Faux Rhum Le Faux Rhum Faux Rhum  

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Gemini
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Posté le 02/02/2021 à 19:26:43. Dernière édition le 03/02/2021 à 00:07:57 

Quelque part sur une route grossière le long des côtes de la Nouvelle-Angleterre, une charrette conduite par deux silhouettes encapuchonnées traversait une forêt gelée…
 
- Gemini qui écume une île de tarés avec une fine équipe de loups de mer… Ça me fait tout drôle ! Comment elle s'appelait la jolie brune déjà ? Celle qui a fait forte impression à la cheffe. Reparle-moi d'elle, avec bien des détails ! Pour les longues nuits d'hiver…
 
- Elle s'appelle Faye.
 
- Hmmmmmmmmmm… Faye à la cuisse légère ! J'adore. On dirait le début d'une blague ton histoire : il y a Gemini, une nonne, un borgne, un handicapé et un gigolo sur un bateau…
 
- C'est difficile à expliquer.
 
- Putain, tu m'étonnes ! Et par-dessus tout, te voilà daron... Et la môme non seulement elle est zinzin, mais en plus elle est verte ! T'es vraiment impayable. T'as intérêt à écrire tes mémoires un jour.
 
- Tu me fatigues, Tulip.
 
- Ça va, ça va… Si on peut même plus rattraper le temps perdu avec les vieux copains…! minauda la rouquine.
 
- T'as eu deux mois pour ça. On en a déjà parlé, en plus.
 
- Ouais ! Daron Gemini… Nom d'un chien. Je m'en remets pas. T'as intérêt à me la présenter en premier quand tu la ramèneras, tiens. Tu me dois bien ça. Enfin, quand la moitié de la région aura arrêté d'essayer d'avoir notre peau.
 
- Si tu veux, Tulip.
 
L'irritation de Marco Gemini s'estompa bien vite, incapable de résister longtemps à la malice de sa compagne de route. Les années n'avait pas été tendres avec elle : vingt ans plus tard, la fille svelte qui parcourait Livourne en long et en large s'était muée en femme dans la force de l'âge, qui compensait sa perte d'agilité par un gain de muscles conséquent. Et puis, elle avait toujours un tour dans son sac, et la langue encore plus acérée que la dague. Elle avait longtemps été la préférée de Gemini, et encore aujourd'hui il éprouvait une affection toute particulière pour la roublarde -ce qu'il aurait nié jusqu'à la mort. Bien sûr, elle-même n'était pas dupe et chacun d'eux s'efforçait de faire comme si de rien n'était, jouant à un jeu vieux de quelques décennies.
 
La charrette avançait cahin-caha sur le sentier gelé, et plusieurs fois déjà Gemini avait du descendre pour aider le cheval qui peinait et glissait en tirant le lourd chargement. Des vivres, des outils, des fourrures, des armes... Un ravitaillement vital pour le camp, le tout acheté et échangé le long d'un trajet de six jours aller-retour les menant à travers plusieurs grands villages, dont ils voyaient enfin le bout. Il était essentiel que le clan passe l'hiver dans les meilleures conditions possibles ; car ici, en Nouvelle-Angleterre, la saison froide n'usurpait certainement pas son nom. Par bonheur, la plupart des anciens membres des diverses Maisons maintenant fusionnées par Héloïse avaient vécu dans les contrées froides de l'est et du nord de l'Europe. Ceux là se débrouilleraient. C'était ceux qui avaient vécu tout autour de la Méditerranée, parfois même jusqu'en Orient comme Ishaq et Tulip, qui souffraient le plus de l'hiver glacial. La rouquine était tassée sur le banc à côté de Gemini, qui restait imperturbable tandis que son interlocuteur de ces trois dernières heures consistait en un tas de couvertures informe duquel s'élevait la voix de sa vieille amie.
 
- Je te jure, si je me gèle pas au moins un truc d'ici ce soir, je veux bien bouffer mes bottes. Ou même les tiennes. Sans rire ! En plus j'ai le cul en compote. J'ai jamais vu une route aussi merdique.
 
- C'est pour empêcher ta langue de geler que tu l'ouvres autant ?
 
- Ha-ha. N'empêche, tu peux faire ton vieux blasé tant que tu veux, je sais très bien que t'es heureux d'être ici.
 
- Si tu le dis, pipelette.
 
- Hé, tu diras c'que tu veux, tu me la feras jamais, à moi. Bon, on en a encore pour longtemps ? La nuit tombe à vue d'oeil.
 
- Non. A vrai dire, on devrait même arriver d'ici très peu de temps. On a passé le dernier embranchement avant le relais il y a près d'une heure.
 
- Oh ho-ho ouais, pas de rata ce soir ! Bonjour le bon manger, bonjour le lit chaud ! Ce soir, pas de haricots !
 
Et de fait, un bâtiment se découpa bientôt sur le bord de la route au milieu des pins, une grande bâtisse ceinte d'une palissade d'une hauteur appréciable. Une fois la charrette soigneusement rangée à l'abri des intempéries, le cheval mis aux étables et quelques pièces données aux garçons aux épaules larges chargés de surveiller les biens des voyageurs, les deux compères purent enfin entrer se mettre au chaud. L'aubergiste ne posa pas de questions, et se contenta de leur indiquer du menton une table minuscule engoncée dans un coin de la salle. Ils s'y glissèrent non sans s'attirer quelques regards, et une serveuse entre deux âges ne tarda pas à venir les voir.
 
- Bienv'nue. Y veulent manger ? On a de la soupe et du gruau, du pain et du fromage. La viande y'en a plus, rapport à c'que c'est bondé ce soir.
 
- Deux bols eud' soupe, une miche eud'pain et une belle tranche eud' frometon. Et deux bières ! Pis on dormira ici, aussi, fit Tulip avec son plus bel accent paysan.
 
- Bon dieu… souffla la serveuse en roulant des yeux. Ça marche. Pour les chambres y'en reste y'a pas de souci, comme personne a envie de s'attarder ici…

Elle s'éloigna et revint quelques minutes plus tard avec deux chopes, deux bols d'un brouet clairet où flottaient quelques morceaux de patates et de navets, une miche de pain déjà dure et un vieux fromage dont on avait retiré le moisi au couteau.
 
- Tu disais quoi à propos du rata, déjà ?
fit Gemini avec un sourire en coin en voyant sa compagne grimacer et touiller le contenu de son bol sans grande conviction.
 
Il suffit à Gemini de parcourir rapidement la salle des yeux pour croiser les regards de quelques curieux ; la plupart étaient fuyants, mais certains étaient bien sinistres… Les colons déjà installés dans la région depuis de nombreuses années voyaient d'un très mauvais œil l'arrivée d'étrangers, sans parler des conflits entre membres de différentes religions qui n'avaient au final fui l'Ancien Monde que pour mieux trouver de nouveaux ennemis dans le Nouveau. Beaucoup de ces gens s'étaient montrés hostiles dès le départ, refusant de traiter avec le groupe mené par Héloïse et tentant même à quelques occasions mémorables de les voler ou de les chasser -avant de tomber sur un os. Evidemment, les traces de lutte et les cadavres retrouvés à ces occasions n'avaient pas aidé à l'apaisement des tensions auprès des autres colons. En bref, tout le monde était peu disposé à partager, et l'entrée dans la rude période hivernale n'avait certainement pas amélioré la situation.
 
- Nerveux.
 
- Aime pas ça non plus.
 
Sans se concerter, les deux compères s'étaient immédiatement mis à parler par signes, artifice que leur mentor à tous les deux, Ishaq l'Assyrien, avait créé. Ce formidable outil, qui permettait l'échange d'informations avec une discrétion quasi absolue, s'était vite révélé indispensable au point qu'il était devenu obligatoire de l'apprendre dès lors que l'on entrait au service de certaines Maisons -en particulier les trois alliées historiques : le Messager, l'Abysséen et l'Hydre.
 
- Sale tête approche, fit très vite Tulip.
 
- Vu. Toi parle.
 
Effectivement, deux solides gaillards vêtus comme des bûcherons, un blond et un brun, s'étaient levés du banc qu'ils occupaient pour se diriger vers eux en roulant des mécaniques. Leur air suffisant était quelque peu gâché par leurs vêtements épais qui leur donnaient une allure pataude, ainsi que par les marques d'une vie passée en extérieur : les cheveux sales collés par la sueur, les joues couperosées et même le nez brûlé par le froid pour l'un.
 
- Holà, mes bons m'sieurs ! On peut vous aider ? dit Tulip à voix haute, prenant les devants en arborant avec un naturel désarmant un sourire de façade auquel il manquait une dent. Pendant ce temps, Gemini dissimula sa face sévère en la plongeant dans sa chope de bière.
 
- B'soir, b'soir… Pas beaucoup de place ce soir, hein ? S'dérange si on s'attable ? demanda le blond d'un ton qui ne souffrirait aucun refus.
 
Le reste des conversations dans l'auberge baissa subitement d'un ton ; on tendait l'oreille un peu partout dans la salle.
 
- Oh bah non, faut bin' manger. Vous avez pas encore mangé, si ?
 
- Si, si, on veut juste une vraie table plutôt que c'banc pourri ! fit le brun, dont le bonnet descendait quasiment jusque sur les yeux.
 
- Allez-y donc ! Les bons gars ont droit aux bonnes tab'.
 
- Aaaaah ! Voilà d'bonnes âmes, fit le blond en se grattant la barbe tandis qu'ils s'asseyaient sans plus de cérémonie. 
 
- On fait c'qu'on peut, content d'voir qu'ça vous réchauffe eul' coeur !
 
- Et j'vous dis pas, après le boulot ça fait plaisir, hein
 
La conversation dura ainsi quelque temps entre le brun (Bonnet) et Tulip, un échange de banalités que Gemini trouva parfaitement assommant. De temps en temps, le blond à la barbe hirsute (Barbu) lui jetait de petits coups d'œil qui l'énervaient de plus en plus. Soudain, Barbu passa à l'attaque et coupa son compère en plein débat sur les chutes de neige à venir.
 
- Y cause pas beaucoup, lui… D'ousque vous avez dit que vous étiez, déjà ?
 
- De nulle part, pour l'moment ! On est qu'deux petits marchands, on va de ville en ville avec mon homme. On s'achètera une belle piaule quand on aura les fonds ! rétorqua Tulip du tac au tac.
 
- Aah, un petit couple ? Faudrait pas fâcher le bon dieu avec des coucheries hors mariage, hein ?
 
- Ah ça non, on est mariés ! protesta vivement Tulip, tapant fort sur la table. Quelle horreur ! On n'a pas idée d'sortir des sal'tés pareilles… Ah, j'en tremblerai presqu' !
 
Elle se signa avec ferveur, arrachant un ricanement à Bonnet. Fort heureusement pour elle, elle portait encore ses gants pour cacher l'absence d'anneau.
 
- Et ils font quoi, les beaux mariés ? Si j'puis demander, bien sûr, j'aime pas me mêler de c'qui est pas mes affaires ! lança-t-il d'un ton trop mielleux pour être honnête, jetant un petit coup d'œil en coin à Gemini toujours silencieux, fort occupé à touiller sa soupe et siroter sa bière.

- Calme, fit Tulip avec les doigts à l'attention de son compagnon. Rin d'bin grandiose, on échange des fourrures. Monsieur sait très bien chasser, continua-t-elle à voix haute. Le bon dieu m'a gâtée, et pas qu'dans la couche ! Alors on a des bons stocks tous les ans, un plein chariot, et on échange ça pour un prix de rien du tout -vrai de vrai ! Z'en voulez pas ? On fait aussi du troc si vous avez pas d'argent. Un tonneau de bière ou un bon gros jambon contre un ballot. On a plein de bonnes fourrures bien chaudes, alors faudrait pas s'en priver, hein ?! Ça vous intéresserait pas vous ?
 
Elle continua de bavasser, coupant la parole dès que l'on faisait mine de lui répondre, faisant tout ce qu'elle pouvait pour abrutir les deux intrus. Gem' salua la performance de son amie d'un léger geste du doigt -Tulip le remercia d'un clin d'œil furtif, sans s'arrêter de déblatérer des mondanités. Les deux types avaient la tronche qui s'allongeait à chaque seconde passée à écouter les bavardages de la rouquine.
 
- Oui, bon, ça va, ça va finit par dire Bonnet. On a bossé toute la journée, la fatigue nous gagne, va falloir qu'on vous laisse. On parlera une ot' fois.
 
Il ne faisait même plus l'effort de sourire, lassé et de moins en moins motivé à jouer le jeu face à sa proie.
 
- Oh désolé hein, moi c'est la bavarde, lui il dit rien, il est timide. Et puis, il a pas grand-chose dans le crâne, j'compense ! Ha, ha ! l'acheva Tulip avec un faux rire qui frôlait la perfection.
 
