumière, peinant à soulever son lourd abdomen anormalement enflé sur ses trop nombreuses pattes. Chacun avait fini par se couvrir le visage avec du tissu, dans l’espoir d’atténuer un minimum l’odeur de pourriture et d’excréments qui imprégnait tout. Au bout d’un moment, les murs se recouvrirent de mousse vert pâle, en plaques graisseuses épaisses de plusieurs centimètres qui s’étendaient du sol au plafond, et qui s’avéraient désagréablement molles quand on marchait dessus. Tulip y enfonça la pointe d’une dague, et frémit en constatant qu’un pus jaunâtre suintait du trou lorsqu’elle retira sa lame. Une limace bleuâtre et boursouflée, occupée à grignoter la mousse, explosa sous la botte de Lazlo qui lâcha un juron à mi-voix. Encore un peu plus loin, la mousse laissait progressivement la place à une matière lisse et rose, de la même couleur chair que les pétales de la plante qui avait poussé sur les cadavres. Lentement, Gemini y passa la main, crispé, s’attendant à quelque réaction néfaste. Ses trois compagnons retinrent en même temps leur souffle, mais rien ne se passa.
 
- C’est chaud au toucher. On dirait que c’est vivant…
 
Il griffa la matière avec un ongle, l’égratignant comme il l’aurait fait avec de la peau humaine, et un frisson net secoua le mur à l’endroit où il l’avait abîmé. Il retira immédiatement sa main, écœuré, et s’éloigna de la paroi.
 
- Ça l’est, j’en suis sûr. Ne touchez plus à rien si vous le pouvez, vous autres. On doit toucher au but.
 
Le sol auparavant droit du couloir se mit à descendre en pente douce et devint irrégulier, parsemé de bulbes charnus et d’excroissances. Tulip buta du pied sur ce qui ressemblait à une omoplate humaine. Gemini fut convaincu d’avoir marché sur un genre d’œil, dont les paupières s’étaient refermées à la lueur de sa lampe. Il ralentit le pas, pensif et saisi d’un mauvais pressentiment, fouillant ses souvenirs pour essayer de savoir si l’on avait déjà mentionné ce genre de phénomène dans les archives de l’une des Maisons. Guimbarde, qui continuait de marcher à la même allure, manqua le dépasser et Gemini l’arrêta en tendant le bras en travers de sa poitrine.
 
- Attends. On dirait que c’est bloqué devant, dit-il à voix haute, assez fort pour que ceux qui suivaient l’entendent aussi.
 
Sa lampe avait en effet commencé à éclairer une masse sombre qui bouchait le tunnel, et il fit quelques pas de plus pour mieux y voir, Guimbarde juste derrière lui.
 
- Un éboulement… ?
 
- Gemini… c’est pas des débris… PUTAIN DE MERDE !
 
Gemini n’eut pas le temps de voir ce qui le frappa, mais un coup terrible le cueillit à la poitrine et le propulsa en arrière, l’envoyant quasiment jusque dans les bras de Tulip et Lazlo qui suivaient quelques mètres derrière le duo de tête. Il avait lâché sa lampe dans sa chute, et l’huile qu’elle avait répandue en se brisant avait pris feu, éclairant la scène par en-dessous.
Guimbarde se retrouvait seul face à une chose monstrueuse, un amas informe de membres d’origines animales diverses. Il était quasiment impossible de voir où commençait la chose et où finissait le décor autour d’elle, comme si elle faisait partie intégrante des parois. Gemini distingua des sabots et ce qui ressemblait à des pis de vache, ainsi que des bras et des jambes humains pêle-mêle, implantés au hasard sur un corps rond et flasque parsemé de poils épars qui occupait l'intégralité du passage. Il repéra au moins trois bouches, réparties aléatoirement sur la masse, et un torse féminin qui semblait avoir fondu d’un côté. La tête d’une brebis, placée au bout d’un cou anormalement long, pendait de l’autre côté, inerte, sa langue sortie de toute sa longueur entre les dents jaunes. Un gargouillis inquisiteur retentit, se terminant en un sifflement humide comme la respiration d’un enfant malade, suivi d’un grondement profond et puissant qui enfla comme le brame d’un grand cerf. Guimbarde fit feu sans attendre. La détonation fut assourdissante dans le couloir étroit, la décharge de mitraille déchiqueta un gros morceau de chair à la chose et le sang gicla abondamment sur les murs. Mais cela ne fit que la rendre furieuse, et la poussa à riposter. Elle chargea.
Un premier bras agrippa le canon du fusil et le tordit en faisant preuve d’une force terrible, et Guimbarde lui-même fut ensuite agrippé par un second membre avant d’avoir eu le temps de reculer ; il fut brusquement attiré vers la masse, qui se referma sur lui pour le broyer. Un appendice flasque fouetta l’air et lui rentra droit dans le ventre pour fouiller ses boyaux, lui en arrachant une pleine poignée qu’il ressortit de la panse crevée en tirant jusqu’à ce que ça cède. Les cris d’agonie furent interrompus par un second appendice, qui pénétra dans la cavité sanguinolente et ressortit par la bouche en poussant le reste des intestins devant lui, achevant son infortunée victime d'une manière affreuse. Gemini bondit sur ses pieds, se retourna et poussa Tulip et Lazlo d’une bourrade impérieuse.
 
- Dégagez ! tonna-t-il en les poussant devant lui, les soulevant presque par le col dans la précipitation. On dégage, bordel, ON DÉGAGE !
 
La chose se propulsa en avant sur ses membres multiples, qui tiraient ou poussaient en aveugle, guidée par les sons qu'elle distinguait. Son corps se contracta par secousses, roulant à moitié sur lui-même et étouffant la flaque d’huile enflammée sous son poids. Le couloir aurait été plongé dans le noir sans la dernière lampe, tenue par Tulip, qui ballotta follement tandis que les trois survivants prenaient la fuite à toutes jambes dans le long corridor aux parois vivantes, talonnés de près par l’horrible créature qui prenait petit à petit de la vitesse.
 
La poursuite dura longtemps, plusieurs minutes de course effrénée sans qu'aucun n'ose regarder en arrière. Les cris qui résonnaient dans le couloir leur faisaient tinter les oreilles, et il leur était impossible de déterminer à quelle distance se trouvait la créature dans leur dos. Ce fut la lumière du jour qui les sauva : d’abord en leur fournissant un regain d’énergie à mesure que le carré lumineux au bout du tunnel grandissait, et en faisant hésiter la créature issue des tréfonds qui ralentit tandis qu’ils avalaient les derniers mètres. Ces quelques secondes de répit leur furent suffisantes pour grimper les marches quatre à quatre et émerger à l’air libre. Otto était là à les attendre, debout devant l’entrée depuis qu’il avait entendu le coup de feu résonner, et il fonça décrocher un rouleau de corde épaisse du paquetage de la mule qui tirait sur sa longe, attachée à un poteau de clôture proche, après avoir vu les trois survivants jaillir à toute vitesse de l’ouverture dans le sol, claquer les portes derrière eux et s’appuyer dessus de tout leur poids en désespoir de cause, les pieds s'enfonçant dans le sol encore boueux. Des coups sourds firent trembler les lourds battants sur leurs gonds, accompagnés de gémissements furieux. Otto arriva en courant et abattit une machette sur une main pourvue de sept ou huit doigts qui s’était faufilée entre les battants au milieu de Gemini, Lazlo et Tulip qui faisaient contrepoids pour empêcher les portes de se rouvrir. Il trancha quasiment le membre au niveau du poignet, le faisant battre en retraite à l’intérieur, puis il noua ensuite solidement la corde autour des poignées pour les bloquer et soulager ses camarades. Les coups de boutoir finirent par s’espacer, les cris baissèrent en intensité jusqu’à s’arrêter tout à fait et le calme revint enfin après plusieurs longues minutes d’une lutte épuisante. Gemini, le visage collé contre l’un des battants, entendit distinctement la masse inhumaine glisser sur les marches de la cave pour redescendre dans les profondeurs.
 
- Elle est partie, souffla-t-il aux autres, tâchant de calmer son cœur qui battait à tout rompre.
 
Ils restèrent tous là à souffler, peinant à reprendre leur souffle. Le silence de mort de la bourgade abandonnée était encore pire après le vacarme assourdissant de la chose dans le tunnel.
 
- On a deux tonnelets de poudre sur la mule, fit alors remarquer Tulip avec un calme insolite. Sa peau déjà pâle était devenue livide sous ses taches de rousseur.
 
Otto acquiesça, la mâchoire crispée, n’osant demander d'explications sur ce qui était arrivé au membre manquant du groupe. Cela attendrait. Il n’était pas né de la dernière pluie, il avait bien conscience qu'il valait parfois mieux ne pas savoir ce à quoi ils pouvaient avoir affaire au service des Maisons. Lazlo s’arrosa abondamment le visage d’eau à l’aide de sa gourde, l’air hébété, et s’éloigna un peu pour aller vomir de la bile.
 
- Ça suffira. On se passera d’armes à feu pour le voyage de retour, déclara Gemini d’un ton glacial. Condamnons toute cette merde. Enterrons cette horreur sous des tonnes de terre, remplissons le puits avec tout le bazar qu’on pourra trouver et foutons le feu à ce qui reste de ce village à la con. On ne rapportera rien à Ishaq, mais je ne pense pas qu’il nous en veuille. On va s’assurer que Topsfield soit rayée de la carte pour de bon.
Gemini
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Posté le 22/10/2021 à 01:00:22. Dernière édition le 23/10/2021 à 20:26:59 

Lazlo, sapeur à ses heures perdues, avant placé leurs stocks de poudre dans les premiers mètres du tunnel, prêt à détaler au moindre signe de la chose, couvert par les autres, et avait déroulé une longue mèche jusqu’à l’extérieur avant d’allumer le tout. D’abord, l’explosion avait ébranlé la terre, faisant jaillir un nuage de poussière et de débris et envoyé voler les portes fracassées de la cave. Une partie du manoir s’était effondrée par-dessus l’entrée du passage, l’ensevelissant sous des tonnes de débris. Au moins, si la chose devait sortir, ce ne serait plus de ce côté. Une plainte lugubre et profonde avait résonné juste après dans le sol, se terminant en un soupir gigantesque, comme si la ville toute entière était un organisme qu’on venait de blesser. Gemini avait serré les dents, s’attendant presque à voir des membres de chair, de pierre et de bois mêlés jaillir des maisons en ruine et les soulever de terre…
Le silence était malgré tout revenu une fois de plus sur Topsfield, et aucun golem colossal n’avait surgi des ruines pour les écraser et se venger de leur intrusion. Un soleil franc s’était mis à briller sur le village dévasté pendant qu’ils étaient sous terre, asséchant rapidement le sol et la végétation. Alors, ils avaient soigneusement entassé du combustible partout où ils avaient pu, rempli le puits de pierres -écoutant avec une satisfaction sadique le bruit des lourds pavés rebondissant sur les parois et finissant par crever la surface de l’eau avec force, loin en contrebas- et finalement mis le feu à tout ce qui pouvait brûler, avant de s’éloigner le plus possible du village pour ne pas respirer les fumées nocives.
 
Les lueurs du grand incendie avaient illuminé l’horizon derrière eux tandis qu’ils repartaient les mains vides par où ils étaient venus, leur petit groupe allégé d’un membre.
 
 
***
 
 
Marco Gemini, qui éprouve de l'amour…
 
- Quoi ?
 
Un sentiment réel, doux et sincère. Si loin de cette parodie destructrice et vaine dont t’a nourri la prêtresse. Héloïse sait se montrer convaincante -ou alors, tu n’es décidément guère plus qu’un animal obtus. Tu as toujours été le plus brutal de nous deux.
 
- Ah… Ça faisait longtemps, frangin.
 
Très longtemps, oui. Dis-moi, tu ne crois pas que la grande cheffe aurait déjà pu te donner un enfant si c'était vraiment ce qu'elle voulait ? Depuis toutes ces années… Peut-être y en a-t-il eu, et elle a préféré les massacrer dans son ventre sans te le dire.
 
- La ferme. Si tu ne reviens que pour me dire ça, tu aurais mieux fait de rester avec ton dieu mort.
 
Pas mort, Marco. Mourant seulement.
 
- Je m'en fous. C'est la même chose.
 
Non, et tu le sais très bien. J’entends sa voix qui me réclame… Il me prendra un jour. Et alors, que ferons-nous ? Felicia Dolorès n'a jamais eu le temps de t'aider à te débarrasser de moi. Par contre, elle t’avait réclamé un enfant… Tu ne t’en es jamais soucié ensuite, pas vrai ? Et tiens, en parlant du passé, crois-tu qu’Héloïse se rappellera du nom de Guimbarde ? Ou de tous ces types mis en pièces à son service ? Fumeur, Anthémis, Tom, Barbaque, et tous nos vieux copains disparus…
 
- Sors de mes rêves.
 
Et les nouveaux ! La douce, si douce Faye, qui a su attendrir ton cœur desséché… A-t-elle eu plus de succès que toi pour aider ta fille ? Ou est-ce là aussi un échec cuisant ?
 
- Arrête.
 
Marco… Tu ne crois quand même pas vraiment la revoir un jour, hein ?
 
- Ta gueule. Ferme ta gueule.
 
Il ne désirait plus qu’une chose, faire taire la voix de Iacopo, son frère. L’extraire de son corps. L’extirper, avec ses ongles s’il le fallait. Il remua violemment, s’imaginant déjà refermer ses poings sur la tête de son frère chétif et serrer… serrer… quitte à mourir avec…
On lui jeta une poignée de terre, de graviers et d’aiguilles de pin sur le visage, l’arrachant brutalement à ses mauvais rêves.
 
- Tu parles en dormant, grand con, fit la voix de Tulip de l'autre côté du feu de camp. Et tu gigotes. J’ai cru que t’allais rouler dans le feu.
 
Ils avaient dressé le camp sur la route du retour pour leur premier arrêt, au milieu des bois de pins, avalant les kilomètres quitte à ne s’arrêter que tard dans la nuit dans leur hâte de mettre le plus de distance possible entre eux et Topsfield la maudite. Tulip avait pris le premier quart ; Gemini vit qu’elle s’apprêtait à lui lancer une seconde poignée de saletés, et il se redressa sur son séant en arborant un air particulièrement dissuasif.
 
- S’cuse moi. Je t’aurais réveillé autrement si j’avais pas eu la trouille que tu m’étripes par réflexe si j’approchais à moins d’un mètre, tu vois ? grinça-t-elle.
 
Otto et Lazlo ronflaient, pris dans un lourd sommeil, le premier le dos appuyé contre la mule qui s’était couchée à côté de lui. La pauvre bête, traumatisée, ne le quittait plus d’une semelle depuis qu’ils étaient repartis. Le second était roulé en boule dans une couverture, obéissant à un réflexe instinctif de protection sans même être conscient. Tous les membres du groupe étaient épuisés, autant physiquement que moralement. Vétérans des Maisons, ils avaient en revanche rarement affronté quelque chose d’aussi répugnant, et le spectacle d’un compagnon mis en pièces ne perdait jamais de son horreur.
 
- J’avais pas vu ce genre de merde depuis des années, Gemini, dit-elle doucement.
 
- Moi non plus. Ça m’avait pas manqué.
 
- Sans blague ! fit-elle en riant, un rire aigre et désabusé. Merde. Est-ce qu’on est déjà trop vieux… ?
 
- Non. Regarde-le, lui, répondit-il en désignant Lazlo, le plus jeune du groupe. Il a quoi, vingt ans de moins que moi ? Courageux. Fort. Mais je te parie ce que tu veux que cette nuit, il rêvera des jupons de sa mère en suçant son pouce ou une connerie de ce genre.
 
- Y’a pas de mal à ça, répondit la rouquine sur la défensive.
 
Gemini grogna.
 
- Fais pas ta tête de lard… Lâché dans une poubelle, l’asile, tout ça. Je suis au courant. Mais je te parie à mon tour ce que tu veux que ta gosse pense à toi. Comme la mienne pensait à moi.
 