- Je vois ça ! 'Tention mon gars, on d'vine sans peine que c'est ta bonne femme qui porte la culotte ! dit Barbu en envoyant une grande claque dans l'épaule de Gemini qui était en train de porter sa cuillère à sa bouche, ce qui eut pour résultat de lui faire renverser une bonne portion de potage sur ses vêtements.

Tulip retint son souffle, la main crispée sur la gaine du couteau caché contre sa cuisse. Bonnet observa Gemini d'un air torve, attendant sa réaction. Gemini résista à l'envie de faire sauter l'œil du type avec sa cuillère et frotta vigoureusement sa chaude veste d'hiver pour en essuyer les taches de soupe, bredouillant des paroles incompréhensibles comme le ferait un simple d'esprit.
 
- Mince alors, désolé mon vieux, lâcha Barbu en cachant très mal un rire. Bon, on va vous laisser tranquilles. Dites, si jamais vous allez vers le Nord, faites attention. Il paraît qu'on a vu des types pas nets s'installer par là. Et ils ont pas l'air d'être des cons de Quakers, ceux-là. Quequ'chose d'autre. De pire.
 
- Ouais. Pire même que des anglicans. Z'êtes pas d'ceux-là vous deux, hein ? Maudit soit l'jour où on les a acceptés, cracha Bonnet comme pour tenter un dernier assaut avant de prendre congé.
 
- Oh que non ! Sainte mère ! Nous autres on n'est que des vrais bons Puritains, hoqueta Tulip, absolument scandalisée. Qu'on m'pardonne de dire ça, mais jamais la couronne aurait dû les laisser v'nir dans la Baie du Massachussetts…! ajouta-t-elle d'un ton sentencieux.
 
- Tu l'as dit ! Allez, adieu.
 
Le duo se leva et partit enfin, sortant de l'auberge non sans jeter un dernier regard en arrière, laissant le couple à son repas sommaire maintenant froid. A peine la porte s'était-elle refermée que Gemini se fendit de quelques mots dans leur langage des signes, ses yeux gris rivés sur ceux de sa compagne.
 
- Bien joué. Voleurs ? Si cherchent camp maison, futurs ennuis.
 
- Possible. Départ demain aube. Effacera traces dans neige.
 
- Bien compris. Bloquera porte chambre cette nuit.
Gemini
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Posté le 13/07/2021 à 18:43:06. Dernière édition le 30/10/2021 à 16:17:18 

Quelque part en Nouvelle-Angleterre, le 1er juillet 1721.
 
- La voilà, Gem, dit Tulip. Elle fait partie de l'équipe chargée de surveiller les bateaux.
 
Elle s’était pointée devant lui, accompagnée d’une jeune inconnue aux cheveux blonds à l’air mutin qu’elle tenait par l’épaule. La fille n’était pas très grande mais solide, on lui décelait un potentiel athlétique très comparable à celui de Tulip lorsqu’elle était jeune, adroite à courir sur les toits et à se faufiler partout avec l’agilité d’une mangouste. Gemini, qui était occupé à couper du bois, laissa reposer au sol l'immense cognée de bûcheron qu'il maniait. La hache était quasiment aussi grande que la gosse.
 
- Je l’ai eue quelques années après ton départ. Elle s’appelle Anthémis, dit Tulip en levant le menton vers le type qui les dominait de plusieurs têtes, imitée par la jeune femme à ses côtés qui fut soudain le portrait frappant de sa mère, la rousseur en moins.
 
- Je suis obligé de te féliciter ?

- Vas-y, défoule-toi, gros balourd.

- Son père…?
 
- Mort pendant l’unification.
 
Gemini se pencha sur la jeune femme qui ne bougea pas d’un pouce ; il l’observa sous toutes les coutures, prenant son temps, terminant son examen en la poussant d’un index épais comme une saucisse. Elle vacilla sur ses pieds et agita un poing rageur dans sa direction, ouvrant la bouche sans qu’aucun son n’en sorte. À vue de nez, elle n’était pas beaucoup plus vieille qu’Euphemia.
 
- Prends la même en brune et on dirait la mienne, finit par dire le colosse, faisant sourire Tulip.
 
Anthémis croisa les bras et regarda sa mère d’un air interrogateur en ayant l’air de se demander ce qu’on attendait d’elle ; tous au camp connaissaient Gemini, l’âme damnée de la grande cheffe, revenu dans ses bonnes grâces après un exil de près de deux décennies. Il parlait peu, restant morne et apathique la plupart du temps. Il n’était jamais plus expressif que lorsqu’il se battait, et alors il se déchaînait pour abattre sauvagement ceux qui lui barraient la route. Dans son dos, on disait qu’il culpabilisait d’avoir abandonné sa fille sur une île de fous furieux, et que chaque ennemi envoyé au tapis était un pas de plus vers l’accomplissement de leur but et sa libération. A ce moment là, et à ce moment là seulement, son serment serait accompli et il pourrait aller la retrouver.
 
- Elle n’est pas bien vieille, dis-moi. Elle sait bien se battre ?
 
- Assez bien pour nous accompagner. Elle l’a demandé à Héloïse en personne.
 
- Tu as déjà tué ? demanda soudain l’homme à la jeune femme, qui le dévisagea.
 
- Elle te répondra pas, Gem, intervint sa mère. Elle est sourde.
 
- Hmm…
 
Tout aussi naturellement qu’il aurait parlé à voix haute, Gemini se mit à agiter les doigts, formant des mots et des phrases selon le code en vigueur parmi leur troupe.
 
- Je suis Gemini.
 
- Je sais, répondit la blonde, en agitant elle-même les doigts avec une dextérité étonnante. Je suis Anthémis. Ma mère a déjà dû me présenter à vous. Je suis honorée de…
 
- Tu maîtrises nos signes à la perfection, la coupa-t-il. C’est rare pour quelqu'un d'aussi jeune.
 
- Pas le choix, répondit-elle du tac au tac, piquée au vif d’avoir été interrompue. Vous aussi, vous vous débrouillez pas mal… Pour quelqu'un qui entend.
 
- Montre un peu de respect. J’ai participé à l’élaboration de ces signes. Combien d’hommes as-tu déjà tués ?
 
- Sept, répondit-elle en arborant un petit sourire supérieur.
 
- Six, corrigea sa mère à voix haute ; elle suivait leur conversation silencieuse, debout derrière sa fille. Elle avait seulement blessé le premier, j’ai dû l’achever.
 
- C’est déjà bien, répondit l’homme aux yeux gris. Va, maintenant. Ta mère veut me parler.
 
La jeune blonde singea le salut des soldats des armées coloniales, portant une main à son front, tourna les talons et se mit à flâner. Le camp profitait d’une accalmie dans l’état de siège permanent dans lequel il se trouvait, et bon nombre de soldats tuaient le temps en improvisant des parties de dés, des jeux de cartes et autres occupations bénignes. On vivait au ralenti, l’humeur générale ayant grandement souffert de ce que l’on avait fini par appeler la « saison de la boue », lorsque l’abondante couche de neige avait fini par fondre et se transformer en gadoue pendant plusieurs semaines d’affilée dans ce climat humide et pluvieux. Certains ne prenaient même plus la peine de se laver, résignés à se retrouver de toute façon couverts de saleté dès qu’ils mettaient le pied hors de leurs abris.
 
Une grande bataille avait eu lieu il y a quelques semaines. Le camp, déjà mis à mal par le rude climat, avait été pris d’assaut à la tombée de la nuit par un bataillon de maraudeurs qui ressemblait plus à une troupe de bandits crasseux qu’autre chose. C’était en vérité une expédition punitive, montée de toutes pièces pour récupérer les réserves de nourriture et d’eau prétendument volées par les colons aux habitants du coin. Bien que cela soit en partie vrai, c'était surtout la convoitise et la jalousie qui motivaient ces maraudeurs à agir. Ces derniers avaient grandement sous-estimé la bande de tueurs d’Héloïse, croyant tomber sur une quelconque troupe d’expatriés religieux chassés de leur pays et relativement inoffensifs comme il y en avait déjà des dizaines d’installés dans la région, et cela avait vite tourné au massacre une fois passé l’effet de surprise. La plupart des hommes et des femmes du camp étaient les vétérans de plusieurs guerres. L’air s’était rempli des bruits assourdissants des coups de feu et de l’odeur de la poudre, certains des agresseurs avaient réussi à escalader ou abattre des sections des palissades qui entouraient le camp et un corps à corps meurtrier s’était déroulé jusque sous les tentes et les cabanes. La troupe avait essuyé un nombre non négligeable de pertes, mais tous les agresseurs avaient été éliminés. On avait pris soin de trier les morts et les blessés une fois le combat terminé, achevant sans pitié les ennemis qui respiraient encore. Leurs corps avaient été jetés sur de grands bûchers qui avaient brûlé sans discontinuer pendant deux jours, dégageant une puanteur et une fumée épaisses sous l’effet de la pluie qui rendait le bois humide et l’empêchait de bien brûler.
 
En retournant les corps du pied, prêt à les achever d’un coup de pique, Gemini avait reconnu l’un des deux hommes qui les avaient apostrophés lui et Tulip il y avait plusieurs mois de cela dans le relais, gisant sur le flanc dans la boue ensanglantée. Il avait le ventre ouvert et laissait échapper des râles en cherchant de l’air, une écume rouge au coin des lèvres. On distinguait les méandres grisâtres et frémissants des boyaux à travers la blessure béante. C’était le brun, celui avec le bonnet, qui ne se trouvait présentement plus sur sa tête ; Gemini avait pu constater que l’homme avait apparemment été scalpé dans son passé. L’affreuse blessure avait mal cicatrisé, lui laissant comme un bourrelet épais couvert de cheveux autour du crâne, qui rappelait une tonsure.
 
- Pas étonnant que t’aies porté un bonnet, toi, avait dit Gemini sur le ton de la conversation avant de planter profondément sa pique dans le sol boueux. Il s’était ensuite agenouillé à côté du mourant pour l’achever de ses propres mains, en lui maintenant soigneusement le visage dans la boue jusqu'à ce qu'il suffoque.
 
Tulip saisit le bras de son vieux compagnon d’armes pour le tirer de sa rêverie, ses doigts s’enfonçant dans le cuir épais de Gemini.
 
- L’opposition est plus rude que prévue, Gem. On n’arrête pas de se battre, et de nouveaux adversaires arrivent tous les jours pour avoir leur part du gâteau. On a tous confiance en Héloïse, on a tous prêté serment, mais on ne tiendra pas tous à ce rythme. Je peux bien te le dire : moi, j’ai enterré trop de copains. On parle d’envoyer les plus fragiles se mettre à l’abri… Alors, je veux qu’elle parte avec eux.
 
Gemini hocha la tête, ses yeux gris plongés dans ceux de la rousse.
 
- C’est ma fille. Je la connais par cœur, elle est encore plus têtue que moi, ajouta-t-elle en crevant de fierté. Elle n’acceptera jamais de partir de son plein gré si on ne trouve pas un bon prétexte. Elle ne sera sans doute pas dupe, mais j’en ai rien à foutre. Comme ça au moins, elle ne perdra pas la face…
 
- Viens-en au fait, Tulip.
 
- Et si on l’envoyait rejoindre ta gosse à toi ? Elle fait autant partie de l’avenir de notre Maison que ma propre fille. Non seulement Anthémis serait plus à l’abri qu'ici, mais elle pourrait lui porter un message de ta part et veiller sur elle.
 
- Le voyage est long et dangereux, répondit Gemini, une lueur s’allumant cependant enfin dans son regard. On n’y a envoyé personne pour cette raison. On n’a pas de gens, ni de temps, à gaspiller pour les envoyer sur cette foutue île à la con. Angus et Salamandre sont déjà censés veiller sur mes affaires en mon absence. Cela inclut Euphemia.
 
- Arrête, on peut pas compter sur eux. Le premier est complètement dingue et la deuxième peut-être encore plus. La saison froide est finie depuis longtemps, la boue du dégel sèche enfin et les routes sont de nouveau praticables, c’est le moment ou jamais ! Ici, c’est la guerre, bon sang. En moins d’un an, un tiers du camp est déjà mort de faim, de froid ou par les armes. Elle est de mon sang, Gemini. Ce n’est pas une grosse balade qui aura sa peau.
 
- …
 
- Allez, merde ! Je te connais, mon vieux. Je suis sûre que tu es déjà convaincu ! Comment tu pourrais me refuser ça, alors que tu as toi-même refusé d’emmener Euphemia avec toi pour lui épargner tout ça ?!
 
Gemini sourit et acquiesça, son visage sévère s’animant plus qu’il ne l’avait fait depuis plusieurs jours. La rouquine lui tapa un grand coup dans l’épaule et éclata en jurons fleuris, de ceux qu’on réserve aux vieux amis. Plus loin, Anthémis les regardait en coin ; elle souffla, moitié exaspérée et moitié amusée de les voir agir ainsi, frustrée de ne pouvoir les épier davantage. Pour un peu, elle se serait crue au milieu des histoires que lui avait racontées sa mère, celles qui se déroulaient il y a vingt ans, quand le colosse était encore le seigneur redouté de sa propre Maison et sa mère l’une des guerrières dix fois bénies d’Ishaq l’Assyrien, avant l’unification des Maisons menée par la grande cheffe qui avait renversé l’ordre établi. Anthémis haussa les épaules et partit trouver de quoi casser la croûte, jonglant crânement avec le poignard qu’elle portait toujours à la ceinture aux côtés de sa hachette favorite, jetant un œil cupide aux parties de dés qui se déroulaient non loin. Elle était toujours prête à jouer -et à tricher- pour se faire un peu d’argent de poche.
 
- Elle me manque, tu sais, dit Gemini. Il avait retrouvé son expression morne et apathique, reprenant la grande cognée en main pour continuer son travail machinal et abrutissant.
 
Tulip resta silencieuse, se contentant de regarder sa propre fille s’éloigner en direction de la cantine.
Anthémis
Anthémis
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Posté le 15/07/2021 à 23:04:05. Dernière édition le 16/07/2021 à 00:39:11 

Il y avait eu une autre attaque la semaine suivante, plus insidieuse celle-ci. On avait tour à tour tenté d’incendier une cache de vivres, empoisonné plusieurs des puits et posé des pièges dans les forêts aux alentours, envoyant plusieurs fidèles vers une mort pitoyable et déshonorante. La suite d’incidents funestes avait précipité la décision prise par Héloïse d’envoyer les membres les plus susceptibles de succomber, ou d’être des fardeaux, vers les abris disséminés le long des côtes et jusque dans les Caraïbes. Ces repaires de tailles diverses étaient précisément destinés à servir de relais, de points de rassemblement et enfin de points de repli pour les membres des Maisons unifiées si l’expédition tournait mal. On avait constitué un petit groupe de guerriers valides pour servir d’escorte, tous volontaires, autant de bras dont on pouvait raisonnablement se passer. Certains des membres les plus endurcis de la troupe avaient alors dit à voix basse qu’Héloïse avait le cœur qui s’était bien ramolli. En d’autres temps, on ne se serait pas encombré de ce genre de boulets. On se serait contenté d’éliminer quiconque n’était plus capable de tenir debout et se rendre utile.
 
Les plus virulentes de ces critiques venaient sans équivoque des quelques survivants de la Maison du Marcheur, des gens à la rancune tenace qui avaient été parmi les derniers à rejoindre l'armée de la grande cheffe. Ils avaient longtemps entretenu une culture rude et hermétique basée sur les démonstrations de force. Par simple mépris et dédain des subtilités de la politique, ils s'étaient érigés en rivaux naturels de toutes les Maisons qui trempaient dans des machinations complexes pour le pouvoir. C’étaient ceux-là mêmes contre lesquels Gemini et tant d’autres avaient guerroyé dans les Alpes avec tant de peine, il y a vingt ans. Ces fanatiques prêts à se battre jusqu’au bout n’avaient cédé que lorsque les grandes bêtes impies qu’ils vénéraient et dont ils se servaient pour la guerre avaient toutes été exterminées sans exception, leurs carcasses puantes réduites en cendres et leurs têtes aux mufles répugnants clouées sur les arbres en guise d’avertissement. Le plus bruyant des détracteurs avait heureusement été abattu lors de la dernière grosse attaque ; on l’avait retrouvé la gorge transpercée par un manche de pioche brisé en deux. Gemini avait sauté sur l’occasion au cours de la bataille, saisissant au vol le moment idéal pour éliminer le gêneur. Il avait soigneusement veillé à ce que cela passe pour les aléas du combat. Personne n’avait émis le moindre doute, et les voix mécontentes s’étaient tues pour un temps. Maintenant, tout ce qu’il fallait à Héloïse pour renouveler l’ardeur de ses troupes était une belle victoire.


***


Les grands navires sur lesquels ils étaient arrivés il y a plusieurs mois étaient là, dans la crique abritée et étroitement surveillée. Pour quelqu’un qui serait arrivé là par hasard, rien n’aurait éveillé son attention dans le paysage. Mais en vérité, l’endroit était perclus d’abris dissimulés et de tours de guet camouflées, tous occupés par des tandems de guetteurs. Un sentier parsemé de pièges descendait en lacets jusqu’en bas des falaises, sur la plage.
 
Anthémis vérifia encore son paquetage, pour la quatrième fois peut-être ; elle et les autres personnes sur le départ s’affairaient sur la plage, embarquant les vivres et les infirmes, échangeant les derniers messages, les adieux et les recommandations d'usage. On adressait ses prières de départ à ses dieux respectifs, appartenant tous au même panthéon païen célébré en secret par chacun des membres de chaque Maison. Anthémis caressa nerveusement sa bague à l’effigie d’yeux reptiliens enchaînés les uns aux autres, appelant de tous ses vœux à revenir le plus vite possible. Sa mère, qui avait pris l’habitude de plutôt la traiter en camarade, perçut son trouble et s’autorisa à lui embrasser les deux joues et à l’étreindre contre elle bien plus fort et plus longtemps que ne l’aurait souhaité la fière jeune femme. Celle-ci se considérait comme une adulte, même si à ce moment précis une angoisse toute infantile lui serrait la gorge.
 
- Mmmanhhaaan, avait-elle d’abord protesté à voix haute, ses mains bloquées contre le corps de Tulip. Elle était sourde de naissance et n’avait jamais réussi à apprendre à parler correctement, au grand dam de sa redoutable mère. Elle passa presque immédiatement au langage des signes une fois qu’elle se fut dégagée. On se reverra vite, maman.
 
- Oui, ma chérie. On se reverra vite, signa Tulip. C’était plus facile d’arranger la vérité quand on ne s’exprimait pas à voix haute.
 
 
***
 
 
Anthémis s’essuya discrètement les yeux, faisant vite par peur d’être surprise. Elle ne supportait pas de paraître faible. La crique était déjà hors de vue depuis plusieurs minutes, et sa mère et les autres avec… Hé bien voilà… On était parti, aussi rapidement et aussi discrètement que possible après des adieux expédiés en petit comité. Elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même, songea-t-elle. Après tout, c’était bien elle qui râlait tout le temps sur ses corvées et les heures passées à surveiller ces putains de bateaux… C’était important, bien sûr. Très important. Cette flotte réduite constituait leur principal moyen de transport et de contact avec le reste du monde, et donc avec le reste des membres des Maisons unifiées qui agissaient encore un peu partout, attendant leur heure pour venir grossir les rangs des colons qui se battaient pour établir une tête de pont durable. Si on détruisait les bateaux, ils pourraient toujours en reconstruire, certes, mais… Cela prendrait de longs mois. Et si jamais ils se retrouvaient en mauvaise posture au même moment, il n’y aurait pas d’échappatoire. Alors on faisait surveiller les navires par des équipes qui intégraient certains des meilleurs éléments de la troupe, des guetteurs agiles et discrets, pour la plupart assassins et espions chevronnés -la spécialité de la Maison du Messager dont Tulip et sa fille étaient originalement membres.

C’était important, oui. Mais bon sang, qu’est-ce que c’était chiant… ! Elle s’appuya sur le bastingage, morose, partagée entre l'excitation du départ et sa tristesse. Un homme vint se tenir à quelques pas derrière elle, prenant soin d’attendre un peu pour laisser le temps à la jeune femme de reprendre contenance.
 
- Alors ? On surveille que les éclopés aillent bien crever ailleurs que dans les pattes des grands chefs ? l’apostropha-t-il en lui tapotant doucement l’épaule afin que la jeune sourde s’aperçoive de sa présence.
 
- Aaanh, se réjouit la fille, surprise, qui s’était retournée d’un coup pour découvrir un vieil ami. Ma mère m’a dit que tu venais aussi… J’attendais que tu viennes m’emmerder, ajouta-t-elle en signant rapidement.
 
Nul autre que Fumeur était du voyage. L’ancien compagnon de route de Gemini était toujours aussi sec et décharné, occasionnellement secoué par des quintes de toux rauques dues à la pipe qu'il s'obstinait à fumer et à laquelle il devait initialement son surnom. Il connaissait Tulip depuis des années et avait quasiment assisté à la naissance d’Anthémis ; c’était lui qui avait appris l’art du déguisement et de l’infiltration à la jeune femme, et leur lien, d'abord celui du mentor et de l'élève, avait fini par ressembler à celui plus intimiste entre un oncle et sa nièce préférée. Il lui manquait un bras, arraché quelques mois plus tôt par un boulet de canon tiré par les défenseurs d'un hameau que la troupe avait nettoyé. Les habitants, des membres d’une communauté religieuse qui vivait en autarcie, avaient été un peu trop curieux et vindicatifs pour leur bien en venant prêcher la bonne parole à coups de fusil près du camp et il avait fallu les réduire au silence. Le canon, pièce d'artillerie de fortune récupérée sur un bateau et maniée par des gens qui n'avaient pas de véritable formation militaire, n'avait eu le temps de tirer qu'une seule et unique fois. Le projectile n'avait pas fait de victime, se contentant de réduire le bras gauche de Fumeur en bouillie au niveau du coude. Il n'avait eu le temps de se rendre compte de rien : il était en train de pointer du doigt un duo de tirailleurs mal cachés dans des fourrés proches quand il avait entendu une détonation assourdissante. La seconde d’après, il était éclaboussé de son propre sang et l'os brisé de son humérus saillait au milieu des chairs en charpie de son bras. La cicatrisation avait été longue et douloureuse, et l'homme déjà cynique de nature prenait depuis un malin plaisir à se plaindre pour faire enrager ses compagnons.
 
- J’ai un peu la trouille, confia Anthémis à l’une des rares personnes auxquelles elle pouvait le faire sans crainte.
 
- Faut pas. On te fait confiance.
 
- C’est surtout que ma mère me tuerait si je lui faisais honte.
 
- Aussi, oui.
 
- Au fait… Je resterai pas avec vous. Gemini m’a confié une mission, avec l’aval de la cheffe. On se séparera quand vous serez à l’abri. Moi, je continuerai jusque dans les Caraïbes.
 
- Dommage, j’adore te mettre ta branlée aux cartes avec une seule main. Mais intéressant… Qu’est-ce qu’il prépare, le sale vieux gredin ?
 
- Rien, c’est juste pour prendre contact avec quelqu'un pour lui. Une gosse.
 
- Une gosse ? SA gosse, tu veux dire ?
 
- Ouais. Je dois lui apporter des nouvelles et la surveiller pour lui… Moi, je pense que ma mère voulait pas que je reste. Du coup ça tombait bien, ils ont pu s’arranger.
 
- Tu n’as probablement pas tort. Mais n’en veux pas trop à ta mère… Ce n’est pas manquer de respect à Héloïse que de dire que tout ne se déroule pas comme prévu ici. Tulip veut te protéger. C’est normal.
 
- Patron ou pas, j’aimerais autant ne pas avoir à faire ses corvées, au Gemini… C’est vraiment sa fille ? Lui c'est déjà un sacré morceau, mais elle elle a vraiment pas l’air normale. Ils me l’ont décrite : elle est verte, les cheveux noirs et les yeux jaunes. Elle a la gueule d'un animal… Qu’est-ce que t’en penses ? Il a couché avec quoi pour pondre ça ?
 
Fumeur suivait sans peine les signes de la jeune femme. En revanche, sa lenteur et son incapacité à exprimer facilement les signes les plus complexes avaient agacé son interlocutrice, qui le coupa alors qu’il allait répondre sèchement à sa remarque insolente. Il n’avait pas l’air content et remuait les lèvres pour formuler ce qui devait être des insultes… Elle crut déceler un « petite peste » ou un « petite conne », elle n’avait pas pu bien voir.
 
- Tu te traînes, le vieux ! Déjà que t’es manchot… Pas facile de s'exprimer en langue des signes avec une seule main, hein ?
 
- Parle donc un peu, pour voir. C’est un ordre, merdeuse, signa-t-il, sa pipe serrée entre les dents. Il posa sa main valide sur la crosse du pistolet passé en permanence à sa ceinture. Manchot ou pas, il restait un excellent tireur -et Anthémis se rappelait fort bien des tannées qu’il lui mettait lorsqu’elle le décevait pendant une leçon étant petite. Elle renâcla.