Sa voix faiblit sur les derniers mots. L’homme ne dit rien, restant silencieux sur sa couche. Le feu crépitait joyeusement, et Tulip y jeta une poignée d’aiguilles de pin ramassées à même le sol.
 
- C’est pas dans nos mœurs, mais parfois… j’aurais voulu passer plus de temps avec elle.
 
Les enfants nés au sein des Maisons, comme Anthémis, précieux et sur les épaules desquels pesaient de lourdes attentes, étaient élevés dans des crèches où ils voyaient très peu leurs parents. Ils y étaient rassemblés sous la tutelle de maîtres désignés, dont le rôle était de les éduquer en divers domaines, physiques ou mentaux, en accord avec les principes directeurs de chacune des Maisons. Pour celle du Messager, ce n'est que tardivement, à l'adolescence, qu'ils fréquentaient vraiment leurs géniteurs, en tant que membres à part entière de la secte et donc comme leurs égaux. En attendant, on les séparait d’eux au maximum pendant de longues périodes, pour leur inculquer le goût de l’indépendance et l’obéissance à l’autorité suprême, représentée par Ishaq l’Assyrien.
 
- J’ai l’impression d’avoir loupé la moitié de sa vie, tu sais. Je donnerais n’importe quoi…
 
- Pourquoi tu me dis ça ? Tu crois vraiment que ça va m’aider ? la coupa-t-il sèchement.
 
- Désolée.
 
Il n’ajouta rien pour le moment, la mine sévère, le regard dans le vague. Tulip dévisagea son vieux camarade à la dérobée. Elle le connaissait suffisamment bien pour savoir qu’elle avait fait mouche, et que ses paroles sincères mais peu subtiles avaient plus affecté le sinistre Gemini qu’il ne voulait bien le montrer. Même vingt ans plus tard, la pire des crapules pouvait encore vous étonner. « Y’a pas à dire, il aime vraiment cette gamine, » songea-t-elle. Elle ne connaissait pas sa gosse à lui, mais elle avait déjà dû dire adieu à la sienne -deux fois. C’était plus que suffisant pour lui laisser un arrière-goût amer dans la bouche à l’idée qu’Euphemia était peut-être seule sur Liberty.
 
- Va dormir, maintenant, finit-il par lui dire. Je vais prendre la relève.
 
- Ouais… On va essayer. Bonne nuit.

- Bonne nuit, Tulip.
Gemini
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Posté le 25/10/2021 à 18:11:15. Dernière édition le 26/10/2021 à 18:28:35 

Le lendemain matin, Lazlo avait disparu. C’était le dernier à avoir pris son tour de garde avant l’aube, après Otto, et il n’y avait plus aucune trace de lui nulle part. Il s’était tout bonnement volatilisé à l’insu de tout le monde, et ce sont les exclamations de Gemini qui avaient réveillé le reste du groupe aux premières lueurs de l’aurore.
 
- Qu’est-ce qu’il se passe, encore ? grogna-t-il, démolissant une souche pourrie d’un coup de pied rageur pour se passer les nerfs. Lazlo ! LAZLO !
 
- LAZLO ! renchérit Tulip, les mains en porte-voix.
 
Aucune réponse. Quelques oiseaux s’égaillèrent, dérangés par les cris, et la mule s’ébroua.
 
- Il est forcément là, quelque part, non ? continua-t-elle, gagnée par la nervosité à son tour.
 
Elle arpenta d’un bout à l’autre le minuscule périmètre de leur camp, tâchant de repérer d’éventuelles traces de pas, mais cela ne donna rien de concluant : le sol était sec et couvert d’aiguilles de pin qui formaient comme un tapis masquant la terre plus meuble, dans lequel des empreintes auraient été bien plus visibles. Elle scruta l’espace entre les arbres aux alentours, sans rien y déceler d’anormal non plus. Otto fit de son mieux pour calmer la mule pendant ce temps, que l’agitation et les cris menaçaient de faire paniquer à nouveau, vérifiant rapidement qu’il ne manquait rien à son paquetage.
 
- Vous croyez qu’il a déserté ? hasarda l’homme de sa voix toujours aussi grave et lente.
 
- Sans son sac ? maugréa Gemini. Il avait trouvé l’objet, encore plein, en soulevant les couvertures dans lesquelles le disparu avait dormi.
 
- Et s’il a été emporté ?
 
- Par qui ? Quoi ?
 
- Cherchons-le ! décréta la petite rouquine, dague au poing.
 
Ils n’eurent pas à aller bien loin pour le trouver, en vérité. Il avait vraisemblablement été se soulager d’une envie pressante à quelques mètres de là, juste en bordure du cercle de lumière émis par le feu de camp. Son corps était en partie dissimulé par les troncs jumeaux de deux énormes pins auxquels il était adossé. Son sang avait déjà été bu par la terre, formant une tache d'un rouge profond dans le sol brun. On l’avait égorgé et la majeure partie du cou manquait, comme arrachée d’un seul violent coup de mâchoire. Il n’y avait plus qu’un trou béant à la place de son estomac, tout comme son bas-ventre n'était plus qu'un cratère sanglant, dévoilé par son pantalon encore déboutonné. On voyait encore une trace humide sur l’un des troncs -très certainement là où il s’était soulagé.
 
- ‘Chier, jura Tulip. Il était juste allé pisser, et on l’a… Il a été… J’ai rien entendu !?
 
- Moi non plus. C’est un animal qui a fait ça, non… ? murmura Otto en avisant les blessures aux bords déchiquetés.
 
- On dirait. D’ailleurs, si on nous en voulait, je vois mal pourquoi on se serait juste contenté du seul type isolé loin du feu… ajouta Tulip. Et tout ça pendant qu’on dormait.
 
- Bien vrai. Qu’est-ce qu’on fait, chef ? dit-il, s'adressant au dernier membre du groupe à ne s'être pas encore exprimé.
 
- On va rassembler ce qu’on peut, puis nettoyer un peu ce pauvre gars et le charger sur la mule pour continuer, se borna à répondre Gemini, debout à l'écart de ceux qui examinaient le corps. C’est malheureux mais c’était peut-être juste un hasard. Il y a des ours et d’autres choses encore dans ces bois, déjà en temps normal…
 
- Vous y croyez vraiment, après ce qu’on a vu à Topsfield ?
 
- Non, Otto. J’espère juste.
 
 
***
 
 
- Il est attaché ? C'est bon, on repart… Et on ouvre l’œil, surtout, dit le chef du groupe.
 
La dépouille de Lazlo, enroulée dans une couverture déjà souillée, gisait en travers de la mule qui avait été débarrassée de tout ce qui n’était plus nécessaire pour alléger son fardeau ; le corps était heureusement, si l’on peut dire, allégé d’une partie de son poids, ayant été éviscéré par son mystérieux meurtrier. Le groupe toujours plus réduit poursuivit son chemin, comptant sur le village allié dans lequel ils s’étaient déjà arrêtés à l’aller pour trouver un abri digne de ce nom. Ils cheminaient d’un bon pas sur l’étroit sentier qui sinuait à flanc de colline au milieu des pins, leurs nerfs mis à rude épreuve par l’enchaînement de catastrophes. Tulip ne cessait de presser Otto et la mule pour ne pas qu’ils traînent derrière.
 
- Bon sang, Otto, je te jure que si tu ralentis encore, je te fais la peau moi-même ! gronda-t-elle en montrant le poing.
 
L’homme protesta, avançant que la mule déjà fatiguée et affaiblie devait porter un fardeau plus lourd que jamais, et que si elle n’était pas contente elle pouvait, au choix, porter elle-même le corps de Lazlo ou se charger de faire avancer la mule réticente. Le ton monta, la rouquine et l’homme aux traits taillés à la serpe se chamaillant, la première usant de jurons fleuris, le second gardant son timbre grave et lent, irritant encore plus son interlocutrice.
 
- Et moi je vous jure, putain de vous autres, que si vous n’arrêtez pas de me déconcentrer, je vous enfonce tous les deux dans le cul de ce foutu animal ! les menaça Gemini pour mettre un terme à la dispute.
 
- C'est ça ! Mais secoue-toi, merde ! T’as juste l’air… on dirait que c’est rien qu'une corvée, pour toi ! lui rétorqua Tulip, proche de l'explosion. C’est une catastrophe, ce voyage ! On revient les mains vides ! Pire encore, les mains vides et avec des morts ! 
 
- Et comment tu crois qu’on aurait pu éviter ça ? répondit-il, se retournant d’un bloc sur le sentier touffu, toisant la rouquine trapue de toute sa hauteur. Je t’écoute.
 
- J’en sais rien. Je dis juste…
 
- Tu « dis », oui. Tu parles beaucoup. On est en vie, oui ou merde ?
 
Elle le frappa soudain, d’un coup de poing qui lui fit projeter la tête sur le côté, largement plus surpris que blessé par le coup. Derrière, Otto eut la sagesse de s’écarter un peu pour se faire oublier du duo.
 
- C’était mes potes ! Pourquoi tu crois que je te les ai présentés pour former le groupe ? cracha-t-elle, furieuse. T’es parti depuis tellement longtemps que t’as oublié ce que ça faisait, d’être avec nous autres ?! Ça te fait rien, ça ?
 
Elle pointait le cadavre du doigt. Gemini la dévisagea sans mot dire, se contentant de relever sa lèvre supérieure en un rictus indifférent.
 
- Pauvre con, lâcha-t-elle, désemparée. Tu penses vraiment qu’à ça. Juste te barrer, et nous abandonner… T’as perdu la foi, ou quoi ? Pourquoi t’as accepté de revenir si tu veux déjà te casser ?
 
- Parce que je l’aimais, elle, dit-il simplement. En tout cas, c’est ce que je croyais. Voilà pourquoi. Mais maintenant, je pense que la seule personne que j’aime encore plus, elle est restée derrière.
 
Tulip arma à nouveau son bras. Il vit son poing levé et s’approcha encore un peu plus d’elle, jusqu’à avoir son visage à quelques centimètres du sien levé vers lui dans une attitude de défi -qui commençait pourtant à flancher devant un aveu aussi franc. Elle attendit, soutenant son regard. Il la fixait sans ciller, de toute l’intensité dont il était capable. Elle n’avait jamais eu peur de lui pendant toutes ces années, l’estimant et s’en faisant un ami proche et un compagnon grincheux mais loyal, mais pour la première fois de sa vie, il l’impressionna vraiment.
 
- Comment t’as fait, Tulip ? Pour pas imaginer ta môme… En train de vomir littéralement ses tripes comme Guimbarde, ou le pantalon sur les chevilles comme Lazlo, bouffée par un truc pendant qu’elle s’était écartée pour chier tranquille dans les bois ? Parce que moi, rien que penser à ça avec ma gosse, ça me rend malade. Avec ce que tu m’as dit hier, si Anthémis avait atteint Liberty comme prévu et qu’elle était à l’abri des conneries qu’on se coltine ici, ose me dire en face que tu songerais pas un seul instant à la rejoindre. Quitte à abandonner les autres. Vas-y.
 
Il fulminait, soufflant des naseaux dans l’air froid comme le taureau auquel Valakas l’avait autrefois comparé sur la Chimère. Tulip desserra le poing, prise au dépourvu et pour le moment incapable de répondre, peinant à assimiler ce déluge de rancœur. Il s’adoucit un peu en la voyant si indécise, une certaine détresse bien visible parmi sa confusion, et une brève lueur de regret traversa ses yeux gris. Il parla tout bas, pour être certain de n’être entendu que d’elle.
 
- Toi et moi, Tulip, on devrait…
 
- Attends. Tu vas vraiment me proposer ce que j’pense, là… ? Fais gaffe, chuchota-t-elle avec méfiance en lui agrippant le bras pour l’interrompre. Fais vraiment gaffe. Oublie pas qu'on a des ordres.
 
- Là-bas, regardez !
 
Otto les interpella de sa voix sonore, les coupant sans s’en rendre compte. Il désignait une façade rocheuse qui affleurait à plusieurs centaines de mètres derrière eux, à l’est, formant un à-pic sur l'un des côtés de la colline sur laquelle ils avaient campé la nuit dernière. Une tache brune de grande taille se détachait sur la pierre grise, nettement visible même à cette distance. Elle s’y déplaçait par bonds souples, à quatre pattes, descendant la façade rocheuse plusieurs mètres à la fois. L’animal avait la tête constamment tournée vers eux, ne les lâchant à aucun moment du regard. Même sans voir ses yeux, Gemini pouvait sentir leur poids sur lui. Il disparut au pied du mur rocheux, rejoignant le bois de pins dans lequel le groupe s’était enfoncé plus tôt.
 
- Un puma, marmonna Tulip dans sa barbe. Génial.
 
- J’ai comme l’impression qu’on a trouvé notre coupable, constata Otto d'un ton neutre.
 
- Au cas où, je vous rappelle qu’on n’a plus de poudre, persifla la rouquine, le regard assassin. Elle ne comptait pas laisser son vieil ami s’en tirer comme ça après cette discussion.
 
- Peu importe. Je n’ai pas envie de l’attendre pour voir si c’est une coïncidence ou pas, rétorqua Gemini. On trace. On verra vite s’il nous suit, et là, on pourra aviser
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Posté le 31/10/2021 à 18:16:04. Dernière édition le 31/10/2021 à 18:19:05 

Ils trottaient à petites foulées hors du sentier pour aller plus vite, et le soleil qui perçait à travers les arbres espacés les aveuglait par à-coups pendant leur course. Les bruits de leurs pas et de leur souffle régulier étaient les seuls sons qu’on entendait, ou presque : parfois, un bruit feutré les accompagnait pendant quelques dizaines de mètres, celui d’un quatuor de pattes qui rebondissaient en rythme sur des coussinets assez épais pour déranger à peine le tapis d’aiguilles de pin. À cela s’ajoutait une respiration basse, ample et maîtrisée, celle d’un chasseur endurant qui savait ménager ses efforts. Un feulement hargneux calma les ardeurs de Gemini la seule et unique fois où il fit mine de chercher le combat frontal, rendu furieux par la poursuite.
 
- Ce foutu truc… court… depuis… bien trop longtemps, haleta Tulip lors d’un arrêt.
 
Ils avaient cessé de les compter : l’animal les poussait systématiquement à repartir bien trop vite pour qu'ils puissent se reposer, s’approchant de plus en plus d'eux à chaque fois, menaçant de passer à l'attaque à tout moment, de n'importe quelle direction. Mais toujours ils ne faisaient que l’entendre, car il était suffisamment rusé pour éviter de se montrer tant que le trio ne serait pas trop épuisé pour faire un pas de plus ou se battre. Déjà, ils tendaient l'oreille, redoutant le moment où ils réentendraient le son ténu des pattes de l'animal martelant le sol.
 
- C'est comme s'il n'avait pas peur de s'attaquer à des humains. C’est clairement pas normal. J'ai l'impression d'être un marcassin prêt à se faire bouffer…
 
- Mais pourquoi nous ? demanda Otto, d’une voix régulière. L’ancienne estafette tenait encore incroyablement bien la route, et encourageait fréquemment ses coéquipiers avec lesquels l’âge avait été moins clément.
 
- Peut-être parce qu’on est le morceau de viande le plus juteux qu’il ait vu depuis des plombes dans la région ? fit Gemini en étirant ses jambes raides.
 
- Il nous pousse vers le sud… On dévie de plus en plus de notre chemin, ajouta Tulip après avoir examiné la position du soleil dans le ciel. On n’atteindra pas le village aujourd’hui. Vous croyez qu'il le fait exprès…?
 
- Aucune idée. Il peut aussi tout simplement essayer de nous garder sur le territoire qu'il connaît, dans ces bois, fit Gemini. En tout cas, cette mission de merde commence vraiment à me sortir par les yeux.

- Il faudra bien qu’on se batte à un moment ou à un autre.
 
- Faisons un piège. Bête anormale ou pas, ça reste une bête, non ? dit Otto, qui avait de plus en plus de mal à motiver la mule à avancer. Seul l’instinct désespéré de la proie pourchassée lui donnait encore assez de forces pour mettre un sabot devant l’autre et continuer de suivre le reste du groupe.
 