Elle détestait perdre.
 
- Ooom ‘u-heuuu. Tin-hièèèheu ‘aaa. Heunnn geaainr, Humeurrn, articula-t-elle laborieusement.
 
- Je m’inquiète pas, et je sais bien que tu vas gérer, répondit-il en se détendant un peu. Elle lui faisait toujours un peu de peine quand on la sortait de sa zone de confort, mais c'était comme ça.
 
- Hnnhun, ânonna-t-elle en levant la main, le pouce et l’index joints.
 
- Bon sang, j’arrive toujours pas à savoir si ça me fait marrer ou si ça me fout les glandes quand tu parles comme ça, dit l’homme à voix haute en lui adressant le même signe en retour.
Anthémis
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Posté le 17/07/2021 à 20:31:20. Dernière édition le 17/07/2021 à 20:32:38 

Anthémis tapa dans l’épaule de son compagnon pour attirer son attention, pointant l’index vers l’horizon. Fumeur plissa les yeux, mettant son unique main en visière pour se protéger du soleil. Au loin, on distinguait une nuée d’oiseaux qui volaient en cercles autour de quelque chose de gros, en plein milieu de l’océan.
 
- Qu’est-ce que c’est ? signa la jeune femme.
 
- C’est droit devant nous, on va bien voir.
 
L’odeur exécrable et les cris des mouettes leur parvinrent avant de pouvoir discerner clairement ce dont il s’agissait ; c’était un cadavre de baleine qui flottait mollement, quasiment coupé en deux. La puanteur était insoutenable à cette distance, et on réprima de nombreux haut-le-cœur sur le pont. Tous les membres valides de l’équipage étaient montés voir le spectacle, appelés par leurs camarades. D’innombrables mouettes et goélands tournaient autour de la carcasse, frénétiques dans leur quête d’un morceau de lard arraché au géant qui pourrissait au soleil avant d’être rappelé dans les profondeurs, quand les gaz de putréfaction qui le maintenaient à la surface se seraient échappés. Autour d’eux, les eaux bouillonnaient : le festin se déroulait aussi dans l’eau. Requins opportunistes et autres charognards marins se battaient pour avoir leur part. Anthémis vit un énorme aileron gris crever la surface, foncer droit vers la carcasse en écartant les rivaux plus petits, et disparaître après avoir saisi une pleine bouchée de chair. Elle tira fort sur la veste de Fumeur, impressionnée.
 
- Qu'est ce qui peut chasser une baleine adulte…? signa-t-elle.
 
- J’oubliais que t'es encore un bébé… On voyait ça beaucoup plus souvent avant la guerre, répondit-il, pointant ensuite du pouce les autres marins qui se tenaient derrière eux sur le pont, faisant se retourner Anthémis.
 
Certains d’entre eux avaient commencé à chanter des louanges, principalement les membres des sectes de L’Abysséen et de L’Hydre, respectivement les Maisons originelles de Gemini et d’Héloïse qui avaient fait des mers et des océans leur domaine. Leurs clameurs et leurs prières étaient inaudibles pour elle, mais l’aura pieuse qui se dégageait de ces hommes et de ces femmes galvanisés était contagieuse. Elle en eut la chair de poule.
 
Peu après, on entendit un grondement sourd et saccadé, tellement profond et grave qu’Anthémis le sentit malgré sa surdité. Cela réduit au silence tous les présents. Les charognards fuirent subitement les eaux environnantes, et les oiseaux perchés sur la carcasse prirent leur envol en criant de plus belle. La vigie hurla quelque chose. Fumeur et la jeune femme se penchèrent sur le bastingage tandis qu’une forme imprécise d’une taille invraisemblable passait sous le bateau. Elle était au moins aussi grande que la carcasse de baleine, peut-être même encore plus. Elle se rapprocha de la surface et Anthémis crut distinguer un grand corps serpentin, pourvu d’une unique paire de bras ressemblant à des nageoires. Ses yeux de la taille d’une assiette, placés haut sur son crâne, surplombaient un museau allongé aux lèvres lisses qui s’ouvrit sur des crocs effilés. La créature referma la gueule sur la carcasse pour en arracher une bouchée gargantuesque ; la baleine morte fut secouée d'une secousse terrible, et ses deux moitiés achevèrent de se séparer tout à fait pour dériver doucement chacune de leur côté. Ses yeux étranges s'étaient brièvement voilés d'un blanc laiteux pendant l'attaque, comme ceux des requins. La chose semblait espionner tout ce qui se trouvait au-dessus d’elle ; ça vous donnait l’impression que nager en surface ferait obligatoirement de vous une proie. Elle heurta doucement le bateau en s’éloignant, lâchant un dernier grondement guttural avant de disparaître.
 
Les marins se réjouirent. Bénis par la bête… Si ça ce n’était pas un signe de bon augure, alors !
 
Anthémis allait souvent rêver de cette chose à l’avenir. Elle avait détourné les yeux au dernier moment, quand elle avait senti que sa fascination était sur le point de se transformer en horreur. Sa Maison à elle, celle d’Ishaq, faisait commerce de cachotteries, d’énigmes et de secrets, amassant des savoirs interdits pour les échanger à prix d’or. Il était rare que les objets de leur vénération se manifestent de manière aussi… crue. Gemini, Héloïse et tous les adorateurs des abysses qu’elle accompagnait depuis des années avaient pris une nouvelle dimension dans son esprit, beaucoup plus inquiétante qu’auparavant. Allongée sur sa couchette la nuit suivant la rencontre, elle songea que la coque du navire était un peu trop fine à son goût.
Anthémis
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Posté le 21/07/2021 à 23:31:44. Dernière édition le 21/07/2021 à 23:35:49 

Le voyage s’était déroulé sans incident majeur jusqu’ici. L’épisode de la carcasse de baleine avait apporté un regain de moral aux membres de l’expédition, et un remous étrange croisait parfois la route ou le sillage du bateau, comme si la créature dont ils avaient été témoins du repas leur tournait autour. Ils en furent définitivement convaincus le jour où ils croisèrent un banc de dauphins qui avaient été massacrés ; les marins de L'Abysséen et de L’Hydre leur confièrent alors que les cétacés de toutes tailles étaient les proies favorites de ces choses, qui prenaient un malin plaisir à chasser ces animaux marins doués d’une intelligence et d’une sensibilité bien supérieures à celles de bêtes poissons. Anthémis prenait soin de ne pas regarder trop longtemps dans la direction supposée de la bête ; d’autres en revanche pouvaient passer de longues heures à la contempler, au point qu’il faille parfois les rappeler à l’ordre.
 
La jeune femme se languissait de la terre ferme, elle qui à l’instar de sa mère n’avait jamais eu le pied marin. Toujours affronter les mêmes partenaires d’entraînement, lire les mêmes bouquins, parier encore et encore les mêmes choses aux cartes et aux dés devenait lassant à la longue, et cela valait pour tout l'équipage. Loin de l’influence de la grande patronne, les tendances xénophobes et paranoïaques reprenaient le dessus chez la plupart des membres de la bande, qui ne se mêlaient plus vraiment aux autres. Anthémis s’ennuyait ferme. Peu efficace en ce qui concernait les travaux associés aux voyages en mer et ne pouvant servir de vigie à cause de son handicap, elle passait le plus clair de son temps sur le pont à effectuer des tâches barbantes et répétitives.
 
Et puis, il y eut un peu d’action imprévue. Le bateau filait tranquillement sur l’eau, et soudain on sonna l’alarme, vers midi : une embarcation rapide, plus petite et maniable que la leur, leur fonçait droit dessus, apportant à son bord une trentaine d’hommes. Le bateau agile et rapide louvoya, restant sur l’arrière pour rester à l’abri des possibles tirs, et se rapprocha en quelques heures. On échangea des ordres à voix basse, constatant sans paniquer qu’on ne pourrait jamais distancer l’esquif, et Anthémis alla s’armer comme les autres. Les pirates abordèrent enfin le bateau, lançant grappins et échelles de corde, et montèrent promptement à bord comme en terrain conquis, riant et lançant insultes, quolibets et cris de guerre. Ce fut un drôle de face à face : hommes et femmes d’âges variés ne portant aucun uniforme, tatoués, piercés, scarifiés ou mutilés, un assemblage tout aussi disparate des deux côtés. La différence tenait au silence quasi absolu des assiégés, qui se contentaient de se rassembler sans bruit autour des assaillants. Le soleil se reflétait sur les armes. Les pirates débarquaient les uns après les autres, d’abord fanfaronnant, puis circonspects, et enfin inquiets en voyant leur proie facile les accueillir dans le plus grand des calmes. Une vingtaine de pirates se tint bientôt sur le pont ; les autres étaient restés sur leur propre bateau. On les examina posément, des pieds à la tête. Un geste discret fut échangé parmi la troupe : pas besoin de pincettes ou de parlementer. Ils ne représentaient pas une menace sérieuse, tout au plus un exercice bienvenu.
 
- On vous a pris pour des pauvres gens, mais je vois que z’êtes bien armés en fin de compte, fit un gars qui devait être l’une des grandes gueules de la bande, peut-être même le capitaine en personne, poussé devant par ses camarades. Il regarda Fumeur s’avancer lentement vers lui, la main sur la crosse du pistolet passé à sa ceinture. Z’êtes du même bord que nous en fait, pas vrai les gars ? On peut s’arranger, peut-être ? Pourparlers, et ce genre de ch...
 
Sans sommation, Fumeur dégaina et fit feu dans la foulée, lui tirant dans l’œil à bout portant ou presque. Sa mort fut immédiate, et même ces forbans qui n’en étaient pas à leur coup d’essai furent surpris par la soudaineté de l’acte. C’était le signe de la curée. On se rua sur eux et on tira, planta et trancha le temps qu’ils se réveillent pour défendre chèrement leur vie, pris à leur propre piège. Le combat s’annonçait bref : déjà, bon nombre des pirates en déroute fuyaient le pont pour sauter sur leur propre embarcation, laissant à leurs camarades plus combatifs le soin de mourir pour couvrir leur retraite.
 
Anthémis se faufila entre les combattants, tranchant des jarrets, abattant sa hachette sur les poignets exposés. Elle finit par accrocher le regard d’un des hommes, un Indien qui maniait une gaffe courte et robuste, uniquement vêtu d’un grand pantalon bouffant. Son torse brun était largement recouvert de cicatrices. Elle le pointa du doigt sans émettre un son ; le défi était sans équivoque, et l’homme s’avança vers elle en montrant les dents. Il projeta sa lance improvisée en avant, visant sa gorge ; elle se glissa par en-dessous, plongeant sous l’ergot cruel et déviant l’arme de son adversaire en utilisant la courbure du fer de sa hachette. Mais l’homme s’y attendait, et il contra en lui envoyant son genou dans la poitrine. Elle avait sous-estimé sa rapidité. Anthémis se rétablit aussi bien qu’elle put, se réceptionnant sur le côté, et l’homme profita de l’occasion pour se laisser tomber sur elle, comptant sur la différence de taille et de masse pour l’écraser. Il frappa le bras de la jeune femme pour la désarmer, et appuya son arme en travers de sa gorge ; elle eut juste le temps de glisser une main entre le bois et sa peau, poussant de toutes ses forces avec l’autre qu’elle avait encore libre. Rien à faire, le type était bien plus costaud. Elle ne pouvait pas entendre les jurons qu’il lui lançait, mais cela l’énerva quand même. Elle regarda autour d’elle, cherchant une arme de secours. « Idiote ! » se morigéna-t-elle. Elle avait imprudemment abandonné son couteau dès le début de l’affrontement, dans la cuisse d’un type. Elle tâtonna jusqu’à ce que ses doigts rencontrent la crosse d’un pistolet, passé à la ceinture d'un corps encore chaud. Elle n’avait plus qu’à espérer qu’il soit encore chargé. Elle le braqua d’un geste vif en direction de la tête de l’homme, qui lâcha sa prise sur l’arme pour écarter le danger. Bientôt, chacun avait une main sur la gaffe et l’autre sur le pistolet et luttait d'un côté et de l'autre. Elle pensa soudain à Gemini, qui avait mauvaise réputation parmi la bande car il usait de tous les artifices possibles pour gagner sans se soucier de leur vilenie, y compris pendant les entraînements. Elle projeta un jet de salive dans les yeux du type, comptant là-dessus pour le distraire, ne serait-ce que pour une seconde. Il cilla et cela suffit pour qu’elle regagne quelques centimètres avec le pistolet, qu’elle réussit à rapprocher de la tête de son adversaire jusqu’à ce qu’il repose tout contre sa joue. Elle pressa la détente ; l’arme fit feu juste à côté de l’oreille du type. Il cria, se dégageant et se remettant debout en plaquant une main sur son oreille déchiquetée et assourdie, les yeux irrités par la fumée. Anthémis toussa, bondit sur ses pieds, récupéra sa hachette, prit son élan et le cueillit d’un coup sous la mâchoire qui l’envoya basculer par-dessus bord. « Et cette fois, ça vraiment sept, » se félicita-t-elle. Autour d’elle, les combats prenaient fin. Les pirates jetaient leurs armes sur le pont, implorant pitié. Les autres étaient déjà partis avec le bateau, fuyant le massacre.
 