- Je suis d’accord, approuva Gemini. Je ne veux pas crever en courant comme un lâche. Il faut absolument sortir de cette forêt… Il peut se cacher n’importe où, ici. On ne peut même pas escalader les arbres, il nous rattraperait en moins de deux. Je n’ai jamais affronté de fauve à mains nues, mais encore un arrêt comme ça et je crois que je serais prêt à essayer, bon sang.
 
Un silence s’établit pendant quelques secondes, et les deux hommes se tournèrent vers Tulip dans l’attente de son avis. Les yeux gris de Gemini ne lâchèrent pas ceux de la petite rousse.
 
- Pas à mains nues, gros malin, dit-elle finalement. On a toujours du bon acier à lui enfoncer dans le cul jusqu’à la glotte s’il s’approche d’un peu trop près.
 
 
***
 
 
Gemini et Tulip se tenaient aussi immobiles que des statues de chaque côté de la ravine, cachés derrière des pierres pour garder le meilleur point de vue possible sur les alentours. Chacun d’eux put apprécier une fois encore le calme d'Otto, qui caressait l’encolure de la mule qui en avait décidément bien trop vu au cours de sa courte carrière. Il s’était porté volontaire pour servir d’appât sans manifester d’émotion particulière autre qu’une sincère détermination, et il attendait depuis d’être pris pour cible par leur chasseur, placé bien en vue au milieu d’une cuvette résultant d’un immense éboulis qui avait profondément creusé tout un pan de la colline la plus proche, encore parsemé des quelques pins qui n'avaient pas été emportés. Apparemment piégé dans une impasse avec la mule chargée du corps de leur compagnon défunt, il ne manquait qu’un tapis de velours menant jusqu’à lui pour parachever cette voie royale. Ils avaient réussi leur pari, sortant finalement du bois de pins dans lequel le puma les avait pourchassés en donnant un dernier coup de collier désespéré, continuant droit devant eux malgré le félin qui les contournait et tentait de les rabattre une fois de plus vers le cœur touffu de la forêt. Gemini avait vu un éclair brun passer entre les arbres sur le flanc, et il avait fait signe aux autres de foncer tous ensemble en hurlant vers l’animal qui avait préféré reculer, surpris par cette charge soudaine. Mais il reviendrait… Ce passage en force leur avait accordé un peu de temps et surtout un avantage, le seul ou presque, celui du choix du lieu de l’affrontement. S’il souhaitait toujours les attraper, il lui faudrait maintenant s’aventurer à découvert.
 
Ils eurent tout le loisir de contempler le félin lorsqu’il se décida enfin, les yeux rivés sur sa proie isolée et les oreilles basses, la truffe au ras du sol, ses muscles puissants roulant sous sa peau. Le groupe avait fait son possible pour se placer contre le vent, priant pour qu’il ne tourne pas le temps que l’animal vienne à leur rencontre. Il présentait assez peu de difformités au final, beaucoup moins que ce à quoi ils s’attendaient après les horreurs de Topsfield. Sa peau sombre était presque nue, pelée et rongée par les parasites, parfois bosselée par une tumeur ou une excroissance maligne. Ses pattes avant étaient anormalement larges en comparaison de son arrière-train, et cela lui donnait vaguement l’allure d’une hyène à la démarche grotesque, ce qui aurait presque pu être comique s’il n’avait pas encore été armé de griffes capables d’éventrer un cheval. Le fauve posa prudemment ses grosses pattes entre les pierres, évoluant sur la caillasse avec une aisance déconcertante. Bien qu'il eût jusque là fait preuve d’une ruse peu commune, il restait tout de même une bête, qui plus est contaminée par la folie et la corruption qui avaient ravagé une partie de la région. Il se dirigea droit vers Otto qui lui tournait toujours le dos, à pas feutrés, incapable de résister à un appât aussi grossier.
Comme Tulip l’avait rappelé plus tôt, ils avaient utilisé toute la poudre qu’il leur restait pour faire exploser le tunnel de la cave sous la maison communale de Topsfield, et ensuite alimenter le brasier qui devait consumer ce qu’il restait du village -sans parler de ce qu'ils avaient abandonné plus tard pour ne pas encombrer la mule déjà chargée de la dépouille de Lazlo. Il n’avaient plus sur eux que des armes faites pour le corps à corps, dagues, sabres et hachettes, c’est-à-dire rien qui eût pu au moins servir lors d’une partie de chasse digne de ce nom, ni pique, ni javelot, ni lance ni quoi que ce soit qui tenait les chasseurs hors de portée des griffes, dents, sabots, cornes ou défenses qui les menaçaient depuis des éons. Il ne leur restait plus guère que le feu, sans avoir la certitude que l’animal y était aussi sensible que ses congénères. Gemini avait ramassé de quoi servir de gourdin sur un arbre tombé non loin, coupant une des grosses branches proches de la base en quelques coups de hachette. Il soupesa le lourd bâton entre ses mains, tâchant de trouver une prise correcte, s’assurant encore une fois que ses dagues étaient bien fixées à sa ceinture et qu’il pourrait les dégainer en un éclair. Il pinça les lèvres, songeant que s’il se retrouvait assez près pour devoir les utiliser face à un fauve, c’est que la partie s’annonçait mal.
 
Le signal convenu était simple, et il n’eut pas à l’attendre longtemps. Tulip estima que le puma s’était suffisamment engagé dans la ravine, à quelques dizaines de mètres d’Otto et suffisamment loin de l’orée de la forêt pour ne pas avoir le temps de s’y réfugier. Elle se redressa de derrière l'amas de rochers où elle était dissimulée, lentement, arma son coup et projeta un couteau qui fila vers sa cible pour s’enfoncer dans son flanc. Le puma surpris bondit, arrachant la lame d’un coup de dents, se tournant en tout sens pour repérer ce qui l’avait ainsi piqué. Tulip alluma sa torche et dévala la pente. Ils comptaient sur la surprise provoquée par leur attaque pour submerger la bête, ou en tout cas lui instiller durablement la peur. Gemini profita que l’attention du fauve était tournée vers la petite rouquine qui chargeait en hurlant, la torche dans une main et un long couteau dans l’autre, pour lui jeter une pierre de toutes ses forces du haut de l’éboulis. Il manqua de peu d’atteindre directement l’animal, ce qui lui aurait probablement brisé quelques os, mais la lourde caillasse rebondit sur le sol et atteignit quand même le fauve à une patte, le faisant feuler de douleur. L’instant suivant, Tulip était devant lui, agitant sa torche sous son nez pour le faire reculer vers Gemini, plus lent, qui dévalait à son tour la pente raide d’un pas lourd.
 
Tout se passa en quelques secondes. Le puma se dressa et bondit sur elle, peu impressionné par le feu, lui agrippant la main et lui réduisant plusieurs phalanges en charpie entre ses mâchoires. Elle grogna, forcée de lâcher sa torche, et lui planta sa dague à répétition dans l'abdomen tandis qu'il refusait de la lâcher, secouant la tête, menaçant de la renverser sous son poids considérable. Une fois à terre, il n’aurait aucun mal à l’égorger. Il joua des pattes avant pour lui lacérer le corps, traversant le justaucorps de cuir qu'elle portait par dessus ses vêtements de voyage. Gemini arriva enfin sur les combattants coincés dans ce corps à corps terrible ; il prit son élan et visa l’échine de la bête de toutes ses forces, faisant voler en éclats le bout de son gourdin improvisé sur son dos. Le fauve meurtri se recroquevilla sous le choc, plusieurs côtes fêlées par le coup titanesque, sans pour autant lâcher prise. Gemini se retrouva avec un long morceau de bois pointu en main, et il réagit par réflexe, l'enfonçant profondément comme un poignard dans les reins de l'animal qui se débattit follement pour dégager la lance de fortune de ses chairs, libérant enfin la main de Tulip et la laissant choir au sol, blessée et vulnérable. Le bâton à la pointe ensanglantée vola et Gemini fut désarmé ; il n’eut pas le temps de saisir ses dagues que le fauve se jetait sur lui à son tour, enragé par la douleur. Il appuya son bras gauche en travers de la gorge du puma pour le bloquer, l’enserrant avec le droit et serrant autant qu’il pouvait, dans l'espoir de lui briser les côtes déjà abîmées par son coup de gourdin et surtout pour l’éloigner de la rouquine mal en point. L’animal se débattit pour se libérer, lui labourant les flancs avec ses pattes arrière, les griffes de ses pattes antérieures s’enfonçant dans son dos. Gemini projeta son front en avant, écrasant le museau dégoulinant de bave, de sang et de morve d’un coup de tête, et rassembla ses forces pour un ultime effort, alors qu'il sentait que le bras qui retenait les mâchoires de son adversaire loin de son visage faiblissait rapidement. Un craquement audible le récompensa enfin, et la résistance qu’il sentait sous son bras droit diminua fortement. Plusieurs côtes avaient fini par céder. Le puma rugit, réussissant finalement à se libérer de l’étreinte mortelle après avoir balayé la mâchoire de l’homme d’un dernier coup de griffes, se tordant au sol pour se redresser malgré son échine meurtrie. Il fit face malgré tout, miaulant avec force, tandis que le champ de vision de Gemini menaçait d’être envahi par un voile noir. Otto, à peine arrivé, choisit ce moment pour frapper la bête à la base du cou, le clouant au sol avec la lance qu’il avait ramassée en catimini.
 
- Finissez-le, Gemini ! clama-t-il, appuyant de tout son poids pour maintenir l’animal agonisant.

Gemini acheva la bête sans joie ni plaisir, la battant à mort à coups de pierres. Il ne s'arrêta que lorsque les pattes de l'animal cessèrent d'être agitées de soubresauts, et que ses yeux d’un vert étonnant se soient éteints. Alors, il s'écroula sur place et roula sur le dos à côté de son amie épuisée et blessée. Les balafres sur ses omoplates le brûlèrent affreusement quand elles entrèrent en contact avec la poussière.
Tulip serrait ses doigts déchiquetés dans son autre main, sur sa poitrine, et le sang avait trempé sa tunique en-dessous ; Gemini appuya sa large paume sur les déchirures dans son flanc, de loin ses blessures les plus importantes. Il regarda le ciel, et vit du coin de l’œil Otto retourner chercher en courant de quoi panser leurs blessures auprès de la mule, leur criant des encouragements et les félicitant pour cette victoire ardue. Les battements accélérés de son cœur résonnaient fort dans ses oreilles.
 
- En fait, t’avais raison… On est trop vieux… fit-il, la voix cassée.
 
- Tu me dois au moins deux doigts, connard, souffla la rousse qui essayait de maîtriser sa respiration accélérée par la douleur. Je crois qu’il m’a arraché un téton
 
Gemini lui donna son avis en termes imagés, lui arrachant un juron et un rire qui finit en halètement de douleur, la poussant à lui envoyer un coup de pied malhabile.
 
- Je l'ai retrouvé, lui avoua-t-il de but en blanc, le regard toujours tourné vers le ciel.
 
- De quoi tu parles ?
 
- Je l'ai retrouvé, Tulip.
 
- Tu
 
- Après toutes ces années.

Elle ouvrit des yeux immensément ronds, comprenant soudain à qui il faisait allusion.

- Non…!
 
- Oh si. Sur cette île de tarés. Il y était arrivé bien avant moi.
 
- Comment…
 
- J'en sais rien. J'en sais vraiment rien. Mais je lui ai fait payer.
 
 
***
 
 
Liberty, à l'exact même moment, quelque part sous terre.
 
Il décela un subtil changement dans l’atmosphère, comme si on s’amusait à tirer sur les fils de la trame du monde. Il déplia ses doigts arachnéens devant son visage et les fit jouer dans l’air, tournant la tête sur le côté comme pour écouter le son fait par les cordes d'un instrument qu'il serait en train d'accorder. Les fers ceignant ses poignets tintèrent dans l’obscurité impénétrable qui régnait dans sa cellule souterraine. Il tourna encore un peu plus la tête, comme s’il écoutait quelqu’un parler et essayait de distinguer ses paroles. Il n’était vêtu que qu'un pagne en guise de vêtements.
 
- Oh là là, quelle révélation ! Alors là, je crois que c'est au moins mon deuxième moment préféré, soupira la momie de manière théâtrale.
 
Il épousseta les saletés qui s’étaient déposées sur ses jambes et ses épaules pendant sa longue méditation, puis étira ses membres maigres, guère plus que des baguettes effrayantes d'une maigreur extrême, sa peau aussi fine que du papier collant sur ses os frêles. Il s’était longtemps immergé dans les rêves, souvenirs et émotions dont il se rassasiait au gré des courants oniriques qui soufflaient sur Liberty à travers ses habitants. Sans-nom, anciennement surnommé Voodoo Jim et tant d’autres choses encore, l’ancien rival de Gemini et principal ennemi des ambitions d’Héloïse, s'ennuyait sous bonne garde, loin au fond de sa prison dans les cavernes du repaire caché de Gemini.
Gemini
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Posté le 19/11/2021 à 00:04:54. Dernière édition le 21/11/2021 à 21:29:33 

Tulip glapit de douleur, réveillée par une secousse de sa monture.
 
- ‘Chier, merde ! jura-t-elle spontanément en serrant convulsivement les cuisses autour du corps épais.
 
- Désolé, grogna la monture en question. J’avais oublié que t’étais en sucre.
 
- T’as fait exprès, grinça-t-elle.
 
- Totalement, répondit Gemini. Je sais que tu me laisseras jamais oublier que je t’ai servi de canasson, alors je prends un peu d’avance sur ma vengeance, tu vois ?
 
Ils se turent, bien conscients l’un et l’autre qu’il avait fait cela pour lui éviter de s’endormir. On ne pouvait pas abandonner la dépouille de Lazlo, adepte de l’Hydre dont le corps devait retourner à la mer. Ses blessures à lui étant superficielles en comparaison, il avait été décidé que Gemini porterait lui-même la blessée le temps qu’ils atteignent le village, qui aurait normalement dû constituer la première étape du voyage de retour. Il progressait lentement, penché en avant avec sa compagne à califourchon sur son dos, quelques mètres derrière la mule qu’Otto guidait toujours avec douceur. Tulip n’était pas bien grande mais elle pesait son poids, accentué par la fatigue qui la faisait se reposer presque entièrement sur lui. On avait bandé ses doigts en charpie, bien serré, sans réussir à arrêter tout à fait le saignement. Le pansement était déjà trempé, et quelques gouttes écarlates tombaient régulièrement par terre et sur le devant de ses vêtements. Il pouvait aussi sentir sa veste coller à son dos, imbibée du sang qui coulait des blessures de la rouquine, là où les griffes de la bête avaient ouvert avec une égale facilité le cuir, le tissu et la chair. Elle serrait néanmoins les bras autour de son cou et les jambes autour de ses hanches avec vigueur, et cela le rassura un peu sur son état malgré sa sourde inquiétude. Elle avait déjà perdu une quantité affolante de sang. L’idée de la voir mourir le mettait dans une drôle d’humeur, presque colérique, et elle revenait sans cesse quels que soient ses efforts pour faire le vide, concentré sur ses pas au rythme monotone.
 
- J’ai pas l’intention de te claquer entre les pattes, chéri, souffla-t-elle comme si elle lisait dans ses pensées.
 
- M’étonne pas. J’ai toujours pensé que t’étais bien trop chiante pour nous faire le plaisir de crever quand on s’y attendrait.
 
Elle partit d’un rire saccadé, maudissant chacune des respirations précipitées qui lui envoyaient des élans de douleur dans les côtes. Ils avaient vite retrouvé leur route initiale, et le chemin vers le village s’étalait devant eux, défilant bien trop mollement à son goût malgré leur avance somme toute régulière. En tête de file, Otto se retournait régulièrement pour vérifier que Gemini tenait le rythme sans faillir. Elle se sentait faiblir petit à petit, et malgré ses bravades et le sens de l'humour grinçant de Gemini, elle avait peur. Elle déglutit, circonspecte. Plusieurs questions lui brûlaient les lèvres, mais qu’ils soient amis depuis longtemps ou non, il y avait de ces sujets qu’il valait mieux ne pas évoquer… surtout quand de multiples années d’un exil forcé les avaient séparés, elle et Gemini. Après, c’était le moment ou jamais, non ? songea-t-elle avec amertume.
 
- Gem’…
 
- Ouais ?
 
- Pourquoi t’as pas planté ce pauvre taré à la seconde où tu l’as retrouvé ?
 
- Qui donc ? dit-il en feignant grossièrement de ne pas comprendre.
 
- J'ai pas la foi de supporter ta tête de lard, là
 
- De quoi je me mêle ? gronda-t-il en laissant tomber tout faux-semblant.
 
- Tu manques pas d’air ! C’est toi qui me l’a avoué.
 
- J’aurais pas dû.
 
- J’ai le droit de savoir, tu crois pas ? Les chefs sont au courant… ?
 
- « Le droit », qu’elle dit ! Droit de mon cul ! Sans déconner…
 
Elle attendit longtemps qu’il continue, au point qu’elle en vint presque à croire qu’il ne lui dirait rien de plus. Et puis il grogna une première fois, puis une deuxième, comme s’il se préparait à s’exprimer à contrecœur, ce qui était sans doute le cas, et il éructa finalement une réponse. Il dût s’y reprendre à deux fois pour s’exprimer de manière suffisamment intelligible, et Tulip ressentit un profond malaise à l’idée de voir Gemini trop gêné pour parler clairement.
 
- Non, ils sont pas au courant. Y’a que toi.

- Et…?

- Et j’ai pensé qu’il pourrait m’être utile, voilà tout, répondit-il évasivement.
 
- Ben tiens. C’était pas plutôt un genre d’assurance, au cas où t’aies besoin d’alliés ? Contre n-Aachgh !
 
Il venait à nouveau de la faire sauter sur son dos, comme pour raffermir sa prise ou l’empêcher de glisser, la coupant brutalement en provoquant un nouvel élan douloureux qui lui vrilla la poitrine. Elle lui coula un regard de reproche.
 
- On papote, on papote, mais toi ça te fait sûrement mal de parler autant. Te fatigue pas, faut que tu gardes tes forces, Tulip. T’en as besoin pour le reste du voyage, pas vrai ?
 
Son ton tranchant était sans appel, et la mise en garde sous-jacente claire comme du cristal. Autrement dit, la discussion était close -pour le moment.
Tulip
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Posté le 21/11/2021 à 21:28:30. Dernière édition le 21/11/2021 à 21:52:19 

Elle ouvrit sa chemise et pinça les lèvres en examinant minutieusement son torse. Cela faisait dix bons jours qu’ils étaient revenus au fort, et les regards alarmés de leurs camarades voyant leur petit groupe revenir allégé de deux de ses membres, avec un seul survivant indemne sur trois, avaient présagé des remontrances que la grande cheffe n’avait pas manqué de leur adresser après cet échec. Pire encore, la désapprobation muette d’Ishaq l’Assyrien l’avait frappée en plein cœur. Il arrivait à tout le monde d’échouer, bien sûr, mais… pas à eux. Elle s’efforçait de mettre de côté son accablement depuis. Elle n’en voulait pas à Gemini, en tout cas pas pour ça, mais personne ne remplacerait leurs camarades perdus, pour commencer… Quant aux chefs, c’était une autre histoire. Ils lui avaient passé un savon qu’il n’était pas prêt d’oublier. Elle imaginait sans mal qu’Ishaq avait été à deux doigts de l’inclure elle aussi dans le lot pour faire bonne mesure, mais elle n’était pas en charge de l’expédition et c’est ce qui avait sauvé ses fesses. Alors, elle faisait profil bas depuis et obéissait simplement aux ordres qu’on daignait lui donner le temps que les choses se tassent.
 
Ils s’étaient arrêtés pendant deux jours entiers une fois le village atteint, le temps de nettoyer correctement ses blessures, refaire leurs stocks de nourriture et d’eau, et veiller à pouvoir la transporter en toute sécurité jusqu’au fort où elle recevrait les meilleurs soins possibles pour sa convalescence, bien au-delà des capacités de ces rustres serviles. Ils avaient avisé le cadavre en travers du dos de la mule, et personne n’avait osé leur demander ce qui s’était passé. Les villageois complices s’étaient ensuite empressés de leur offrir un petit traîneau et un cheval, et le reste du chemin s’était déroulé dans une lenteur exaspérante pour elle, bien qu’Otto et Gemini progressent à marche forcée, le premier guidant la mule et le second le cheval. Elle était restée allongée tout ce temps, presque ligotée entre de multiples couches de couvertures pour ne pas attraper froid ou glisser du traîneau qui cahotait sur le moindre caillou, juste assez consciente pour se faire abominablement chier, pour reprendre ses propres mots. Comme d’habitude, ce truand de Gemini s’était remis de ses propres blessures en un temps record, et il lui semblait même que cela avait été encore plus rapide que dans ses souvenirs, lorsqu’il avait pourtant vingt ans de moins. La vigueur étrange qui, selon lui, hantait les résidents de cette fameuse île de Liberty l’habitait-t-elle encore… ? Était-ce un genre de maladie ? Elle y avait songé tant et plus pendant ces longues heures passées sur le traîneau, trop loin des autres pour discuter facilement avec eux et trop fatiguée pour forcer la voix.

La plus efficace des médecins du camp, une savante nommée Merveilleuse, qu’on prétendait aussi vieille qu’Ishaq lui-même et qui s’était pourtant illustrée par ses expériences novatrices frisant l’hérésie, l’avait immédiatement prise en charge après leur retour. Il n’y avait guère qu’à Héloïse qu’elle obéissait sans se fendre de remarques acerbes, et encore. Même Ishaq tâchait de l’éviter. Gemini l’avait une fois comparée à une certaine « Felicia Dolorès », la frigidité en moins et à peu près un siècle en plus. Merveilleuse était une camarade de la Maison du Messager que Tulip avait toujours connue, mais elle lui filait la chair de poule, et cela n’était pas aidé par le fait que l’affreuse vieille peau avait été l’une de ses tutrices pendant ses jeunes années et son apprentissage au sein de la Maison. Ç’avait même été la plus sévère et impitoyable de tous ses professeurs, et elle avait marqué des générations entières de cultistes qui se racontaient parfois les brimades et les humiliations atrocement inventives qu’elles leur avait infligées en guise de punition. Dans ces moments-là, Tulip n’était jamais la dernière à participer, à l’aide d’anecdotes qui faisaient toujours forte impression sur son auditoire. Sa propre fille avait elle aussi eu l’occasion de se plaindre de la vieillarde, qui prenait un malin plaisir à la tourmenter sur son infirmité, et Anthémis s’était d’ailleurs attiré nombre d’ennuis en refusant de se laisser faire. Mais à défaut de marquer les esprits en bien, Merveilleuse faisait des miracles avec la chair. Elle avait soigneusement fait son travail, et veillé à ce que les blessures de la rouquine ne s’infectent pas et cicatrisent de manière à ne la gêner en rien à l’avenir. La guérison avait été rapide en fin de compte, bien plus qu’on ne l’espérait.
Quand Tulip s’était réveillée après les premières opérations, pour lesquelles on l’avait plongée dans un profond sommeil induit par une bonne dose de laudanum, elle avait étrangement froid à la tête. En passant la main dessus, elle s’était rendue compte avec surprise qu’on l’avait rasée. Quand elle avait balbutié son incompréhension, n’ayant pas été blessée au crâne et redoutant vite une intrusion de la pernicieuse savante dans sa cervelle à son insu, Merveilleuse l’avait impitoyablement sermonnée : elle avait tout simplement ramené des poux, probablement à cause des couvertures à la propreté douteuse que leur avaient donnés les villageois. La rouquine avait manqué éclater de rire nerveusement. Après les horreurs des souterrains de Topsfield, le puma et un voyage à l’agonie… Courez, voilà les poux ! L’expression suprêmement méprisante de son ancienne tutrice l’avait coupée net dans son hilarité, et elle avait été à deux doigts de s’excuser, ramenée violemment en arrière à l’époque où elle était encore une gamine souvent punie pour son caractère irrévérencieux.
 
« C’est pas la joie, mais j’ai encore de beaux restes », songea-t-elle avec une pointe de suffisance. Ses nouvelles cicatrices n’ajoutaient au final pas grand-chose à son corps déjà marqué par les combats, et le reste. Elle s’était habituée bien des années plus tôt aux vergetures résultant de sa grossesse, qui lui striaient le ventre depuis qu’elle avait porté Anthémis, et n’avait jamais ressenti le besoin d’en rougir auprès de ses amants. Elle posa les mains sur son sein gauche, le souleva et l'inspecta sous toutes les coutures. Surtout, elle palpa avec précaution la cicatrice fraîche qui traçait un profond sillon en arc-de-cercle tout près du mamelon. Elle en avait plaisanté sur l'instant, mais ce sale félin avait bel et bien failli le lui arracher d'un coup de griffe. Elle mit les mains sur les hanches et avança le buste, puis elle respira le plus profondément possible. C’était encore sensible quand elle inspirait, mais les lèvres pâles des plaies traversant sa poitrine, son ventre et ses flancs semblaient bien jointes. Ça ne se rouvrirait pas, à moins d’un effort très violent qu’elle ne comptait certainement pas fournir tout de suite. Pour les deux doigts arrachés, malheureusement, on ne pouvait pas faire grand-chose. Il lui faudrait s'habituer à leur absence, et elle pouvait imaginer sans se forcer une bonne dizaine de scénarios intéressants où elle les regretterait, sans aucun doute possible. Elle renfila sa chemise, l’humeur cafardeuse. Aujourd’hui, elle était de corvée d’inventaire, et cela lui rappela sa grossesse, quand on l’avait mise à l’abri le temps qu’elle donne naissance à sa fille. Elle était loin d’en garder un souvenir impérissable, bien qu’elle se soit appliquée avec zèle à faire le travail qu’on attendait d’elle, car elle n’aurait jamais supporté de ne rien faire d’autre qu’attendre pendant neuf mois.
 
Elle quitta la minuscule chambre d’officier à laquelle elle avait droit en tant que lieutenante d’Ishaq, une pièce unique au confort spartiate mais qui, dieu merci, lui accordait plus d’intimité qu’aux troufions moyens qui logeaient par paquets de douze dans les dortoirs dehors, puis elle traversa les couloirs du fort d’Héloïse en direction des parties communes. On s’écartait sans mal sur son passage malgré sa petite taille, sa voix rauque et forte atteignant sans mal les oreilles des occupants du fort et surtout de ceux qui bayaient aux corneilles. Beaucoup la saluèrent avec un plaisir non feint, car tout le monde ou presque semblait heureux de la revoir en bon état. Elle avait souvent croisé Otto, qui l’avait sobrement saluée de son ton grave et lent la première fois qu’elle était tombée dessus après son passage entre les mains expertes de Merveilleuse. Elle l’avait gratifié d’une énorme tape dans le dos, aussi fort qu’elle avait pu, et lui avait promis de partager une pinte avec lui à la première occasion qui leur serait donnée. Quant à Gemini, qui n’était pas franchement en odeur de sainteté depuis qu’ils étaient rentrés, on l'évitait. À vrai dire, on le voyait très peu depuis leur retour à tous les trois. D’après ce qu’on disait, il aurait souvent rendu visite à Merveilleuse lui aussi pour s’entretenir d’un sujet privé, et il avait vertement refoulé les quelques curieux assez braves -ou idiots- pour fouiner. La rumeur disait depuis longtemps qu’à l’heure actuelle, la seule personne capable de séparer les frères Gemini était cette vieille ordure acariâtre, qui montrait enfin des signes de fatigue. Elle était de plus en plus souvent clouée dans un fauteuil roulant pour se déplacer, et à la réflexion, elle ne quittait presque plus son laboratoire dans les sous-sols, de toute façon…

Arrivée aux cuisines, Tulip vola une pomme pour tromper sa faim et adressa un sourire égrillard à une jolie cuisinière de sa connaissance. Peu farouche, cette dernière avait partagé sa couche quelques temps auparavant avec un talent certain. Les amours de toutes sortes étaient largement tolérés dans les Maisons, car tous s'accordaient à dire, peu importe le dieu auquel ils avaient juré allégeance, qu'il s'agissait là de l'un des plaisirs terrestres les plus universels et les plus satisfaisants, et qu’il aurait été stupide de restreindre ce qui avait de grandes chances de faire augmenter le nombre de fidèles. Mais la fille lui prêta à peine attention, occupée à rôder autour d’un jeune homme, probablement une estafette, qui avait apparemment sauté sur l’occasion de tirer au flanc entre deux missions. Tulip fit la moue, brièvement agacée de ce manque de considération, et elle ne put s’empêcher une pointe de mesquinerie pour se soulager les nerfs : elle rappela sèchement le jeune homme à l’ordre et le chassa des cuisines d’une voix suffisamment forte pour que tous entendent, usant d'un prétexte bidon, et rigola quand la fille jura à mi-voix en voyant sa proie lui échapper.
 
 
***
 
 
Elle se cala la liste détaillée des réserves sous le bras, après avoir passé les stocks de nourriture en revue deux fois de suite, soucieuse de ne pas faire la moindre erreur. Ce n’était surtout pas le moment de se faire remarquer. Elle se rongeait les ongles en faisant les cent pas dans le hall central, en proie à l’indécision. Pendant longtemps, Gemini avait constitué la principale menace pour le projet d’Héloïse, surveillé à son insu. C’était le dernier chef rebelle encore en vie, qui avait préféré l’exil à l’assujettissement après avoir été évincé. En fait, il était le seul à qui Héloïse avait offert ce choix quand elle avait manœuvré pour prendre petit à petit le contrôle de toutes les Maisons, eu égard à leur amour passé. Il était le seigneur de l’Abysséen, la Maison jumelle de l’Hydre sur laquelle elle avait elle-même d’abord régné, et elle l’avait dupé comme les autres au nom de son œuvre suprême. Il pouvait la rejoindre de son plein gré ou partir, loin, et ne jamais revenir sous peine de mort. Tous les autres chefs avaient soit accepté d’abdiquer, soit fini six pieds sous terre avec leurs partisans. Une fois les autres neutralisés et Gemini exilé, et bien que cela lui brisât le cœur de se débarrasser ainsi de son égal et concubin, Héloïse était censée régner enfin seule sur les Maisons unifiées.
Mieux encore, l’homme banni était finalement revenu à la raison des années plus tard, et était reparti avec eux lorsque l’expédition avait fait une brève halte sur Liberty, sur leur route vers les Amériques. Son triomphe semblait alors total. Mais Gemini avait caché une information capitale, capable de mettre en péril toute leur grande entreprise, ou du moins de l’handicaper salement. Si jamais il restait quelqu’un encore en vie et en mesure de nuire… La révolte n’était jamais loin chez certains cultistes, les vieilles inimitiés avaient la peau dure et il était nécessaire de maintenir une discipline de fer en permanence. C’était le risque d’avoir soumis par les armes beaucoup d’entre eux, qui s’étaient soudain retrouvés obligés de travailler aux côtés de leurs rivaux séculaires. Le retour des guerres internes… Elle en deviendrait folle de rage, ce serait le chaos. Tulip frissonna violemment. Il était de son devoir de mettre la cheffe suprême en garde à propos de ce danger. Gemini avait fait une erreur, il aurait dû tout révéler à Héloïse à l’instant où elle l’avait officiellement pardonné et qu’il avait réintégré leurs rangs. Elle jura dans sa barbe. Elle n’était pas responsable de ses cachotteries, et l’avoir mise au jus la mettait dans une sale position, complice malgré elle, en porte-à-faux. Alors pourquoi, bon sang, se sentait-elle aussi coupable d’envisager de révéler le pot-aux-roses à sa place ?!
 