- On s’encombre pas. Pas de prisonniers, commenta l’un des hommes de l’expédition, un barbare hirsute.
 
- Pas de prisonniers, approuva une femme aux cheveux rasés et aux oreilles coupées.
 
La phrase fut petit à petit reprise par tous, montrant leur accord. Les derniers pirates survivants furent projetés dans la mer, hurlant et suppliant, et furent bientôt suivis par les corps de leurs camarades massacrés dont on se débarrassait sans plus de cérémonie. Trois membres de l’expédition seulement avaient trouvé la mort, et leurs dépouilles furent emmenées dans les profondeurs du bateau avec déférence pour être honorées comme il se doit.
 
Tout le monde resté sur le pont vint guetter la grande bête. Elle les avait suivi tout ce temps, pendant quasiment quatre jours entiers. Elle n’allait sûrement pas tarder. Elle s’annonça avec un autre grondement guttural, qu’Anthémis sentit encore vibrer dans tout son être à défaut de l’entendre. Ce cri-là était empli d’une drôle d’impatience : il faisait affamé, et cela excita les marins.
On se tut et l’on regarda les eaux parsemées de naufragés, qui se débattaient sans réussir à discerner quoi que ce soit dans ces eaux noires. Un premier pirate disparut sous la surface avec un cri ; il reparut peu après en vomissant un flot de sang quelques mètres plus loin, les jambes disparaissant dans la gueule du monstre. Les longs crocs effilés lui traversaient le torse de part en part, et on entendit distinctement les côtes céder. Anthémis cilla en revoyant les deux grands yeux laiteux qui apparurent brièvement à la surface, juste avant que la créature ne fasse rapidement claquer ses mâchoires pour faire progresser sa prise plus avant dans son gosier, l’engloutissant et ne laissant plus dépasser qu’un bras de sa gueule fermée. La main du type se serra convulsivement et ils disparurent enfin sous l’eau, laissant une mare de sang s’étaler à la surface derrière eux.
 
Petit à petit, tous les naufragés terrorisés et les macchabées furent dévorés de manière similaire sous les acclamations des marins qui assistaient à la scène. Avec une telle offrande, ils seraient probablement dans les bonnes grâces de la bête jusqu’à la fin du voyage…
Anthémis
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Posté le 23/07/2021 à 13:47:36. Dernière édition le 23/07/2021 à 13:48:13 

- Méfie-toi d’eux lorsque tu les rencontreras, signa l’homme. Si jamais cela arrive, bien sûr.
 
- Qu’est-ce que tu veux dire ? répondit Anthémis.
 
- Angus et Salamandre sont des renégats. Lorsque Héloïse a pris le contrôle des Maisons jumelles, elle a évincé l’autre chef -Gemini- et tous ceux qui ne se sont pas pliés à son autorité. Angus, Salamandre et quelques autres ont préféré suivre leur seigneur déchu dans son exil plutôt que d’intégrer les Maisons unifiées. Ceux-là ont beau ne pas être nos ennemis à proprement parler, ça n’en fait certainement pas des alliés très fiables pour autant. Et Salamandre fait preuve d’une jalousie maladive dès qu’il s’agit de son ancien chef… Elle était connue pour régler ses comptes de manière proprement explosive. Si cela l’arrange que tu n’arrives jamais jusqu’à cette Euphemia, elle n’hésitera pas une seconde à trouver un prétexte pour se débarrasser de toi. En vérité, je ne suis même pas sûr que Gemini se rende compte d’à quel point ces deux-là sont ingérables.
 
- Ou peut-être qu’il s’en fiche, tout simplement, signa la jeune femme contrariée. Il ne m'a jamais paru à la hauteur de sa réputation, à moi.

L'homme ne répondit que par un léger geste de la main sans signification précise.

- Qu’est-ce tu me conseilles de faire, alors ?
 
- Évite-les si tu peux. Ta priorité doit être de contacter directement la destinataire de ton message, c’est ta meilleure chance de mener ta mission à bien sans heurts.
 
Elle hocha la tête. On pouvait compter sur Silas. C’était l’un des rares adeptes du Rêveur qui avaient rejoint leurs rangs dans leur conquête des Amériques. C’était aussi l’un des plus affables et des plus ouverts des membres de ce petit cercle, ce qui en avait rapidement fait le plus populaire d’entre eux, qu’on allait voir pour glaner quelques conseils avisés. On considérait ces gens comme des sages mystiques ou des illuminés, au choix, et on les laissait généralement en paix malgré qu’à l’instar des parjures et des renégats, qui eux étaient volontiers pourchassés, ils n’appartiennent à aucune Maison.
 
En fait, Anthémis avait découvert que ce dernier point n’était pas tout à fait vrai : il existait bel et bien une Maison du Rêveur. Mais celle-ci était disséminée de par le monde, n’obéissait à aucune règle précise et ne possédait aucune armée. Ses membres allaient et venaient, suivant leurs desseins plus impénétrables encore que ceux d’Ishaq l’Assyrien lui-même. Ils n’avaient même pas de chef, bien qu’on dise qu’un des frères Gemini trempait dans leurs combines et avait autorité sur ses pairs à un niveau rarement égalé dans l’histoire commune des Maisons. Comment pouvait-il faire cela en étant prisonnier du corps de « Marco », ça…
 
Elle observa Silas à nouveau, sans que celui-ci ne semble s’en offusquer. Ni ses robes grossières, ni ses parures et ses ornements banals n’enlevaient à son aura. Sa mère disait qu’il avait fait partie de sa Maison à elle avant de découvrir l’illumination en partageant les affreux songes du Rêveur. On disait aussi qu’il avait été très proche d’Ishaq, et que celui-ci ne parlait plus que rarement de ceux qui avaient quitté le Messager pour rejoindre le Rêveur. Ce n’était pas mal vu, non… c’est plutôt qu’on se mettait à les regarder de loin. Un peu comme s’ils étaient perdus, ou qu’on devenait jaloux de ce savoir auquel ils accédaient subitement. Si on leur disait qu’il était stupide de vénérer un dieu mourant, piégé dans ses rêves éternels, ils se contentaient de hausser les épaules sans montrer la moindre contrariété.
 
Anthémis, elle, avait rêvé des sables du désert une fois -un désert qu’elle n’avait jamais vu. Elle était encore petite. Elle avait contemplé une étendue vide et morte, sans végétation ni relief, hormis une seule et unique chose dressée au milieu de ce paysage désolé : une tour intégralement faite de milliers de colonnes d’ivoire entrelacées, au sommet coiffé de pierre noire et luisante, dont la base semblait flotter à plusieurs dizaines de mètres au-dessus du sol. Derrière, deux soleils brillaient dans le ciel d’un bleu tellement pâle qu’il en paraissait gris. Le tout baignait dans un silence encore plus profond que celui auquel elle était habituée depuis toujours. Les autres enfants l’avait arrachée à cette vision en la réveillant de force ; apparemment, elle avait tellement violemment remué et gémit dans son sommeil qu’elle avait réveillé tout le dortoir. Ensuite, Ishaq en personne s’était rendu à son chevet pour parler avec elle. Anthémis se rappelait très bien du soulagement que le chef avait laissé transparaître lorsqu’elle avait expliqué tant bien que mal ce qu’elle avait vu. Le vieil homme l’avait bénie, estimant qu’elle avait été touchée par le Messager, et elle avait passé les semaines suivantes à parader devant les autres enfants. Elle se demanda de quoi étaient peuplées les nuits des fidèles du Grand Rêveur, et ce qu’il se serait passé si elle avait vu la même chose qu’eux lors de cette nuit étrange.
 
Elle se mordit la lèvre et agita ses mains jointes, puis les ouvrit pour libérer les dés. Son visage se décomposa en découvrant le résultat obtenu ; celui de Silas s’éclaira largement devant la moue boudeuse de sa compagne de jeux.
 
- Encore perdu, ma jeune amie.
Anthémis
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Posté le 26/07/2021 à 19:12:57 

Anthémis, assise sur un tonneau arrimé sur le pont, regardait Silas écrire directement sur ses genoux les vers qui célébraient l’exode des Maisons dans le Nouveau Monde. Cultiste ou pas, on racontait qu’il avait toujours été poète dans l’âme et que ce talent ne l’avait jamais quitté. Sans oser trop lire par-dessus son épaule, elle admirait le processus de création qui était à l’œuvre sous ses yeux.
 
- Ça a l’air beau, commenta la jeune femme après avoir timidement attiré l’attention du poète.
 
- C’est aussi une tâche terrible. Car en chantant nos péripéties, je dois aussi y citer nos défunts. Je me désole de les imaginer dans ces vers plutôt que dans mon public… Mon royaume de chants et de gloire se dépeuple à mesure que s’allonge cette saga.
 
Une ombre se profila sur eux.
 
- Fais attention, le Barde… elle s’intéresse à toi, on dirait. Ne nous la pourrit pas, lâcha Fumeur d’un ton neutre, à voix haute. Elle est comme ma fille.
 
- Tu me prêtes plus de pouvoir que je n’en ai, répondit doucement l’homme à la peau sombre. Mon maître choisit lui-même ses sujets. Moi, je n’ai pas le pouvoir de convertir les fidèles.
 
- C’est ça, conclut Fumeur en se tapotant le nez, arborant un rictus entendu. Allié ou pas, je te surveille, Silas.
 
- Grand bien te fasse, mon ami, rétorqua l'intéressé sans se formaliser tandis que le manchot décharné s’éloignait, ayant repéré un quelconque troufion qui s’empêtrait dans les cordages.
 
Anthémis balança ses jambes, le nez baissé. Elle n’avait rien perçu de l’échange, évitant soigneusement de tenter de discerner des mots sur les lèvres de ces deux lascars. Elle savait qu’il était parfois plus sage de faire l’idiote et laisser les gens profiter de sa surdité.
 
- Pardon, signa Silas en retour. On nous observe, petite.
 
- Fumeur me surveille un peu, ouais…
 
- Je ne te parlais pas de Fumeur.
 
Il tendit la main, les yeux fixés sur rien, et referma la main sur le vide ; il y eut un miroitement et un visage surpris apparut dans les airs, ses contours flous donnant l'impression d'émerger de l'eau au milieu de nulle part, tiré par la poigne de fer de Silas qui s’était refermée sur le col de sa chemise. C’était un jeune homme aux traits doux, le visage marqué par de profondes cicatrices de brûlure, les yeux roulant follement dans leurs orbites.
 
- Qui es-tu ? demanda Silas, serein et curieux. Je te sens semblable à moi, et pourtant je ne te connais pas…
 
Anthémis s’était figée, son air stupide rivalisant avec celui du garçon affolé dont elle croisa le regard. Il parla mais elle n’entendit ni ne comprit quoi que ce soit, trop surprise pour tenter de signer quelque chose. Silas le rapprocha de lui pour mieux le dévisager puis il relâcha sa prise. L’intrus repartit en arrière, presque comme s'il était aspiré de l'autre côté, s’évanouissant dans les airs en une fraction de seconde. Anthémis signa immédiatement tout un tas de gestes confus, tous exprimant différents degrés de surprise, de consternation ou d’inquiétude. Silas secoua la tête.
 
- Rien qu’un fou qui met les pieds là où il ne devrait pas, se contenta-t-il de répondre, juste avant de prendre la feuille où il avait écrit ses vers pour souffler doucement sur l'encre en train de sécher.
 
C’est la seule explication à laquelle eut droit la jeune femme dont les mains tremblaient violemment, qui comprit enfin pourquoi la plupart de ses camarades évitaient soigneusement tout contact avec ces dingues du Rêveur.
Anthémis
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Posté le 27/07/2021 à 17:37:13. Dernière édition le 27/07/2021 à 18:07:51 

Malgré les signes de bon augure qui s'étaient accumulés lors du voyage, la discorde menaçait l’expédition depuis maintenant plusieurs jours, alimentée par certaines indécrottables mauvaises langues. C’est un regrettable accident qui avait mis le feu aux poudres.
 
Un marin avait bêtement trouvé la mort dans une bousculade. On déplaçait de lourdes caisses vers la cale par équipes lorsque quelqu’un avait trébuché, poussant sans le vouloir l’équipe précédente qui n’avait pu retenir son chargement. La caisse avait dégringolé l’escalier menant à la cale sous les cris d’alerte, emportant au passage un homme du Marcheur. Le malheureux avait été tué sur le coup, écrasé entre la caisse et la paroi contre laquelle elle avait fini sa course. On se lamenta d’abord, mais très vite on pointa des doigts accusateurs. On l’avait sans doute fait exprès. Celui qui avait soi-disant trébuché était de L’Abysséen... Tout le monde craignait et détestait ceux du Marcheur, après toutes ces années ! On tira quelques couteaux, on échangea quelques menaces et des invectives. Heureusement, on évita le désastre de peu ; la discussion suffit à calmer les esprits. Mais ce n’était que partie remise, et beaucoup retournèrent à leurs affaires non sans s'adresser quelques regards lourds de menace.
 
Ce matin même, on avait trouvé le responsable de l’accident mort dans sa couche, la gorge ouverte d’une oreille à l’autre. La nouvelle s'était répandue comme une traînée de poudre, et on avait fini par convoquer tous ceux qui pouvaient tenir debout sur le pont supérieur lorsqu'il était devenu évident que personne ne se dénoncerait.
 
- Qui est le coupable ? Qui a osé ? hurla Fumeur, furieux, sur les gens rassemblés.
 
C’était l’un des vétérans de la guerre, et l’un des proches d’Héloïse. Faute de mieux, il faisait office de voix de la raison et garant des volontés de la grande cheffe. Anthémis était là avec les autres, collant Silas malgré l’épisode inquiétant de l’autre jour. Elle n’avait pas assisté à l’accident, et jouait aux cartes avec d’autres la nuit du meurtre, dont Fumeur lui-même. Elle observa tour à tour les gens présents sur le pont, réalisant avec tristesse qu’elle ne faisait même pas confiance à la moitié d’entre eux. Même elle, qui n'avait jamais eu à combattre ses semblables dans leurs luttes fratricides pour le pouvoir, ne pouvait se défaire d’une certaine défiance contre qui n’était pas originaire de sa Maison.
 
- J’vais te dire, grand con. C’est moi qui l’ait refroidi, dit un homme en s’avançant, rapidement suivi de quelques marins de Maisons diverses qui lui firent comme une escorte.
 
C’était un type à la large carrure, le barbu hirsute qui le premier avait déclaré qu’on ne s’encombrerait pas de prisonniers après l’attaque des pirates. Du nom de Bouos et adepte du Marcheur, il s’était lui aussi illustré pendant la guerre, et avait même eu l’occasion de croiser le fer avec Gemini, lui laissant l’une de ses nombreuses cicatrices. Salamandre l’avait plus tard gratifié d’une balle en représailles, dont la marque balafrait le côté de son cou. Elle avait manqué de très peu la jugulaire.
 
- Pourquoi mettre en danger l’expédition, espèce de crétin ? On va s’entretuer pour un accident ?!
 
- C’était pas un accident, s’entêta le barbu. Il avait poussé les autres.
 
- Ouais, on l’a vu faire, acquiesça l’un des hommes qui l’avaient rejoint.
 
- Ferme ta grande bouche, abruti ! aboya un homme du Messager. T’as vu que dalle !
 
- Vous êtes dingues, dit Fumeur, sidéré. Si on avait su que vous supporteriez pas un autre voyage en mer
 
- Alors quoi ? Vas-y, termine ta phrase ! J’ai jamais pu vous blairer, bande de pédales, rétorqua Bouos. On vous a rejoints parce qu’on avait pas le choix. On a perdu la guerre que parce que vous êtes des lâches et des tricheurs, qui avez empoisonné nos terres jusqu’à ce qu’on crève.
 
- Mauvais perdant, ricana une vieille femme à laquelle il manquait un œil. On vous a botté le cul, c’est tout. On aurait juste dû finir le travail.
 
- Vous êtes des reliques du passé, approuva une femme de l’Hydre en reniflant. Je sens ta sale odeur où que j'aille, de la proue à la poupe, espèce de porc.
 
- Non, il a raison, rétorqua une autre femme de la même Maison. La cheffe s’est dévoyée, ça ne mène à rien. Et vous, vous la suivez comme des chiens dociles !
 
- Je respecte la cheffe, mais tout ce qu’elle a réussi à faire en nous unifiant, c’est forcer ensemble des ennemis de toujours ! On peut pas compter sur ces attardés, cracha un guerrier d’âge mur en montrant Bouos et ses sbires.
 
L’échange d’insultes gagna en puissance, et on ne put bientôt plus comprendre grand-chose parmi les voix essayant de crier plus fort les unes que les autres. Bouos dégaina un poignard et se jeta sur Fumeur qui essayait toujours de ramener les gens à la raison. Immédiatement après, les deux camps se jetèrent l’un contre l’autre, armes tirées. Anthémis poussa un cri étranglé en voyant son vieil ami pris à parti ; il se plia en deux, sa main unique pressée sur son flanc qui pissait le sang. Le couteau de la brute barbue en face de lui était rouge. La foule se referma sur eux et elle ne les vit plus. D’autres marins vinrent se joindre à la mêlée, prenant parti ou profitant de l’occasion pour régler leurs comptes indépendamment de la mutinerie. Une main solide se posa sur l’épaule d’Anthémis, et elle fit volte-face, sa dague à la main. Silas ne broncha pas malgré les six pouces d’acier qui étaient apparus sous son nez.
 
- Suis-moi, Anthémis, signa-t-il. Il faut partir d’ici.
 
- Je veux me battre ! Ils ont tué Fumeur !
 
- Tu as une mission à accomplir. Cela ne servirait à rien de rester. Tu préfères mourir pour rien dans cette pagaille ?
 
Elle se retourna et constata que ça tournait effectivement au massacre, et pas en faveur des loyalistes. Déjà, plusieurs combattants s’étaient écartés de la mêlée en direction des cabines où se reposaient les blessés, pour les achever peut-être. Silas se fit plus pressant et la poussa en direction des canots répartis à divers endroits du navire. La mort dans l’âme, la jeune femme obéit. Isolés dans leur embarcation, ils pourraient au moins attendre que le gros de l’orage passe dans une relative sécurité.
 
- Pas si vite, persifla une voix bourrue dans leur dos, que seul Silas entendit. Il fit demi-tour en lâchant la fille.
 
Anthémis se retourna en ne sentant plus la main du barde sur son épaule. Silas se tenait bien droit, un long sabre incurvé à la main. Face à lui se tenait Bouos, apparemment indemne si ce n’était sa chemise déchirée et des traces de sang qui lui maculaient les bras -probablement celui d’un autre. Anthémis frémit de rage en imaginant qu’il devait s’agir de celui de son ancien mentor, mais elle recula d’un pas et laissa le barde régler cette histoire, prête à prendre le relais. Elle ne l’avait jamais vu se battre. Les deux hommes échangèrent des paroles qu’elle ne put parfaitement comprendre, n’en captant que des bribes.
 
- Sacrilège, clama Silas le Barde d’une voix claire et nette. Tu as osé porter la main sur les envoyés de la grande cheffe.
 
- Rien à foutre, gronda le bonhomme. Cette salope n’a fait que nous emmener plus vite vers la mort qui nous guettait.
 
- Je te maudis, Bouos, fils de chien, rétorqua l’homme à la peau sombre sans élever la voix. Ton nom sera pour toujours synonyme de honte dans mes écrits.
 
L'insulte toucha en plein dans le mille. La brute piquée au vif s’avança pour un assaut sans finesse, armée d’une courte pique et d’une masse levée haut vers le ciel, prête à défoncer le crâne de son adversaire. Silas changea d’appui, propulsant son sabre en diagonale. À l’aller, il trancha net le bras de l’autre au milieu de l’avant-bras ; on vit les deux ronds blancs et roses des os du bras au milieu des muscles rouges vif. Les yeux de Bouos s’agrandirent, juste le temps de ressentir les prémices d’une douleur affreuse arrivant avec les premières giclures de sang, et puis le sabre de Silas revint et lui ouvrit la gorge d'un geste fluide. Il s’écroula comme une masse en gargouillant.
 
Silas saisit le bras de la jeune femme abasourdie pour la propulser en avant vers les barques, ne s’embarrassant d’aucun geste supplémentaire, les paroles étant inutiles. Elle eut la présence d'esprit de ramasser la pique au passage, probablement un manche d'outil brisé au bout pointu. Le temps pressait. Ils arrivèrent à destination, et on tenta encore de les arrêter, deux hommes qui visaient le même but qu’eux. Adieu, la belle entente des Maisons unifiées. Silas les engagea immédiatement, indiquant d’un signe à la jeune femme de se contenter d’aller préparer de quoi fuir.
 
On avait déjà utilisé la plupart des barques. Quelqu’un était présentement en train d’en mettre une autre à l’eau -la dernière de ce côté-ci du pont. L’embarcation était à mi-chemin, et en se penchant Anthémis vit la femme aux oreilles coupées dedans, seule. Peu importe son camp, on ne pensait plus qu’à sauver sa peau : pas le temps de faire des sentiments.

- Loyale ? signa Anthémis.

La femme ne répondit rien. À la place elle se pencha brusquement, fouilla un sac dans le fond de la barque et dévoila la crosse d'un pistolet. Obéissant à son instinct, Anthémis enjamba le bastingage et se laissa tomber dans la barque, pique en avant, comptant sur l’autre pour amortir sa chute. La femme pointa l'arme à feu dans sa direction, mais elle n’eut pas le temps de tirer : la lance d’Anthémis entra au-dessus d'un sein pour ressortir sous l’omoplate, l’empalant proprement. Elle était déjà morte quand Anthémis la fit basculer par-dessus bord, pique comprise. Elle fouilla rapidement le sac laissé par sa victime ; il n'y avait là que quelques vivres, en quantité bien trop réduite à son goût.
 
Silas sauta et se réceptionna en souplesse à ses côtés dans un tourbillon de robes. Ensemble, ils achevèrent de mettre la barque à l’eau. Ils s'éloignèrent doucement, ramant en cadence. Quelques autres embarcations étaient déjà raisonnablement loin. On entendait encore les combats faire rage sur le pont, ponctués de cris et de coups de feu occasionnels. Un petit groupe de vieux guerriers de L’Hydre et de L’Abysséen tenaient bon dans un coin du pont, peut-être rassemblés autour de la dépouille de Fumeur. Si les mutins gagnaient, ils détourneraient le bateau. Si les loyalistes gagnaient, le nombre de morts et de blessés supplémentaires condamnerait l’équipage à une lente agonie, à la merci des premiers pirates venus. L’expédition était perdue.
 
« Quel gâchis… Cette conne a intérêt à en valoir la peine, » songea Anthémis avec rage.
Anthémis
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Posté le 28/07/2021 à 23:12:11. Dernière édition le 29/07/2021 à 13:15:36 

Silas était debout dans la barque, une main en visière. Anthémis faisait l’inventaire de leurs maigres vivres et matériel pour la troisième fois, s’ennuyant déjà au bout de deux heures passées dans cette coquille de noix. Par bonheur, ils n’avaient pas que le sac de la précédente propriétaire du canot : chacune de ces embarcations possédait quelques compartiments aménagés pour abriter des outils et des vivres. À vue de nez, ils devaient avoir une demi-douzaine de litres de flotte et de quoi manger pour deux ou trois jours. On distinguait tout juste encore le navire de l’expédition à l’horizon. Les autres barques avaient, elles, disparu de leur côté. Silas se pencha et tapa du doigt sur l’épaule de la jeune femme.
 
- Toi qui a de bons yeux, petite… Dis-moi si tu vois bien ce que je crois voir.
 
Anthémis s’exécuta, sautant prestement sur ses pieds, les yeux plissés. Un panache d’épaisse fumée noire montait au loin. Elle accusa le coup, puis confirma les soupçons de son compagnon en quelques gestes. Le bateau brûlait… Quelqu’un avait dû y mettre le feu en désespoir de cause, loyalistes ou mutins, quand la défaite s’était avérée inévitable. C’était bel et bien fini.
 
Elle regarda son compagnon, les bras ballants. Lui était stoïque, le visage parfaitement inexpressif. Qu’ils se retrouvent naufragés en mer semblait n’être qu’un léger contretemps pour lui.
 
- Silas… Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
 
- Nous allons accoster au premier de nos refuges le long de la côte, et puis nous rejoindrons ta destination ensemble. Je n'aurai nul intérêt à repartir là d’où nous venons, alors autant que je m’assure que tu arrives à bon port. Le voyage sera pénible. Prions le Rêveur qu’il nous épargne l’orage et la tempête !
 