La porte du fond s’ouvrit, celle qui menait vers les salles dédiées aux conseils et réunions stratégiques qui devaient avoir lieu à l’abri des regards. Héloïse et Ishaq s’y trouvaient depuis des heures, et Tulip eut la surprise de voir la vieille Merveilleuse sortir de la pièce derrière eux, rachitique et recroquevillée dans son fauteuil roulant poussé par le bras droit de la grande cheffe, le froid Espérandieu toujours impeccable dans ses vêtements. Les deux têtes pensantes étaient encore plongées dans une grande discussion, qu’Héloïse interrompit le temps d’ordonner à Espérandieu de ramener la savante dans ses sinistres quartiers. Eux ne bougèrent pas, plantés devant la salle du conseil, continuant de discuter à voix basse, et on prenait bien soin de rester à distance respectueuse. C’était le moment ou jamais. Tulip rassembla son courage et s’avança lentement vers eux, pénétrant le cercle invisible que personne ne franchissait, juste assez près pour qu’ils décèlent immédiatement sa présence. Ils lui jetèrent à peine un coup d’œil et continuèrent leur discussion comme si de rien n’était. Elle était maintenant suffisamment proche pour en distinguer des bribes, et ce qu’elle entendit l’intrigua. Il y était question de…
 
- …confiance, ma chère. Elle pense en être capable…
 
- A-t-on déjà vu réussir pareille tentative ?
 
- Malheureusement, non. Mais…
 
…de quoi, exactement ? Il lui fallut un peu trop longtemps pour réaliser que le duo avait fini de converser et la regardait, dans l’expectative de ce qu’elle avait à leur dire. Un cocktail d’émotions diverses la parcourut et elle resta plantée là, hésitante. Son cerveau, d’habitude si prompt pour déblatérer des traits d’esprit à faire rougir les pucelles à cent mètres à la ronde, était soudain bien lent.
 
- Hé bien, mon amie ? J’attends, dit aimablement Ishaq, se servant de ce ton affable dans lequel les vieux membres du Messager avaient appris à déceler une autorité inflexible.
 
- Je dois…
 
Sa langue refusa catégoriquement de fonctionner. Elle était captivée par les yeux en amande d’Héloïse, si pénétrants, qui ne disait rien et se contentait de la regarder, la tête droite et le buste redressé. Elle était royale, avec ses atours élégants et le sabre incrusté de pierreries pendant toujours à sa hanche, sa beauté sévère non ternie par les années. Tulip songea à la jeune fille que cette femme à l’aura écrasante avait été, au peu qu’on savait de son histoire et de son enfance dans les steppes d’Asie centrale. Elle entretenait le mystère à dessein, et fort peu nombreux étaient les gens qui auraient pu en dire plus avec certitude. Même Gemini ne devait pas tout savoir… Elle se secoua, émergea de sa transe et prit sa décision avant même d’y songer.
 
- Pardon, j'ai vérifié les stocks, et il manque deux sacs de farine. On a dû les emporter au mauvais endroit. À tous les coups, un couillon a dû les amener aux forges, avec le sable.
 
Un ange passa après qu'elle eut fini de parler. Héloïse haussa bien haut un sourcil, l'accablant sans pitié de son air le plus implacable. Elle n'était pas sans savoir que son ancien conjoint et l'importune étaient proches, et sa tolérance à l'égard de la rouquine se limitait vite à celle d'un général pour un soldat réputé efficace mais beaucoup trop dissipé pour son bien. Tulip se maudit instantanément, et résista à grand-peine à l'envie de se taper violemment la tête contre le mur. Dans l’urgence, elle n’avait pas trouvé mieux que cette piètre excuse. Déranger la grande cheffe pour des sacs de farine ? Et pourquoi pas lui détailler le plat du jour à la cantine ?! Ishaq, lui, la considéra de son regard perçant, devinant sans mal qu'elle était en proie à quelque tourment intérieur. Tulip ne ferait de toute façon jamais l'erreur de croire que son supérieur direct était dupe, quel que soit le sujet.
 
- Je vois. Tes blessures sont-elles guéries ? demanda la brune aux traits orientaux d'un ton dénué de la moindre sollicitude.
 
- Oui, Héloïse. Assez pour travailler.
 
- Alors, va résoudre ce mystère et ne nous importune plus, dit-elle en la congédiant d’un geste. Voilà ta prochaine tâche de la journée.
Tulip
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Posté le 04/12/2021 à 14:43:16. Dernière édition le 04/12/2021 à 15:28:15 

Tulip pénétra prudemment dans la pièce froide et envahie d’odeurs médicales, désireuse de ne pas attirer l’attention. Descendre ici, aussi loin dans les quartiers de Merveilleuse sans avoir d'autorisation, c’était s’exposer à de graves répercussions, sans parler de la possibilité de tomber sur la vieille peau dans son antre. Elle pourrait inventer une excuse si besoin et prier ensuite, même si cette sale harpie n’hésiterait certainement pas à profiter de la présence intrusive de sa vieille élève pour tester sur elle quelques unes de ses décoctions. Mais Tulip n’avait pas vu Gemini depuis plus d’une semaine… Il ne quittait plus le laboratoire, au point que son absence commençait à soulever des questions parmi les soldats. Les plus hardis disaient même qu’il avait en fait quitté le fort en cachette, victime d’un nouvel exil suite à l’échec cuisant de l’expédition. C’était absurde. Le niveau intellectuel moyen avait-il baissé, durant leur brève absence ?
Quoi qu’il en soit, elle n’y tenait plus. Elle avait repassé leur discussion dans sa tête, encore et encore. Elle était sûre et certaine qu’il avait été à deux doigts de lui proposer de déserter pour rejoindre leurs filles respectives -enfin, au moins la sienne, se corrigea-t-elle avec amertume. Mais si Anthémis n’avait pas disparu avec le reste de l'équipage du navire transportant les blessés à l’abri, alors elle devait aussi être sur Liberty. Elle n'osait y croire, craignant de devenir l'une de ces personnes espérant naïvement une bonne nouvelle qui n'arriverait jamais. « Allons, ma fille, tu ne ferais pas ce genre de bêtises si tu étais en paix avec toi-même », se morigéna-t-elle en louvoyant sans un bruit entre les tables et les étagères recouvertes d’appareils étranges, de fioles et de flasques aux contenus peu ragoûtants. Plusieurs jarres contenaient des choses ressemblant affreusement aux horreurs de Topsfield, des fœtus d’animaux malformés qui la firent frissonner. Bon sang, qu’elle haïssait cet endroit.
 
- Marco ? appela-t-elle à voix basse.
 
Aucun feu n’était allumé, cela voulait au moins dire que Merveilleuse n’était pas là, tapie dans un coin, à travailler sur ses horreurs. Il fallait tout de même faire vite. Elle imaginait déjà Gemini en sujet d’expérience, enfermé là où la savante gardait ses secrets à l’abri des regards. Elle ne comptait pas faire de folies, juste s’assurer qu’il aille bien -s'il était bien là. Juré, craché. De toute manière, on traitait souvent de fouille-merde les adeptes originaux du Messager comme elle, les plus curieux de tous les cultistes, en recherche perpétuelle du savoir. Il fallait bien faire honneur à la profession.
 
- Marco ! Où t’es ?
 
- Il est ici, lui répondit-on clairement depuis le fond du laboratoire.
 
- …
 
Elle s’était tue d’un coup, une onde glacée lui parcourant le corps, car elle avait instantanément reconnu la voix d’Héloïse. Prise sur le vif, elle sut qu’aucune excuse ne la sortirait d’affaire ce coup-ci. Elle s’avança, mortifiée, pour rejoindre celle qui la punirait sévèrement pour son intrusion dans ce lieu sans y avoir été invitée. La grande patronne était bien là, debout devant une large table d’opération sur laquelle reposait un corps imposant, le tout caché derrière des rideaux. Espérandieu, l’inquiétant valet, n’était nulle part en vue. C’était déjà ça. Ce sale type foutait les chocottes à tout le monde, et il était tellement guindé qu’on aurait cru qu’il se promenait en permanence avec sa canne calée dans le fondement. Elle ralentit avant d’arriver à hauteur de celle à qui elle avait prêté allégeance, n’osant aller plus loin. Elle fit cependant un pas de plus en reconnaissant le corps allongé sur la table. Car c’était, bien sûr, Gemini. Elle jura, oubliant momentanément la menace de la punition qui ne manquerait pas de s’abattre sur sa tête, et vint s’appuyer sur la table pour examiner son ami. Il était amaigri, le visage émacié et en sueur. Malade. Inconscient. On l’avait recouvert d’un drap épais pour lui éviter de souffrir du froid qui régnait dans les sous-sols du fort. On aurait dit un cadavre prêt à être découpé. Ainsi, il agonisait là depuis tout ce temps ?! Elle cracha un autre juron particulièrement dégoûtant, puis elle se tourna brusquement vers l’autre femme, prête à encaisser n’importe quelle sanction pour obtenir des réponses. Elle s’était souvent battue quand elle était jeune. Elle avait été insolente. Elle avait séjourné plus qu’à son tour au mitard, et elle y ferait une visite supplémentaire sans problème si c’était là le prix à payer pour décharger son inquiétude. Elle n'avait pas peur de cette grognasse orientale. Elle l’avait connue avant que ce soit la grande cheffe, cette putain d’éleveuse de chèvres sortie du fin fond du trou du cul de sa steppe à chier. Elle connaissait son vrai nom, gardé secret comme le voulait la tradition après qu’elle en ait choisi un nouveau en entrant au service de la Maison de l’Hydre, des années avant de gravir les échelons jusqu’à siéger à sa tête puis sur toutes les Maisons unifiées.
 
- Tu… Hmpff !
 
Il suffit d’un regard, qui fut une vraie douche glacée. Un seul putain de regard, et Tulip s’était arrêtée net avant de commettre l’irréparable. Elle rentra instinctivement les épaules, se détestant immédiatement pour cela. Elle saisit son crâne rasé à deux mains, se penchant en arrière comme pour essayer de se décharger de cette tension insupportable, et échapper à ces yeux en amande.
 
- Il a été contaminé par quelque chose, là-bas, dit la grande femme aux cheveux noirs, d’une voix basse mais égale comme si Tulip n'avait pas pénétré dans une zone interdite. Pourquoi ne l'a-t-il pas dit immédiatement ?
 
Elle écarta doucement le tissu qui recouvrait le torse balafré de l’homme inconscient. Dessous, il était nu jusqu’à la taille, et Tulip découvrit avec horreur l’état déplorable du corps de son ami. Une marque d’un pourpre malsain lui ornait le sternum, là où la chose l’avait frappé avant de massacrer Guimbarde, dans les tunnels sous Topsfield, et un réseau de veines violacées en partait pour s’étendre dans le reste de son corps. À certains endroits, on aurait cru que de la mousse poussait dans les égratignures qui n’avaient toujours pas cicatrisé plusieurs semaines plus tard. L’entrelacs horrible de veines malades se concentrait particulièrement vers le côté droit de son torse, là où une grosse excroissance poussait. C’était là qu’était sensé se trouver son frère siamois, Iacopo, pour toujours prisonnier de son corps. Actuellement, on aurait cru voir une énorme tumeur, une masse boursouflée à la forme vaguement humaine au milieu de laquelle s’ouvrait un œil, exorbité et injecté de sang, qui s’agitait dans tous les sens comme s’il était conscient. C’était parcouru de frémissements.
 
- Je ne… commença Tulip, bouche bée.
 
L’œil la suivit quand elle parla. Ça pouvait entendre. Héloïse se tourna lentement vers elle, la réduisant à nouveau au silence par sa simple présence menaçante. Tulip ne l’avait jamais vue exsuder à ce point un tel mélange de colère et de peine. Elle accusa le coup lorsqu’elle réalisa que, pour la première fois depuis qu’elle la connaissait, elle voyait sa cheffe si crainte et redoutée avoir l’air perdue. Elle dut se faire violence pour ne pas reculer devant ce nouveau regard implacable, et rassembla ses forces pour répondre.
 
- Je ne savais pas. Il n’a rien dit. Je vous le jure, ajouta-t-elle d’une voix enrouée. Sur ma vie.
 
- Idiot, murmura la maîtresse des lieux. Il n’a prévenu personne jusqu’à ce qu’il n’ait plus le choix, évidemment. Ça lui ressemble bien.
 
Héloïse se pencha sur le corps allongé et l’embrassa sur le front -la seule marque d’affection que Tulip l’eut jamais vue avoir en public en faveur de Gemini. La saboteuse, espionne et assassin qui avait participé à des guerres, quarantenaire aux multiples amants et ayant mis au monde un enfant au sein d’une secte ancestrale et fanatique, regarda ailleurs, gênée comme une adolescente qui aurait surpris un baiser entre deux inconnus.
 
- Il t’a toujours beaucoup aimée, tu sais ? glissa soudain la brune, la prenant au dépourvu.
 
- Pardon ?
 
Héloïse se redressa et la regarda bien en face. Tulip, déjà consciente de sa petite taille, se sentit d’un coup aussi minuscule qu’une fourmi sous le pas d’un géant. La femme aux cheveux noirs détourna ses yeux terribles au bout de ce qui lui parut une éternité, les ramenant sur le corps supplicié sur lequel elle remit pudiquement le drap en place. Elle caressa le bras de Gemini du bout des doigts. Il était extraordinairement pâle, les lèvres bleues, et pourtant il semblait bouillant de fièvre ; on aurait juré pouvoir voir à travers sa peau à l’aspect maladif. Les deux femmes se tinrent côte à côte, Tulip en s’étreignant les bras, déstabilisée par l’aveu qu’elle essayait furieusement de comprendre, et Héloïse les mains posées sur la table froide, juste à côté de son compagnon.
 
- Nous n’avons plus le choix, désormais. Merveilleuse va devoir faire son travail, qu’elle soit certaine de sa réussite ou non. Quand à toi, tu passeras les jours à venir en cellule et ce jusqu'à nouvel ordre. Je te ferai prévenir du sort de Gemini. Considère cela comme une faveur.
 
Tulip déglutit. Il n’y avait rien à répondre.
Tulip
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Posté le 09/12/2021 à 22:16:47. Dernière édition le 10/12/2021 à 00:30:43 

Tulip tournait en rond dans sa cellule.

Elle passa lentement la main sur son crâne, un geste devenu machinal pour elle. La sensation des minuscules cheveux rêches qui allaient à rebrousse-poil contre sa paume lui procurait toujours ce même plaisir étrange et un peu niais, dont elle ne se lassait pas. Ça repoussait vite, mais elle n’avait pas de quoi se raser la tête ici… Finalement, elle aimait bien ce style, peut-être qu’elle continuerait comme ça.

Elle se gifla. Et voilà, ses pensées s’égaraient encore à la première occasion.

C’était une habituée des sanctions. Elle avait même, lors d’une occasion mémorable, provoqué une bagarre pour rejoindre son compagnon du moment qu’elle savait être de corvée de garde dans les geôles ; ils avaient manqué se faire surprendre par la relève pendant leurs ébats au fond d'une cellule. Mais ce coup-ci, c’était différent. D’habitude, elle réussissait toujours à amadouer les gardes ou du moins à s’attirer leur sympathie pour aider à faire passer le temps, mais là, personne ne lui adressait la parole ou presque. Elle avait simplement le droit à une outre d’eau, une miche de vieux pain et deux bols de bouillie d’avoine par jour. C’était tout juste suffisant pour lui permettre de rester dans une forme correcte -le but n’était pas de l’affamer, après tout- mais suffisamment insipide et répétitif pour qu’on en ait marre au bout du troisième jour. Elle n’avait jamais ressenti à ce point la solitude et l’ennui profond de l’emprisonnement. Elle redoutait l’apathie et l’abattement, lorsqu’elle resterait simplement assise à attendre que le temps passe en imaginant respirer un air qui ne sentirait pas la saleté.