Il s'assit à l'arrière du canot, fouilla un instant dans ses robes et sortit un paquet de feuilles maintenues ensemble par une fine enveloppe de cuir et de quoi écrire. Sous les yeux d’Anthémis, il commença à rédiger le récit du fiasco. La fille se laissa tomber sur les fesses, plus en colère que démoralisée, et fouilla une fois encore les compartiments dans l’espoir d’en avoir oublié un recoin. Avec un peu de chance, elle aurait de quoi fabriquer une canne à pêche ou un filet…
 
 
***
 
 
Une nuit avait déjà passé depuis la catastrophe. Silas s’enfonçait régulièrement dans de grandes périodes de silence méditatif, où il restait assis sans manger ni boire pendant plusieurs heures d’affilée. « Ainsi, j’économiserai mes forces et nos vivres, » avait-il dit. « Pardonne-moi pour ces longues heures de solitude qui s’annoncent ; c’est la meilleure chose à faire ». Il n’y avait même pas particulièrement besoin de ramer ; Silas avait assuré à sa compagne qu’un courant clément les poussait doucement vers la côte. Pour Anthémis, il n’y avait aucune différence visible : ils étaient plantés comme des cons au milieu de beaucoup trop de flotte.
 
Elle remonta sa capuche sur sa tête pour se protéger du soleil, accablée de fatigue après avoir tout de même donné de pitoyables coups de rame pendant quelques minutes, rien que pour faire quelque chose. On devait être en plein après-midi, et le soleil tapait fort. Le moindre effort devenait vite pénible. Si seulement il pouvait pleuvoir… On pourrait au moins remplir les gourdes à neuf. Elle s’affala dans son côté de la barque, jaugeant son compagnon silencieux. Elle n’avait même pas un jeu de cartes pour s’occuper. Elle gratta le bois de la barque avec son couteau, esquissant la forme grossière d’un poisson, jetant un coup d’œil dégoûté au bout de filet ridicule qu’elle avait pu construire et attacher à l’un des bords du canot. Au moins, elle avait pu s’enfuir avec ses armes.
 
 
***
 
 
Anthémis battit des paupières, reprenant vaguement conscience plusieurs heures plus tard. La nuit était tombée sans qu’elle ne s’en rende compte. Les premières étoiles brillaient dans le ciel aux côtés de la lune, et toutes se réverbéraient à la surface de l’eau. Le canot donnait l’impression de flotter sur un miroir géant, ventre à ventre avec son reflet. En se penchant au-dessus de l’eau, la jeune femme vit sa propre frimousse lui rendre son regard. Petit à petit, elle discerna des éclairs argentés filer dans l’eau, ponctuant le paysage d’étoiles supplémentaires. Intriguée, elle vit l’un d’eux s’empêtrer dans son filet, qu’elle releva avec mille précautions ; elle découvrit alors un petit calmar qui agitait ses tentacules en tous sens dans ses tentatives pour se libérer. Il projetait des éclairs lumineux par vagues le long de son dos et de ses nageoires. Sans oser le toucher, elle le dégagea du filet et le regarda filer vers les profondeurs, trop méfiante et pas encore assez affamée pour envisager de manger un animal aussi étrange.
 
Une demi-heure plus tard, les calmars montèrent par centaines à la surface, formant de grands nuages lumineux qui baignaient le canot d’une lueur fantomatique. Elle contempla longuement le spectacle, fascinée par le ballet des couleurs qui éclairait parfois jusque plusieurs mètres sous la surface. Le grand nuage s’écarta soudain en deux parties tandis qu’une silhouette noire le traversait en son milieu ; les calmars émirent une myriade de lueurs affolées. La chose était de retour.
 
Une grande queue apparut plusieurs mètres plus loin, de l'autre côté du canot, envoyant des vaguelettes qui brouillèrent le reflet des étoiles et de la lune dans l’eau. La bête lâcha une plainte saccadée, bien plus affreuse et sinistre que les grondements puissants qui avaient fouetté les sangs de l’équipage de l’expédition perdue. Anthémis recula doucement, serrant avec force le bord du canot pour empêcher ses mains de trembler. La créature leur tourna autour pendant plusieurs minutes, son corps primitif éclairé par-à-coups par les lueurs vertes et bleues émises par les calmars au milieu desquels elle évoluait.
 
Sa tête au mufle répugnant creva la surface. Elle monta haut, bien au-dessus du canot, portée par un cou long et puissant. Elle entrouvrit la bouche, ses yeux placés haut sur le crâne et étonnamment proches l’un de l’autre examinant les alentours. L’eau goutta le long de ses crocs effilés. Elle regarda la jeune femme bien en face, puis leva encore le nez et mugit à l’adresse de la lune, produisant un cri qui suggérait une intelligence cruelle et une voracité insatiable. La créature s’abattit ensuite de tout son long dans l’eau, envoyant des éclaboussures qui secouèrent la barque et dispersèrent les calmars.
 
Silas n’avait pas bougé, toujours assis en tailleur à l’arrière du canot.
Anthémis
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Posté le 29/07/2021 à 22:41:24 

Ils venaient de passer deux jours et deux nuits à dériver, seuls dans cet enfer ; la créature semblait être repartie dans les profondeurs qui l’avaient vue naître. Anthémis préférait encore cette lente agonie silencieuse et assommante à la terrible présence de la chose. Comment Gemini et les autres pouvaient-ils vénérer ces êtres ? Elle eut à peine l’énergie nécessaire pour frissonner en se remémorant la gueule dégoulinante en train de hurler à la lune.
 
Le pire, c’était la chaleur. La température grimpait en flèche dès le lever du soleil et ne redescendait quasiment pas jusqu'à son coucher. Ça vous sapait toutes vos forces en un rien de temps. Silas regardait le ciel sans ciller malgré l'astre brûlant, les yeux perdus vers l’horizon, sa peau sombre luisante de transpiration. Il avait passé le reste de la nuit dernière immobile, ne bougeant même pas lorsqu’une pluie fine avait arrosé le canot et ses occupants un peu avant l’aube. Anthémis s’était réveillée en sursaut, trempée et les cheveux plaqués sur le crâne, se précipitant pour remplir au mieux les gourdes bien entamées ; mais l’averse avait trop vite cessé. Elle avait émis des borborygmes imitant les jurons préférés de sa mère, et jeté un regard peu amène à son compagnon apparemment inutile. Des nuées d’orage se déchaînaient au loin, illuminant le ciel sombre d’éclairs autrement plus impressionnants que ceux émis par les petits calmars luminescents.
 
Ils n’avaient plus rien à manger, ayant terminé la boîte de biscuits stockée dans les compartiments de secours le matin même. Une mauvaise odeur s’était répandue dès qu’ils l’avaient ouverte, une fois qu’ils avaient fait un sort aux quelques rations plus fraîches contenues dans le sac. La boîte avait été visiblement mal scellée et la moitié des aliments avaient par conséquent moisi. Ils avaient sauvé ce qu’ils avaient pu, utilisant les biscuits irrécupérables comme appâts avec un succès relatif. Anthémis put ainsi attraper quelques poissons grâce à son filet de fortune, qu’elle mangea crus, mais ceux-ci étaient si petits qu’ils ne firent qu’exciter son appétit. Silas avait fermement refusé de s’alimenter, insistant pour lui laisser sa part et ne montrant que peu ou pas de signes de fatigue malgré la situation.
 
- Bois, ordonna-t-il en mettant la dernière gourde d’eau intacte entre les mains d’Anthémis.
 
- Tu n’as pas bu depuis hier, signa-t-elle en rassemblant ses dernières forces.
 
- Je n’en ai pas besoin. Pas autant que toi, en tout cas. Nous devrions voir la terre très bientôt.
 
- Tu as l’air bien sûr de toi… Moi, je ne vois toujours que de l’eau.
 
- J’oubliais combien vous croyez tout savoir tout de suite, vous autres du Messager. Regarde donc un peu par ici.
 
Il tendit l’index vers le ciel. Très loin, très haut, on distinguait quelques oiseaux blancs volant de concert. Des mouettes… La terre ne devait effectivement pas être loin. Anthémis ne protesta pas plus, laissant couler un filet d’eau désagréablement tiède dans sa gorge desséchée, et baissa la tête. Une ombre bienvenue vint la couvrir ; Silas venait de se lever et de se placer de telle manière que son corps fasse obstacle aux rayons du soleil qui commençait à descendre.
 
- Profite donc de ce répit.
 
La jeune femme ne discuta pas et se roula en boule au fond de la barque, la tête appuyée sur le sac désormais vide.
 
 
***
 
 
Ce bref moment de repos la revigora bien plus qu’elle ne l’aurait cru. Silas ne bougea que lorsqu’elle retrouva ses esprits tard dans la soirée, laissant le soleil plus doux à cette heure caresser son visage à nouveau. Une bande de terre était apparue entretemps, et elle grandissait vite. Anthémis se sentit assez de forces pour donner quelques coups de rames, accélérant la cadence sous l’œil vigilant du barde qui la relaya bientôt. À la lenteur mesurée de ses gestes, la jeune femme comprit alors à quel point il était affaibli, bien plus qu’il ne le laissait paraître. Ils approchaient rapidement d’une côte aux falaises abruptes, et quand ils la longèrent de plus près Anthémis décela la présence d’une végétation sauvage et singulière, bien différente de celle de sa Méditerranée natale. Tout était beaucoup plus humide et foisonnant par ici, et coloré en diable. Ils étaient sans conteste dans les Caraïbes.
 
- Nous sommes arrivés, signa Silas. Voici l’île de Montserrat. Elle a longtemps servi de refuge aux voyageurs de nos Maisons de passage dans cette région du monde, mais un grand volcan y trône et les tremblements de terre sont fréquents. L’alliance des deux ne fait pas bon ménage, crois-moi. Nous avons donc préféré l’abandonner plutôt que risquer la catastrophe. L’île est néanmoins toujours habitée par un certain nombre de colons… Nous pourrons nous y mêler à la population, nous ravitailler d'une manière ou d'une autre et trouver un moyen de rejoindre Liberty.
 
- Passerons-nous vraiment inaperçus ? signa-t-elle.
 
- Tu sous-estimes la diversité de la faune qui navigue dans ces eaux, répondit-il doctement. Et puis, n’es-tu pas membre de la Maison réputée pour son ingéniosité ?
 
Sa confiance était contagieuse, et Anthémis esquissa un petit sourire supérieur. Déjà, on distinguait quantité de feux allumés plus loin sur la côte, indiquant sans conteste la présence d’une activité humaine.
Anthémis
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27/08/2020
Posté le 02/08/2021 à 16:00:37. Dernière édition le 02/08/2021 à 17:52:23 

Ces quelques jours passés sur l’île de Montserrat étaient bien mornes. Loin du faste de certaines îles richissimes des Caraïbes, qui brassaient une quantité effroyable d’esclaves et de voyageurs, celle-ci souffrait de sa réputation de territoire convoité par deux nations puissantes qui s’en disputaient le contrôle depuis des années… Sans parler des catastrophes naturelles fréquentes -ainsi que l’avait dit Silas- et des eaux parcourues par des bandes de pirates et de corsaires à l’allégeance changeante. Bref, ses habitants étaient aussi peu nombreux que méfiants et le duo n’avait eu d’autre choix que de faire profil bas, squattant le refuge abandonné en guise d’abri, vivotant de rapines et menus vols effectués par Anthémis tandis que Silas mendiait, clamant des poèmes au coin des rues pour s’attirer la sympathie des passants. Ayant quitté l’expédition sans argent, ils espéraient que leur pécule péniblement amassé leur permettrait bientôt d’embarquer à bord du premier bateau à destination de Liberty.
 
Le refuge était situé en sous-sol, sous le plancher d’une ancienne bâtisse qui aurait pu passer pour une chapelle catholique en ruines très à l’écart de la ville principale, savamment démolie et isolée pour que personne ne songe jamais à tenter de la rebâtir ni ne se préoccupe d’en dégager les débris. Anthémis trottina jusqu’à la trappe dissimulée sous deux poutres entrecroisées, déplaçant une pierre creuse pour dévoiler le mécanisme d’ouverture. Ils sortaient et se reposaient à tour de rôle pour éviter à tout prix d’être vus ensemble, et Silas était à l'entrée lorsque la trappe s’ouvrit. Elle se faufila par la mince ouverture, marmonnant quelques mots inintelligibles, et lui cala une bourse entre les mains au passage -le butin du jour.
 
- Celle-ci est bien pleine, commenta le barde après avoir soupesé la bourse volée. Personne ne t’a vue ?
 