Ça devait déjà faire… cinq jours. Six, peut-être. Merde. Elle gratta le mur d'un ongle abominablement sale. Héloïse était vraiment en pétard, cette fois-ci…

Elle s’était assise dans s’en rendre compte, et elle bondit sur ses pieds, commençant à courir sur place à petites foulées pour tromper l’ennui. Elle était persuadée que ça allait commencer d’un instant à l’autre. Les geôles étaient dans les sous-sols, du même côté que le laboratoire où reposait Gemini. Elle se persuadait parfois de pouvoir entendre un cri ténu provenant de quelque part dans les souterrains, un hurlement d’angoisse ou de douleur, peut-être le signe que Merveilleuse avait débuté l’opération. Elle se laissa tomber par terre et entama nerveusement une série de pompes. On lui avait confisqué ses cartes, ses dés et tout ce qui aurait pu constituer une quelconque occupation. Il ne lui restait que l’exercice physique, de façon évidemment limitée. Elle aurait voulu pouvoir courir tout droit, ou nager. Ou même marcher. Monter des escaliers. Participer à quelque chose. Au fond, elle savait que la pensée de la mort possible de son vieil ami la rendait dingue, petit à petit. Elle s'étrangla toute seule, toussant sans raison, se remettant à nouveau sur ses pieds. Elle agrippa les barreaux, passant ce qu’elle pouvait de son visage entre eux, et elle appela le gardien de sa voix rauque.
 
- Hé, ho !
 
L’homme était en train de grignoter quelque chose, appuyé contre le mur, une lettre à la main. Il fredonnait, des miettes collées partout dans sa courte barbe tressée. Les emprisonnements étaient rares, et ils servaient surtout de douche froide pour calmer les têtes brûlées. Par conséquent, faire office de gardien était donc devenu synonyme de corvée, quand on n’envoyait pas là ceux qui méritaient une sanction moins sévère qu’un séjour en cellule. Tulip et le garde étaient actuellement les seuls occupants de cette partie du fort. La rouquine était enfermée dans la première de six cellules au total, placées par trois de chaque côté d’un couloir central qui terminait sur un mur. C’étaient de simples carrés avec un sol de pierre dure recouvert d’un bon centimètre de paille, fermés par de grandes portes à barreaux pour interdire toute intimité. Elles n’avaient pour tout confort qu’un seau pour se soulager, et une couverture grossière dans laquelle s’enrouler pour la nuit. Le poste de garde n’était pas vraiment mieux loti : ce n’était rien de plus qu’un petit bureau placé à l’entrée de ce cul-de-sac, accompagné d’une unique chaise, chichement éclairé par quelques bougies et sur lequel on avait tout juste la place de poser quelques affaires en plus du registre des prisonniers. Il n’y avait pas grand-chose à faire pour convaincre les locataires de rester calmes, en vérité. En effet, la simple promesse d’un vrai châtiment appliqué par la grande cheffe -ou son bras droit- en cas de révolte était bien plus effrayante que n’importe quel séjour derrière les barreaux.
Elle ne connaissait pas les deux gardes précédents, des jeunes, mais elle avait reconnu celui-ci malgré qu’il ait pris soin de rester hors de vue en venant prendre la relève ce matin. C’était un vieux copain, un vétéran comme elle, réputé doué pour plumer ses camarades au jeu et qui était souvent à l’origine de petites bagarres et de mouvements d'humeur pour cette même raison. C’était d’ailleurs probablement ce qui l’avait conduit ici, à un poste l’éloignant du reste des troupes pour un jour ou deux.
 
- Hé ! Hé, Alexi ! Sois chic, laisse tomber ton casse-croûte deux minutes et file-moi un truc pour m’occuper. Je m’ennuie à mourir, et j’ai vraiment besoin de me détendre, là ! Ramène tes fesses qu’on fasse une partie, tu veux ?
 
- Désolé, Tulip, répondit l’intéressé sans faire un geste. T’as droit à que dalle hormis la bouffe. Ordres express. Il paraît qu’il faut te remettre un peu à ta place…
 
- Tu parles ! Laisse ça aux patrons, hein ? Toi, c’est pas tes oignons !
 
- T’en as de bonnes ! Je prends pas le risque, là.
 
- Même pas une bataille ? De quoi fumer un peu, du tabac… ? Allez, bon sang !
 
- T’as raison tu sais, c’est pas ma faute si tu t’es fourrée là. C’est toi qu’a déconné ! asséna le garde. Et les ordres, c’est les ordres. Alors crois-moi, j’m'excuse, mais
 
- Ça va, j’ai compris, sac à foutre !
 
Alexi se tut, reculant jusque dans l’ombre un peu plus loin vers l’entrée du poste de garde, pour finir son repas en paix après avoir tourné le dos à la prisonnière. Tulip cracha dans le couloir au milieu des cellules, puis elle tapa un grand coup dans le mur pour soulager son angoisse et sa frustration. De la poussière et des bouts de mortier s’envolèrent sous son coup furieux. Elle martela encore le mur de quelques coups de poing et de pieds bien sentis, saisie par un accès de colère tel qu’elle n’en avait pas vécu depuis ses jeunes années, puis elle se calma enfin. Elle s’assit, en sueur et le souffle court, les phalanges rouges et douloureuses, et s’épongea le front avec un pan de chemise à la propreté douteuse. Elle n’avait pas de linge de rechange ici, et elle refusait de porter la grossière tunique en toile de jute qu’on fournissait gracieusement aux prisonniers à leur arrivée, en même temps que le seau et la couverture. Elle avait reçu tout ça elle aussi, comme tout le monde, mais hors de question pour elle de ressembler à un pedzouille. Elle se sentait déjà bien assez honteuse d’avoir été grillée par la cheffe en personne pendant sa petite escapade.

Elle plia sa tunique informe pour s’en servir d’oreiller et s’étendit sur le dos dans sa cellule exiguë, se couvrant avec la couverture élimée pour se tenir chaud. Le carré de tissu, pourtant pas très grand, ne laissait pas dépasser grand-chose. Pour une fois qu'elle était contente d'être petite…
Elle pensa à sa fille, Anthémis, et à son expression si captivée lorsqu’elle lui chantait une berceuse, quand elle était bébé et pendant les trois courtes années qu’elle avait pu passer avec elle après sa naissance. Sa surdité l’empêchait d’entendre la voix de sa mère, mais quand cette dernière la tenait dans ses bras, elle semblait tellement apprécier le contact de sa peau pendant qu'elle chantonnait que Tulip était restée convaincue que ce rituel n'avait jamais été inutile. Plus tard, Anthémis lui avait expliqué que c'étaient les vibrations de l’air, de sa gorge et de sa poitrine qu’elle pouvait sentir, et qu'elle avait associées à de la musique. Longtemps, Tulip avait redouté que sa fille ne devienne la souffre-douleur du coin à cause de son handicap, une fois qu’elle serait assez grande pour vivre avec le reste des apprentis, mais très vite il s’était avéré que c’était plutôt elle qui terrorisait les autres enfants. Elle croisa les bras derrière sa tête et pria son dieu terrible pour qu’il veille sur Anthémis, où qu’elle se trouve, qu’elle soit en vie ou non. C’était une affreuse petite peste, mais elle avait toujours été fière d'elle.
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Posté le 17/12/2021 à 13:40:52 

Merveilleuse se leva, ses bras tremblant sous son propre poids tandis qu’elle hissait son corps décharné avec effort hors de son fauteuil sophistiqué. Elle claudiqua, courbée en deux, traversant l’espace encombré du laboratoire jusqu’à la zone où reposait le malade, isolée du reste par de lourds rideaux. À sa vue, Héloïse songea brièvement aux ancêtres de son clan, au cœur des steppes, qui se réunissaient autour du feu le soir. Sévères mais justes, elle avait respecté chacun d'entre eux, même lorsqu'elle s'opposait à leurs chères traditions, et chaque mort l'avait frappée d'un sentiment de perte irremplaçable. Leurs conseils et récits avaient guidé ses pas pendant de nombreuses années. Mais cette ancêtre-là, elle s’en méfiait comme de la peste, bien qu’elle reconnaisse sans mal la valeur de son travail. Héloïse était bien placée pour savoir que le changement ne se faisait jamais sans heurts, et que suivre aveuglément les traditions relevait de la stupidité crasse. Elle avait cependant décidé depuis longtemps que si Merveilleuse dépassait les bornes ou s’avérait hors de contrôle, elle n’aurait aucun scrupule à mettre un terme à ses expériences, quoi qu’en dise Ishaq, son conseiller, pour l’en dissuader. Jusqu’au bout, elle avait craint que cela n’arrive avant que les frères Gemini ne puissent enfin être séparés. Car elle aussi, à la longue, avait fini par se convaincre que la seule personne capable de réussir ce tour de force était cette harpie désagréable.
 
Héloïse vit l’horrible vieille femme palper avec vigueur le corps étendu de son ancien consort, avec une avidité à faire peur. Elle savait combien Merveilleuse avait longtemps désiré pouvoir observer de près ce corps, et elle imagina sa joie de voir que son vœu était enfin exaucé. Le fidèle Espérandieu se tenait dans un coin, les mains serrées sur sa canne au point que ses phalanges en étaient blanchies. Il avait toujours été avare de mots, mais le jour où elle lui avait demandé ce qu’il pensait de la vieille doctoresse, il n’avait pas mâché ses mots, sans se départir de cette austérité qui lui collait à la peau. Elle se rappelait encore de ses paroles dépourvues du moindre faux-semblant, et combien il l’avait une fois de plus convaincue qu’elle avait pris l’une des meilleurs décisions de sa vie en le prenant à son service personnel. Il avait beau détester profondément Gemini et ne jamais avoir compris ce que sa maîtresse trouvait à cette brute, il aurait préféré se donner la mort plutôt que d’être ailleurs qu’à ses côtés. Elle n’aurait pu rêver mieux comme bras droit. Quant à ce vieux renard d’Ishaq, à l’image de la plupart de ses sbires de la Maison du Messager obsédés par la recherche du savoir, il était tout autant fasciné par les résultats impressionnants des exactions médicales de la savante que le personnage le révulsait.
 
- Personne ne devra me déranger, dit Merveilleuse, en lançant un regard appuyé au sinistre valet. Sa voix était affreuse, et plus aride encore que son faciès rassis.
 
Espérandieu resta debout, imperturbable, et ne daigna bouger que lorsque sa maîtresse se tourna vers lui pour lui demander, d’un signe de tête, de se poster à l’entrée du laboratoire. Ainsi, personne n’en franchirait le seuil sans d’abord passer par lui. La moindre interruption au mauvais moment pouvait gâcher l'entièreté de l’opération.
 
- J’aurai besoin d’aide, grinça l’horrible savante. Je manierai les instruments, mais je ne pourrai pas me déplacer seule d’un bout à l’autre de la pièce éternellement.
 
Héloïse se tourna vers son vieux compagnon, Ishaq l’Assyrien écrasé par les siècles mais toujours animé d’une vitalité terrifiante. Il caressait sa longue barbe, ses yeux sans âge étincelant au milieu de son visage strié de rides. Il la regardait sans mot dire.
 
- J’ai donné des ordres aux lieutenants. Ils se passeront de nous pour aujourd’hui, dit-elle pour répondre à son interrogation muette.
 
- Hé bien, il n’y a plus qu’à espérer que le fort ne s’écroule pas sur nos têtes sans vous pour mener la barque, dit-il d’un air réjoui qui s’assombrit bien vite. J’ai élevé ces garçons, alors je reste, bien sûr. Même si cela me fend le cœur de devoir en sacrifier un…
 
- Personne n’a parlé de sacrifice, l’interrompit Merveilleuse, presque avec colère.
 
Elle tira péniblement un énorme récipient en verre vers la table, monté sur roues et pourvu d’un couvercle ouvragé destiné à le rendre étanche. Elle le tapota d’un doigt sec comme une brindille et tout aussi tordu. Il était plein d’un liquide trouble, qui dégageait une puissante odeur de décoction médicamenteuse. Ishaq haussa les sourcils, redoutant de comprendre mais dévoré de curiosité. Un ange passa. Sans refus explicite de sa part, Merveilleuse pouvait considérer que la grande cheffe n’y trouvait rien à redire. Et si elle n’y trouvait rien à redire, alors Ishaq non plus. Iacopo n’avait plus donné signe de vie depuis des mois, si ce n’était des années. Marco lui-même disait que les voix de son frère s’étaient grandement tues alors qu’ils étaient encore sur Liberty. Si la savante voulait mettre la main sur le frère détaché de son hôte plus robuste, peut-être trouverait-elle un moyen de le garder en vie plus de quelques heures…
 
- C’est décidé. Nous t’assisterons nous-mêmes, vieille sorcière, conclut-t-elle en retroussant ses manches. Réjouis-toi, les deux plus puissants membres des Maisons unifiées sont à tes ordres pour le temps qu’il faudra. Un conseil : n’en abuse pas.
 
La vieillarde s’inclina, faussement impressionnée.
 
- Bien sûr, ma dame, bien sûr… Et maintenant, apportez-moi la boîte en fer, là-bas.
 
 
***
 
 
La lame acérée du scalpel pénétra une première fois dans la chair avec une facilité déconcertante ; du sang, sombre et épais, suinta presque immédiatement. Cela puait, du parfum entêtant de la putréfaction. Espérandieu se couvrit le bas du visage d’un mouchoir de soie parfumé, non sans l'avoir proposé au préalable à sa maîtresse, qui le refusa d’un geste. Très vite, Héloïse fut couverte de sang. Elle avait retiré ses vêtements raffinés, restant vêtue d’un simple chemisier et de jupes légères qui auraient fait crier au scandale son clan, trente ans plus tôt. Plus loin, Ishaq inspectait les instruments étranges que Merveilleuse leur avait fait installer autour de la table d’opération, machines qu’elle faisait actionner manuellement à ses acolytes à intervalles réguliers. Des pompes et des pistons, mus par des mécanismes complexes, sifflaient, grondaient et geignaient. Un tuyau délicat, réalisé avec ce qui semblait être un boyau d’animal traité, pompait du liquide dans et hors du corps de l’opéré. Les seules paroles échangées étaient les ordres lancés d’un ton sec par la doctoresse.
 
Le corps de Gemini, nu, exposait sans pudeur la difformité qu'il avait cachée pendant des années. On avait relevé un pan entier de peau, qu’on maintenait tendu par des crochets délicats reliés à des perches solides tendues au-dessus de la table. La chair dévoilée en-dessous était à peine plus saine qu’en surface, et Merveilleuse trancha dans les zones corrompues qu’elle trouvait, jetant des paquets entiers de déchets organiques sans se soucier des giclures de sang, de pus ou d’autres fluides qui résultaient de ses efforts. Elle découpa tout autour de ce qui avait été Iacopo, puis fouilla la blessure béante qui traçait le contour de la tumeur boursouflée, n’hésitant pas à y plonger les mains pour l’agrandir un peu plus, forçant parfois jusqu’à en perdre haleine. Elle éprouvait clairement une joie malsaine à explorer ainsi l’anatomie étrange des frères siamois, nourrie par des années de frustration à voir Gemini évoluer sur ses deux jambes plutôt qu’allongé sur l’une de ses tables d’opération, observable à loisir. Même Ishaq ne put s’empêcher d’y regarder de plus près. Merveilleuse racla avec un instrument rappelant une serpe des sortes de bourgeons purulents qui s’était logés entre les organes et les muscles, des bulbes de chair à l’aspect végétal semblables aux plantes charnues que Gemini, Otto et Tulip avaient citées dans leurs rapports respectifs à l’issue de leur expédition désastreuse dans Topsfield. Au moins, le mystère de la ville maudite était en partie résolu : des miasmes d’origine inconnue, des spores peut-être, avaient dû lentement infecter, puis transformer ou consommer la faune et la flore locales, humains compris. L’infection avait bien progressé sur le corps de Gemini, et il fallait faire vite pour sauver ce qui pouvait l’être.
 
À certains endroits, la peau, la chair, et même certains des os des frères étaient joints d’abominable façon. Merveilleuse les séparait à coups de scalpel ou de scie, soigneusement, travaillant ou cassant certains os, recousant et rattachant des muscles sans que ni Héloïse ni Ishaq ne puisse vraiment voir ou comprendre la manière dont elle exerçait son art répugnant. Les vertèbres, dont certaines étaient tellement collées entre elles qu’elle n’eut d’autre choix que d’en retirer d’épais morceaux avec un soin extrême, lui demandèrent à elles seules plusieurs heures d’un travail minutieux. On était saisi d’une crainte quasi mystique à la vue de la savante qui travaillait ainsi. L’on ne parlait plus uniquement de science ou de médecine, mais d’une version pervertie de ces disciplines, le résultat impie de décennies de sacrilèges et d’expériences en tous genres, reproduites d’après les schémas et les écrits de génies oubliés ou frappés d'interdit. La rumeur avait couru, pendant la guerre qui avait séparé les Maisons principales en deux camps opposés, que Merveilleuse avait fricoté avec la Maison du Bouc, la principale instigatrice de la guerre, qui avait été dissoute après sa défaite cuisante, ne subsistant qu’à travers des groupes de parias surveillés de près. L’élite exclusivement féminine de cette Maison, des femmes qu’on disait mariées à leur dieu forestier, était réputée user d’arts occultes qui laissaient perplexes même les autres cultistes, fussent-ils aussi érudits qu’Ishaq lui-même. À voir la savante ainsi à l’œuvre, Héloïse ne douta pas un instant que certaines de ces rumeurs se voyaient confirmées sous ses yeux. La vieille femme remodelait littéralement la chair, parfois directement avec ses mains nues. Elle comprit que si elle acceptait de faire ainsi étalage de son talent, c’est parce qu’elle savait qu’à cette occasion précise même la grande cheffe ne lui dirait rien : la vie des Gemini lui était trop importante. Ishaq enclencha une série de leviers selon un ordre précis, obéissant aux injonctions de la doctoresse.
 
- Comment pouvez-vous être sûre qu’il se réveillera valide et entier ? demanda aimablement le chef du Messager. Il maîtrisait parfaitement sa voix, malgré qu’il travaille à maintenir en vie ceux qui avaient été ses disciples dévoués pendant leur jeunesse, presque des fils pour lui.
 
- Il y a des moyens. Tout ne dépend pas que de moi… Ah ! Au moins, ils ont chacun les organes à la bonne place ! Regardez, là. Ce cœur bat vite et bien, il est sain. Je voulais voir cela depuis tellement longtemps… ! caqueta la vieillarde, sous l’œil désapprobateur d’Héloïse. Je craignais de mourir avant qu'il ne me laisse l’examiner -ou meure lui-même !
 
- Cela peut encore s’arranger, commenta cette dernière d’un ton très calme en essuyant la sueur et le sang de son visage. Je m’assurerai personnellement que tu regrettes les quelques années qu’il te reste à vivre s’il arrivait malheur à cet homme.
 
- Ne craignez rien. J’ai confiance en mes capacités, ma dame. Pas vous ?
 
La femme brune ne répondit rien malgré la provocation évidente. Cette vieille peau était décidément bien sûre d’elle. Peut-être estimait-elle qu’elle était tellement âgée que plus grand-chose ne pouvait l’effrayer ? En cela, elle avait probablement raison. Fait extraordinaire, Marco Gemini se réveilla à un moment malgré la quantité effarante de produits que les machines pompaient dans ses veines malades. Héloïse, qui avait cru voir bouger les muscles de son visage émacié un instant plus tôt, le fixait, et elle le vit soudain relever la tête. Elle lui saisit immédiatement la main, effarée, mais il ne semblait pas souffrir de l’état de son corps pourtant mis en pièces ; Merveilleuse était littéralement encore en train de fouiller dans son torse ouvert. Il cligna plusieurs fois des paupières, complètement déphasé. On aurait cru être en présence d’une coquille vide, à voir cette absence totale et effrayante de vivacité dans ses yeux injectés de sang. Sa main, si large comparée à la sienne et qu’elle avait vu briser des hommes, n'avait pas assez de forces pour réagir.
 
- Oyun, croassa-il simplement, avant de sombrer à nouveau.
 
Merveilleuse ne prêta aucune attention à l’échange, apparemment peu perturbée par le bref réveil de son patient en pleine opération, et Ishaq eut la délicatesse de prétendre qu’il n’avait rien remarqué lorsque Marco avait appelé son ancienne compagne par son vrai nom. Elle ressentit un pincement au cœur, une angoisse tenace en imaginant sa réaction en apprenant la nouvelle à son réveil, si bien sûr il survivait. L’idée de les séparer, lui et son frère, avait toujours soulevé chez les Gemini un mélange d’espoir et de colère, miroir de leur relation d’amour-haine, qui se manifestait souvent aux dépens de quiconque avait osé évoqué le sujet.
 
L’ouvrage dura au total près de vingt heures d’un labeur épuisant, sans que personne dans la pièce ne prenne le temps de se restaurer ni de boire quoi que ce soit d’autre qu’un peu d’eau. Enfin, alors que la fatigue s’alourdissait sur les épaules d’Héloïse, Merveilleuse poussa une exclamation de triomphe, les mains levées devant elle. Elle tenait à bout de bras une chose à peine humaine, un torse rabougri et atrophié dont la tête était un globe informe et mou, libéré après un ultime coup de scalpel. Impossible de reconnaître en ce paquet hideux ce qu’avait été Iacopo, enfin libéré de sa prison de chair après une vie entière de torture pour lui et son frère Marco. Elle porta avec de grands efforts et laissa tomber la chose infecte dans le grand récipient en verre, apparemment rempli quasiment à ras bord du même genre de liquide épais que la machine avait injecté en permanence dans le corps des frères Gemini depuis le début de l’opération. Merveilleuse s’essuya les mains dans un chiffon déjà tellement souillé qu’il était impossible d’en voir la couleur d’origine, l’air suprêmement satisfaite d’elle-même. Héloïse nota du coin de l’œil qu’Ishaq s’était écarté pour contempler en silence l’ignoble contenu du récipient, qu’elle-même évitait soigneusement de regarder pour l’instant. Elle se sentit prise d’une brève mais puissante sensation de vertige. Elle n’avait tenu aussi longtemps que grâce à ses nerfs. Espérandieu, lui, n’avait pas bougé de son poste, obéissant obstinément à ses ordres. Il l’aiderait à rejoindre ses quartiers, pour qu'elle s'y repose à l’abri des regards. Elle se lava lentement les bras jusqu’aux coudes dans une bassine d’eau claire, remarquant distraitement l’état déplorable de sa tenue ruinée. Il lui faudrait se laver entièrement de toute façon, mais ces ablutions machinales l’aidaient à assimiler l’énormité de ce à quoi elle venait de participer.
 
C’était fait. En ce qui la concernait, il n’y avait plus qu’à prier pour que Marco Gemini survive à sa colossale opération.
Tulip
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Posté le 22/12/2021 à 22:37:49. Dernière édition le 22/12/2021 à 23:15:32 

- Allez, encore une petite bouchée… Fais moi plaisir, gros balourd !
 
Marco Gemini gisait immobile depuis des jours, et il passait l’essentiel de son temps à baver dans son lit, la tête tournée vers la fenêtre la plus proche. Tulip enfourna la cuillère de bouillon dans sa bouche, priant pour qu’il déglutisse sans faire d’histoires cette fois-ci, mais c’était peine perdue. Il avala de travers et le liquide rejaillit tout de suite d’entre ses lèvres, maculant son menton et tachant le col de sa chemise. Il remuait les mâchoires au petit bonheur la chance lorsqu’il sentait qu'on essayait de le nourrir. Utiliser ses mains, ou marcher, ou parler, ou quoi que ce soit d’autre de plus compliqué que simplement respirer semblait hors de sa portée pour l’instant. Son état végétatif était tel qu’on l’aurait cru paralysé sans les quelques soubresauts erratiques qui l’animaient parfois. Autrement dit, impossible pour lui de faire quoi que ce soit seul, dont s’alimenter… On devait donc le nourrir à la cuillère, et la moitié finissait invariablement à côté. À force, elle avait bien peur de devoir se résoudre à lui mettre un bavoir.
 
- Tête de mule. Toujours à faire la fine bouche. C'est pas assez délicat, peut-être ? Ou c’est parce que c’est mauvais ? fit-elle avant de porter la cuillère à sa propre bouche. Hmm… Même pas en plus. C’est même très bon. C’est chaud et ça fait du bien. Si t’en veux pas, moi par contre… ! Allez, réagis, quoi…
 
Elle scruta le visage du malade, espérant comme à chaque fois y déceler une étincelle de vie, mais rien n’y fit. Il regardait dans le vague, en direction de la fenêtre et du carré de ciel qui s'y découpait, la bouche entrouverte ; ses doigts se crispaient parfois sur le tissu du lit, comme s’il les refermait sur quelque chose que lui seul pouvait voir. Merveilleuse l’avait renvoyé du laboratoire le lendemain même de son opération, apparemment satisfaite de son travail, s’attirant quelques regards stupéfaits. Ils avaient hissé Gemini jusqu’aux quartiers d’Héloïse comme on l’aurait fait d’un sac de patates, à l’aide du monte-charge qui avait été aménagé pour traverser verticalement chaque étage du fort, et avaient dégagé là-bas un espace suffisant pour y installer un lit sommaire. Ils avaient œuvré en toute discrétion avec la complicité des lieutenants, auxquels Héloïse avait ordonné d’organiser une série d'exercices et d'inspections surprises dans la cour du fort, prétexte idéal pour le vider de ses occupants pendant quelques heures. Ils s’étaient affairés dans le silence des lieux désertés, le visage fermé. Tulip, débraillée et morte d’inquiétude, dégageant une puanteur abominable après son long séjour à l'ombre, avait été libérée de sa cellule et directement amenée par un Espérandieu plus froid que jamais. Il s’était posté à l’entrée des appartements d'Héloïse au dernier étage, raide comme un piquet, avant de lui faire signe d’entrer. À l’intérieur, Héloïse se tenait au chevet du malade. Tulip avait marqué un temps d’arrêt en découvrant l’état de son vieil ami. Un vrai cadavre…
 
- Tu es déjà au courant, alors je ne prends aucun risque supplémentaire à te faire venir ici, avait asséné la maîtresse suprême en tendant un index accusateur vers elle. Tu passeras tes journées ici désormais, pour prendre soin de lui à chaque fois que je ne pourrai pas le faire moi-même. Le reste du temps, tu vaqueras à tes occupations sans jamais dire un mot de ce qui s’est passé à quiconque. J’enverrai Espérandieu te quérir à chaque fois que ta présence sera nécessaire.

Elle se redressa et se dirigea vers la porte, la laissant s'écarter sur son passage. Elle se retourna pour lâcher quelques mots avant de franchir le seuil.

- Tu trouveras une bassine d'eau claire, du savon et des linges dans ce meuble. Lave-toi, tu empestes. Je veillerai à ce qu'on t'apporte des vêtements propres. Profite-en pour te familiariser avec les lieux, tu en auras besoin.
 
Tulip hocha simplement la tête, laissant Héloïse refermer la porte derrière elle. Elle préférerait retourner dans les geôles pour une année entière plutôt que de laisser se répandre la rumeur que Gemini n’était plus qu’un infirme. En plus, cela aurait trop bénéficié aux cultistes qui avaient vu le retour en grâce de l’ancien favori comme un caprice d’Héloïse, et qui avaient fini par jalouser la position privilégiée qu’il occupait tandis qu’il s’enfonçait de plus en plus dans sa propre morosité.
Depuis cet échange polaire, les deux femmes le lavaient et le nourrissaient à tour de rôle dans le secret des quartiers privés de la grande cheffe, où personne ne se risquerait jamais à pénétrer sans son autorisation sous peine d’être la cible d'une punition expéditive. Ishaq n’avait visité le malade qu’une fois, et n’était jamais revenu ensuite. Tulip, comme tous ses congénères appartenant au Messager dont Ishaq était le héraut, en connaissait la raison secrète. Ils la partageaient tous à des degrés divers, le trait distinctif de leur Maison étant la soif de savoir : le vieil homme craignait plus que tout la perte de l’intellect, redoutant l’apathie des aliénés mentaux, ceux condamnés à végéter dans un néant intellectuel lamentable. Gemini était à ce moment précis le miroir de sa peur la plus profonde.
 
Les lanières de cuir autour de son poignet se tendirent brièvement quand un sursaut lui fit violemment tendre le bras. Il était incapable de se mouvoir seul depuis l’opération, mais on avait tout de même attaché ses bras et ses jambes au lit. En effet, il lui arrivait de souffrir de gestes nerveux incontrôlés, qui le faisaient se raidir brusquement dans sa couche, parfois au point que ses blessures se rouvrent et saignent. Certaines crises de tétanie étaient si violentes qu’il s’entaillait les chevilles et les poignets en s’arc-boutant contre ses liens. Tulip, qui avait appris à déceler les signes annonciateurs de ces crises, gardait une vieille ceinture à portée de main, qu’elle pouvait coincer entre ses dents afin qu’il morde le cuir craquelé plutôt que de risquer de sectionner sa propre langue. Elle nettoyait ses blessures à chaque visite, vérifiant l’état des bandages et les changeant s’il le fallait. Dessous, les lésions étaient terribles, on aurait cru qu’un géant l’avait mâché et broyé avant de le recracher. La quasi totalité du torse de Marco n’était plus qu’un carnage de tissu cicatriciel, de sutures et de peau greffée, encore à vif par endroits. La trace avait heureusement fini par s’estomper, mais pendant ses premières visites, Tulip aurait juré avoir vu l’empreinte bien nette d’une main sur son torse, les doigts tordus de Merveilleuse imprimés dans sa chair comme dans de la glaise.
Mais le pire, c’était les asticots. La vile doctoresse lui refilait régulièrement des bocaux entiers de larves fraîches et bien vivantes dont elle faisait l’élevage, et qu’elle devait appliquer généreusement sur les plaies. Le procédé était connu et bien documenté, et des témoignages de son utilisation et de son efficacité apparaissaient dans certains des plus vieux textes de leurs archives. Ces insectes dévoraient la chair nécrosée et assainissaient les plaies, favorisant la cicatrisation en accomplissant un travail prodigieux et bénéfique digne du meilleur chirurgien. Mais Tulip ne s’y ferait jamais, et continuerait de trouver ces braves bêtes absolument infectes malgré leur utilité, surtout lorsqu’elle devait en saisir de pleines poignées pour les étaler à même ce gros morceau de viande crue qu’était devenu Gemini.
 
- Putain de toi, je te jure… Je te préviens, je t'ai déjà changé aujourd'hui, alors si tu te pisses encore dessus, tu devras attendre un peu…
 
Tulip s’appuya lourdement sur lui, découragée, le coude sur sa cuisse et la joue reposant sur son poing. Le coin de la pièce où l’on avait aménagé une chambre pour l’infirme, rudimentaire et inélégante, détonnait fortement avec le reste des appartements privés d’Héloïse, d’une finesse correspondant à son rang. Tentures et tableaux ornaient les murs, les meubles étaient faits d’essences de bois rares et les étagères étaient chargées de livres et d’objets remarquables. Son regard s’attarda sur la vénérable statuette d’ivoire jauni qui trônait sur un petit autel personnel. C'était une représentation de l’Hydre, déesse à laquelle était dévouée la Maison d’origine d’Héloïse, l’épouse du roi des profondeurs, l’Abysséen, le dieu de Gemini. À eux deux, ils formaient les deux moitiés d’un même couple divin, destiné à régner ensemble selon la doctrine enseignée par leurs adorateurs respectifs. Chaque Maison reconnaissait l’existence des mêmes dieux antédiluviens mais se vouait à un seul d’entre eux, dont elle croyait à la suprématie sur les autres lorsque le moment de se révéler au grand jour serait venu. Les Maisons jumelles de l’Hydre et de l’Abysséen avaient toujours occupé une place à part, conservant la même aura martiale et travaillant de concert d’aussi loin qu’on s’en souvienne, finissant par quasiment fusionner pour de bon lorsque Héloïse avait mené à bien son projet d’unifier tous les cultes sous une même bannière.
 
- Je reconnais que ça a une certaine classe, vous autres qui adorez les profondeurs, mais je continuerai de préférer mon vieux Pharaon, commenta Tulip. J’aime pas trop la flotte, de toute façon. Ça aide pas.
 
Gemini inspira profondément, sifflant entre ses dents avec le même air absent que d’habitude. Tulip pianota des doigts sur sa joue. Comme d’habitude, elle s’était spontanément mise à parler, autant pour lui que pour elle, espérant peut-être lui arracher une réaction en frôlant le blasphème. Elle ressentait le besoin physique de briser ce silence déprimant. Elle essuya un filet de bave épaisse qui avait commencé à couler sur son menton, et elle agita la cuillère dans les airs pour le menacer.
 
- Dis donc, tu sais qu’à force, tu me rappelles Anthémis ? Quand elle était tout bébé. Enfin, si elle avait été plus grande, plus grosse, plus vieille, avec de la barbe et du poil aux couilles. Et puis toi, je peux pas vraiment te soulever sur mon épaule pour te faire roter… Elle, elle avait toujours faim, t’aurais vu ça, c’était incroyable ! À se demander comment elle a fait pour rester aussi petite que moi. Ouvre grand, tu veux ? La cuillère arrive. Ouvre ! Merde…
 
La cuillère s’était heurtée aux lèvres subitement closes de l’infirme.
 
- T’es pas sympa. Après, en parlant de bébés, je suis sûre que tu mangerais avec plus d’entrain si ta soupe sortait d’un nichon, tu vois. Moi aussi remarque, ha-ha ! Écoute, je bavarde, m’en veux pas, hein… L’humour, c’est comme ça que je gère les choses. Tu devrais le savoir à force. Si c’est bon ou mauvais, après, c’est pas mon problème. Mon public a toujours été vachement plus difficile que moi.
 
- Grrrhhm…
 
Le grondement, soudain et profond, la surprit. La cuillère lui échappa des mains et atterrit sur le lit à côté du malade, souillant les draps.
 
- Hé ben ça alors, souffla-t-elle. Elle avait reconnu le début d’un soupir d’exaspération comme elle lui en avait si souvent arraché par le passé.
 
Gemini était toujours inerte, les doigts agités de tics occasionnels et incontrôlés, la tête mollement posée sur l’oreiller. Tulip se pencha un peu plus vers lui, assez près pour distinguer les imperfections de sa peau. Il cligna à plusieurs reprises des paupières et sa respiration s’accéléra, puis un autre borborygme suivit, peut-être de douleur ou de gêne. Ses yeux étaient animés d’une vivacité nouvelle, de bon augure.
Héloïse
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Posté le 31/01/2022 à 21:15:59. Dernière édition le 01/02/2022 à 01:47:54 

- Si ce qu’il dit là est vrai, alors…
 
Ishaq, assis sur un divan dans les appartements privés d’Héloïse, tapota pensivement la liasse de parchemins qu’il tenait dans la main. C’était le récit de la vie de Gemini sur Liberty, qu’il lui avait expressément demandé de rédiger pour ses archives privées, trois mois plus tôt. Il porta son regard perçant sur son interlocutrice, qui se tenait debout et les bras croisés sur la poitrine. Elle venait à peine d’arrêter de faire les cent pas, absorbée dans ses pensées. Ishaq scruta son beau profil acéré. Il avait possédé de nombreuses épouses au cours de sa vie interminable, et engendré un nombre incalculable d’héritiers. Il les avait tous enterrés, puis leurs enfants, puis les enfants de leurs enfants, et ainsi de suite… Son cœur ne se souciait plus d’amour depuis longtemps, mais voir la détermination de cette femme à l’œuvre était un spectacle toujours aussi envoûtant même à ses yeux immémoriaux.
 
- Cette île relève de l’extraordinaire, reprit le vieillard. Je commence à croire que les richesses y circulent bien plus que dans n’importe quel autre partie du monde. Et tous ces événements improbables qui y surviennent…! Marco Polo lui-même n’aurait pas pu inventer un récit plus captivant. C’est un véritable vivier, regorgeant tant d’hommes potentiels que de ressources variées. Maintenant que notre présence ici est bien ancrée, nous pouvons enfin regarder plus sereinement vers l’avenir. Vous avez réussi l’impossible. Vous avez unifié les Maisons et leur avez donné un second souffle. Il n’est pas question de se reposer sur nos lauriers, mais peut-être…
 
- …Est-il temps d’assurer durablement nos arrières, acheva-t-elle à sa place, se remettant à déambuler. La conquête de la Baie du Massachusetts fut un saut vers l’inconnu, heureusement couronné de succès. Mais il est devenu évident que nos avant-postes le long des routes maritimes d’ici au Vieux Continent manquent cruellement d’envergure. Nous ignorons toujours ce qu’il est advenu de la dernière expédition sensée mettre nos blessés à l’abri. Voilà un rappel cuisant de la fragilité de notre position dès lors que nous nous aventurons hors de notre territoire…
 
- Les membres des Maisons encore éparpillés à travers le monde pourraient nous rejoindre plus facilement si nous nous implantions le long des côtes tropicales, fit remarquer Ishaq. Sollicitez Gemini. Faites-en un ambassadeur de votre volonté, qu’il agisse là-bas en votre nom. Donnez-lui un but.
 
- Je doute fort que quiconque sur cette fameuse île se soucie des Maisons ou de leur grande prêtresse, répondit Héloïse d’un ton tranchant.
 
- Pardonnez-moi, mais cela importe peu en vérité. Une domination sans partage n’est pas essentielle. Étendre notre influence, en revanche… Trouver des partisans…
 
- Et ensuite ? Reconstruire les Maisons perdues pendant la guerre ?
 
- Et pourquoi pas, ma dame ? Nous y songeons depuis longtemps, et ce projet n’a jamais paru aussi proche d’être une réalité qu’à l’heure actuelle. Peut-être trouverons-nous sur Liberty le sang neuf qui fait défaut au Bouc, au Rapace et à d’autres encore depuis des années.
 
- Le jeu en vaut sans doute la chandelle, je vous l'accorde, bien que j’ignore encore quoi penser de cet endroit. Cloaque puant, ou joyau caché au cœur des Caraïbes…?
 
- Il n’y a qu’une seule manière de le savoir, je le crains. Songez que même en ayant échoué à ses propres projets de sécession, Marco aura travaillé pour nous. Il connaît l’endroit comme sa poche et sait à qui s’adresser là-bas. Il pourra repérer des recrues potentielles. Il lui suffit d’emmener quelques hommes de confiance avec lui, de se mêler aux autres à la tête d’un petit groupe
 
- Je vous connais, vieux renard. Si vous me le proposez c’est que vous y avez déjà réfléchi pendant des heures, le tança Héloïse. À qui songez-vous ?
 
- En premier lieu, à cette chère Tulip, répondit-il sur-le-champ. Je pense pouvoir me passer de mon bras droit pendant quelque temps. Elle est compétente et saura soutenir et motiver Marco mieux que personne. Il y a aussi ce vétéran qui les a déjà accompagnés. Otto. Il n'est pas de ma Maison, mais il a la réputation d’être loyal, discret et débrouillard. Il est essentiel que ce groupe soit soudé. Laissons donc les futurs chefs choisir le reste de leurs compagnons. Qu’en dites-vous ?
 
Il lui sourit avec une fausse candeur. Il savait pertinemment qu’Héloïse sauterait sur l’occasion d’éloigner la rouquine tapageuse hors de sa vue. Tulip était devenue inséparable du colosse pendant sa convalescence. La prêtresse n’oublierait jamais la vision de la petite femme robuste au crâne rasé soutenant Marco Gemini, les jambes tremblantes, qui s’appuyait sur elle de tout son considérable poids pour s’entraîner à remettre un pied devant l’autre, subissant ses injures et ses encouragements.
 
- Très bien. Nous commencerons à réfléchir à tout cela dès ce soir avec les plus hauts gradés, décréta-t-elle. Je dois reconnaître que cette vieille sorcière a fait un travail incroyable… Marco se remet beaucoup plus vite qu’on ne l’aurait espéré, et je doute de réussir à le faire rester ici encore longtemps une fois qu’il se sera complètement rétabli. S’il finit par déserter pour rejoindre son enfant, comme vous le soupçonnez, je n’aurai d’autre choix que de l’emprisonner cette fois, ou pire. C'est cela ou perdre la face.
 
Elle arrêta ses allers et retours dans la pièce, gardant les mains serrées dans le giron de sa robe. Son regard se perdit par la fenêtre. Dehors, loin de l’autre côté de l’enceinte du fort, les feuilles des arbres bruissaient dans le vent froid et vif venu de la côte toute proche.
 
- Après tout, qui suis-je pour séparer ainsi un père et sa fille…? ajouta-t-elle à mi-voix, amèrement.
 
- Il y a des choses contre lesquelles nous ne pouvons pas lutter, Héloïse, dit doucement Ishaq, conscient de marcher sur des œufs. Ne doutez pas de son estime pour vous.
 
- Jamais. Mais ce n’est pas mon nom que je l’ai entendu prononcer dans ses rêves, répondit-elle.
 
Ishaq, rompu aux subtilités du langage corporel, décela les efforts incommensurables qu’il lui avait fallu pour parler d’une voix égale. Il se renfrogna, caressant son menton et sa barbe blanchie. Il n’était pas bon de voir douter un chef tel qu’Héloïse.
 
- Ma dame…
 
Elle prit une profonde inspiration, coupant court à toute remarque qui se serait révélée superflue, et frotta machinalement la bague passée à l’annulaire de sa main droite. Faite d’ivoire, elle prenait la forme d’un serpent tricéphale dont les cous entrelacés formaient le corps du bijou, et les têtes la châsse où était sertie une perle aux reflets nacrés.
 
- Le nom de « Faye » vous dit-il quelque chose, Ishaq ?
 
- Seulement par le biais de ces mémoires, ma dame. Elle y est évoquée avec les autres pirates.
 
- C'est bien cela. La femme en noir… Je l’ai rencontrée lorsque je me suis mêlée aux festivités, le soir où nous avons arraché Marco à Liberty. Elle m’avait alors paru des plus intéressantes. C’est une étrange sensation que de découvrir en celle que l’on a appréciée une rivale… En a-t-elle au moins conscience ?
 
Elle marqua une pause, et leva la main à hauteur de son visage pour examiner sa bague.
 
- Une partie de moi a toujours espéré que j'aie gardé la faveur de mon compagnon, malgré toutes ces années d'exil. Que rien n'aurait changé à son retour. La désillusion finale est cruelle. Mon œuvre aura bel et bien fini par devenir mon unique joie, et mon fardeau. Peut-être aurai-je été plus heureuse en menant une vie sans envergure.

Elle abaissa la main, revenant à l'examen du paysage qu'on apercevait par la fenêtre.

- Je suis parfois si fatiguée, Ishaq
 
Le vieillard resta coi devant cet aveu inattendu dans la bouche d’une femme aussi intransigeante. Il était son plus proche conseiller et aussi son confident par la force des choses, peut-être même le seul hormis le fidèle Espérandieu. Il remua très légèrement sur ses coussins, troublé. Personne d’autre que lui ne devait jamais entendre ces paroles. Ishaq attendit sagement qu’elle continue de dérouler le fil de ses pensées, sachant reconnaître un moment d’introspection qu’il valait mieux ne pas interrompre.
 
- Peut-être le moment est-il venu de rendre sa liberté à mon plus vieil ami, conclut-elle, l’expression de la douleur déformant brièvement ses traits avant qu’ils ne retrouvent leur majesté habituelle.
Héloïse
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Posté le 17/02/2022 à 20:38:29. Dernière édition le 18/02/2022 à 01:14:54 

-ÉPILOGUE-


Recluse dans ses appartements, Héloïse prenait quelques heures d’un repos trop rare et bien mérité. Marco était parti depuis quelques mois déjà. Bien qu'elle soit persuadée d'avoir pris la bonne décision en le laissant rejoindre sa fille, le souvenir vivace de la dernière étreinte qu'ils avaient partagée lui rappelait sans arrêt son absence. La direction du fort et des territoires alentour requérait toute son énergie, et elle s’y consacrait avec un zèle accru pour atténuer l'amertume de ces pénibles au revoir. Espérandieu s’annonça et fit son entrée en souplesse, parlant bas comme pour l’épargner.
 
- Des nouvelles fraîches de Liberty viennent d’arriver, madame.
 
Ces quelques mots suffirent à capter toute l'attention de la grande prêtresse, qui se redressa sur le divan dans lequel elle était étendue. Elle avait à peine touché à la collation posée sur un guéridon à sa portée. L'homme brandit le papier marqué du sceau de Gemini, s'éclaircit la gorge et commença à lire, décryptant la missive au fur et à mesure.
 
- Gemini et ses compagnons sont bien parvenus à destination. Ils y ont retrouvé la jeune Anthémis, qui a permis de savoir pour de bon ce qui était arrivé à l’expédition perdue. Une mutinerie, apparemment. Il y a eu combat jusqu’à la mort, et quelqu’un aura préféré saborder le navire et sa cargaison plutôt que de laisser les vainqueurs s’en tirer. Il n'y a pas d'autres survivants à sa connaissance, et elle ignore ce qu'il est advenu de Silas, qui a pourtant atteint l’île avec elle. Aucun membre du groupe de Gemini ne l'a vu, et il ne s'est manifesté à eux à aucun moment. Il s’est tout bonnement évanoui dans la nature.
 
- Quel gâchis, murmura Héloïse, contrariée. Je comprends mieux l'afflux de volontaires pour accompagner les blessés. Ceux qui doutaient de moi y auront vu une occasion en or pour déserter, et ils se seront concertés pour constituer la majorité de l’escorte, sous notre nez… Sans les gens loyaux présents à bord, nous aurions fini avec un nouveau groupe dissident sur les bras, continua-t-elle en songeant à Fumeur, feu le meneur de l'expédition et un ami qu'elle connaissait depuis aussi longtemps que Gemini. Quant à Silas, ce n’est guère surprenant. C’est un Rêveur, et ce serait peine perdue que d’espérer contrôler ceux-là. Mais Ishaq sera au moins heureux d’apprendre qu'une de ses disciples favorites a survécu. Il y a toujours fort à faire ici ; nous ne pouvons que nous en remettre à Gemini et sa bande, et attendre de voir si leur tentative portera ses fruits.
 
Elle se redressa soudain parmi les coussins qui l’entouraient, le corps secoué d'un frisson, et réprima un haut-le-cœur. Espérandieu amorça un geste pour l'aider ; le temps qu’il se ressaisisse, sa maîtresse avait déjà elle-même repris contenance et lui faisait signe de la débarrasser du plateau de denrées, sur le guéridon. Elle reprit ensuite sa position initiale, desserrant le nœud fait par la ceinture de soie de sa tunique autour de son corps.
 
- Vous devriez manger, madame.

- L'odeur de ces gâteaux m'insupporte. Apporte-moi de quoi écrire, Samuel. La réponse doit partir le plus tôt possible.
 
- Fort bien, madame.
 
Le loyal valet hésita et, pour l’une des rares fois de son existence, il fit l'impensable. Il questionna la femme envers laquelle il s’était juré une fidélité absolue.
 
- Pardonnez mon indiscrétion, mais… comptez-vous le lui dire, madame ?
 
Son audace fut accueillie par l'un de ces fameux regards terrassants, destinés à s'adresser aux faibles et aux forts sans distinction. Le même que Gemini, songea le valet. Sans doute l'avaient-ils perfectionné ensemble, il y a toutes ces années. Elle l’adoucit d’un fin sourire pour son fidèle bras droit.
 
- Non. Pas encore. Et maintenant, va.
 
Il obéit à l'ordre de sa maîtresse, sa sempiternelle canne d'ébène coincée sous le bras pendant qu'il quittait la pièce, chargé du plateau quasiment intact. Héloïse, restée seule dans l’intimité de ses appartements privés, ouvrit complètement les pans de sa tunique pour se libérer. Elle se laissa aller à nouveau en arrière, reposant son dos contre le dossier rembourré de son divan favori, et caressa son ventre qui s'arrondissait à vue d'œil.
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