Anthémis répondit par quelques gestes grossiers. C’était l'argent d’un soldat ivre ; le type était trop saoul pour marcher droit. Un coup de dague et c’était réglé, la bourse lui était arrivée tout droit dans la main sans un bruit ou presque. Tuer, par contre, était interdit : le jeu n’en valait pas la chandelle sur une île aussi réduite. Les putes et les marins étrangers, passe encore… mais le cadavre d’un troufion, ça ne passait jamais inaperçu.
 
- Je suppose que non, fit l’homme avec un sourire fugace. Avec ça, on devrait avoir de quoi payer le trajet.
 
La jeune femme s’aventura dans l’antre obscure et poussiéreuse. Ce n’était guère qu’un grand hall, et une salle attenante servait à la fois de dortoir et d'entrepôt. Le sol était jonché de bancs brisés, de chaises et de tables en tout aussi mauvais état, de parchemins en morceaux et de livres moisis. La jeune femme donna un coup de pied rageur dans une caillasse, en allant droit vers le coin où ils avaient entreposé leurs quelques affaires et deux couchettes de fortune. Elle fouilla un sac, cherchant de quoi grignoter, et se rabattit sur un quignon de pain sec et une banane entièrement brunie. On ne pouvait pas faire de feu ici, il fallait donc se contenter de nourriture froide ou crue. Elle mangea sans appétit, le cul par terre, et y resta quelques instants en ruminant sa déception. Un fiasco de bout en bout, cette aventure…
Son cœur se serra en songeant à son mentor dont le cadavre devait sûrement flotter quelque part en mer maintenant, s’il n’avait pas encore été bouffé par les poissons -ou n’avait pas été consumé dans l’incendie. Elle bondit sur ses pieds, la fatigue le disputant à l’irritation, et elle marcha vers le fond du hall silencieux. Une statue grotesque trônait là-bas, vestige laissé par les précédents occupants. Elle se planta devant l’alcôve, regrettant de n’avoir aucune bougie ni offrande sous la main.
 
La statue, très réaliste, représentait une créature humanoïde à la morphologie dérangeante assise en tailleur. Toute en muscles noueux recouverts d’une peau parcheminée, les côtes saillantes, elle était vêtue d’une toge et un riche pectoral lui ceignait le cou. Sa main droite était levée, paume en avant, et l’autre reposait sur ses cuisses en un geste comparable à celui du Bouddha asiatique. Son visage était affreux, consistant en un long tentacule qui évoquait une obscène capuche de chair ; une bouche s’ouvrait à la base de l’appendice, simple fente verticale aux lèvres épaisses. Aucun œil n’était visible.
Trop lourde et encombrante pour être déplacée facilement, personne n’avait osé la démolir : ça aurait été sacrilège de défigurer un dieu. On avait encore préféré prendre le risque que le refuge soit découvert, et le culte exposé. Mais les représentations du Messager étaient rares… laisser celle-là ici avait dû être un véritable crève-cœur pour les fidèles.
 
Anthémis sentit sa vigueur revenir en passant quelques instants devant la statue de son dieu. Silas avait initialement omis de lui dire que ce refuge était placé sous la protection du Messager… Peut-être avait-il eu peur qu’elle ne relâche sa garde en voyant cela comme un signe ou un bon présage ; ceux-là n’avaient pas empêché l’expédition d’échouer lamentablement. Elle s’inclina profondément, portant l’index et le majeur à son front. « Le cœur et l’âme, » songea-t-elle ainsi que le voulait le salut rituel de sa Maison, le pensant de toutes ses forces à défaut de pouvoir le prononcer à voix haute. Sa mère était convaincue que l’intention était plus importante que les paroles, et que la surdité et le mutisme de sa fille n’entachaient en rien sa capacité à communiquer avec les dieux.
 
- Je vais en ville, signa l’homme. Il s’était déplacé à ses côtés, prenant soin de faire résonner ses pas sur le sol de pierre pour annoncer sa venue et ne pas troubler la jeune femme lors de ce bref moment de piété. J’ai entendu ce matin les échos d’un navire qui prendrait bientôt la route vers le Sud. Je vais parlementer avec son capitaine… peut-être acceptera-t-il de faire un léger détour pour nous amener sur Liberty. Repose-toi, tu l’as mérité.
 
Elle acquiesça, sans avoir posé les yeux une seule fois sur son visage pendant l’échange. Elle avait remarqué avec une certaine irritation que Silas ne s’inclinait jamais devant le Messager, ayant pourtant été lui aussi l’un de ses fidèles pendant des années. Les pas de l’homme s’éloignèrent ; Anthémis resta seule dans le grand hall de pierre. Elle s’assit en tailleur et parla à son dieu en son for intérieur.
Anthémis
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Posté le 08/08/2021 à 23:02:40. Dernière édition le 08/08/2021 à 23:32:18 

L’embarquement à bord du navire français Le Mastiff s’était fait sans heurts. Silas avait patiemment usé de son éloquence naturelle pour que l’équipage le prenne en sympathie et presse le départ, arguant de la récente recrudescence de vols en ville. Il avait négocié juste ce qu’il fallait, s’en tirant pour un prix bien plus élevé que ce qu'il avait d'abord proposé, encourageant subtilement la culpabilité du capitaine qui leur devenait moralement redevable. Quant à la jeune femme qui l’accompagnait, hé bien c’était une pauvre simplette qu’il avait rencontrée ici et prise en pitié. Il souhaitait depuis la confier à un couvent ou un monastère, pour l’abriter et la guider vers une vie pieuse et saine plutôt que de laisser cette fille seule et sans défense sur une île remplie de marins avinés et de soldats désœuvrés. Silas avait bien insisté sur ce dernier point auprès du capitaine pendant la négoce, jouant sur les quelques infos qu’il avait tirées l’air de rien en fréquentant l’équipage : l’homme avait au moins quatre filles et était un fervent catholique. À partir de là, ç’a avait été du gâteau. Anthémis avait caché une partie de son pactole au petit bonheur la chance dans la ville avant de partir, afin de brouiller les pistes, puis elle avait sali ses affaires et soigneusement caché au fond de son sac tout ce qui aurait pu trahir son entraînement, incarnant avec un naturel désarmant une mendiante ignare, et tous deux étaient finalement enfin montés à bord.
 
Le capitaine avait personnellement veillé à ce que ses passagers soient bien installés. Il y avait non seulement Silas et Anthémis, mais aussi deux femmes aux traits asiatiques et à la peau mate. Celles-ci étaient discrètes et silencieuses, cachant leurs riches atours sous de grands manteaux qui leur couvraient les épaules. Elles étaient accompagnées d’un homme d’âge mûr à l’air sévère, qui n’était pas sans rappeler Silas par certains aspects. Il avait en permanence la main sur le pommeau de son arme, une épée à la poignée courbe et à la lame longue et sinueuse. Silas la mit en garde à mi-voix après qu’il l’ait vue saluer poliment les deux femmes, qui s’étaient détournées en cachant leurs visages derrière leurs mains fines et délicates. L’homme s’était renfrogné encore plus, plissant son épaisse moustache noire en soufflant des naseaux comme un taureau en colère.
 
- Le capitaine est un honnête homme, mais méfie-toi des passagers. Ces gens m’ont tout l’air d’être des Malais. Les peuples de là-bas sont réputés garder jalousement leurs secrets, et c’est de cette région du monde que viennent certains de nos écrits les plus… périlleux. On raconte par exemple que c’est au large des Philippines que Gemini trouva les manuscrits qui établirent L’Abysséen et L'Hydre parmi les Maisons dominantes, bien que j’ignore si cela est vrai.
 
- Depuis quand ceux-là s'intéressent aux textes rares ? Ils ne sont pas trop occupés à évangéliser les villages de pêcheurs à coups de massacres ? commenta la jeune femme d'assez mauvaise humeur. Elle avait beau jouer son rôle à la perfection, elle détestait qu'on la traite comme une idiote.
 
- Ne sois pas médisante. Qu’ils dédaignent les richesses et les arts que vous autres Messagers convoitez par-dessus tout ne signifie rien. Leur foi s’exprime d’une autre façon, voilà tout…
 
- Tu as raison, évidemment… merci pour la leçon, ô barde, ironisa la jeune femme.
 
Son compagnon accepta le remerciement avec malice, pas dupe pour un sou et s'amusant de l'humeur de la jeune femme.
 
- De toute façon, ces trois abrutis ne me regardent même pas, alors pas de risque que je m'approche d'eux… signa Anthémis avec lassitude.
 
Il n’y avait plus qu’avec Silas qu’elle pouvait communiquer correctement, et avoir le mystérieux barde pour seul interlocuteur depuis tout ce temps finissait par lui porter sur les nerfs.
 
 
***
 
 
Le soir même, Anthémis rêva de deux choses : d’abord, de la statue qui trônait dans le refuge de Montserrat, celle à l'effigie de son dieu. Un chant diphonique s’élevait de la fente verticale qui lui servait de bouche, tellement puissant et profond que, à l’instar des grondements gutturaux de la créature marine, il vibrait dans tout son être à défaut de lui être audible.
 
Ensuite, elle repensa au jeune homme au visage brûlé. Elle n’osait toujours pas demander à Silas de lui expliquer ce qu’il s’était passé le jour où il avait surpris l'inconnu en train de les espionner, ni pourquoi il l'avait laissé s'échapper. Petit à petit, ce garçon l’obsédait.
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Posté le 15/08/2021 à 15:20:14. Dernière édition le 15/08/2021 à 20:41:30 

Franchement, vue d’ici, Liberty n’avait pas l’air de grand-chose. La côte était vide sur de larges portions, parsemées d’épaves et d’écueils redoutables avec de temps en temps une plage ou deux ; il y régnait une végétation luxuriante dans le plus pur style des îles tropicales et seules quelques bâtisses rompaient la monotonie du paysage, annonciatrices des villes qui se partageaient Liberty en quatre territoires grossièrement découpés. Le débarquement sur les quais d’Ulüngen se fit sans plus de péripéties que le départ ; le capitaine serra la main de Silas, complimentant la pureté de cet homme qui remettait une pauvrette dans la lumière du Seigneur, lui indiquant avec un luxe de détails l’emplacement d’un monastère au nord de la ville qui saurait sans doute accueillir la jeune handicapée dont l’âme était en péril. Les trois Malais étaient partis de leur côté, l’homme se contentant d’un vague salut sans jamais détacher sa main de la poignée de son kriss. Aucune des deux femmes n’eut le moindre regard pour quiconque, et le trio disparut dans les rues de la ville batave en fendant la foule des voyageurs et des marins sans s’émouvoir de l’effervescence qui habitait les lieux. Apparemment, la ville était en travaux : plusieurs bâtiments étaient en rénovation, sans parler de quelques chantiers de belle envergure sur lesquels des ouvriers s’affairaient, hurlant des instructions, apportant du matériel et s’apostrophant les uns les autres dans une cacophonie tantôt bon enfant, tantôt âpre et nerveuse.
Anthémis contempla tout cela d’un œil incrédule, stupéfaite de trouver une telle animation dans ce que Gemini avait décrit comme un véritable « lieu oublié de Dieu », comme se plaisaient à dire les catholiques. Le colosse avait aussi parlé en long, en large et en travers de l’âme étrange de l’île, qu’il comparait à une folie latente qui attirait plus sûrement toute sorte de détraqués qu’une lampe allumée la nuit attirait les insectes. Gemini avait tenté de mettre cela à profit pour rebâtir un culte neuf, détaché de toute allégeance aux Maisons ancestrales. Mais la démence des lieux était telle qu’elle rendait toute tentative de ce genre vouée à l’échec, les cultistes s’adonnant rapidement aux pires exactions. Les nouveaux cultes n’avaient au final été que des versions fortement abâtardies des Maisons originelles, et les divers temples érigés en secret à travers l’île n’étaient plus fréquenté que par des communautés décadentes aux croyances déviantes. Et tout cela sans parler de quantités d’autres étrangetés avec lesquelles Gemini n’avait rien à voir mais qui se faisaient un plaisir d’infester l’île, y pullulant comme des mouches sur un cadavre au soleil. À Nouveau Monde, nouvelles gens et nouvelles croyances…
 
Anthémis était fébrile à l’idée de plonger dans cette fange. Qui savait quels trésors y étaient cachés ? C’était dans ces moments-là que la fibre héritée de sa mère, de Fumeur et de tous ceux qui avaient participé à son éducation parmi les séides du Messager refaisait surface : arts, culture et richesses, et peu importe le prix à payer. Le savoir, c’était le pouvoir. Elle rajusta la sangle de son sac, déterminée à trouver cette « Euphemia » sans avoir recours aux deux fous furieux que Gemini avait laissés sur l’île pour garder ses affaires en son absence. L’arrivée à Ulüngen plutôt qu’ailleurs avait vite été décidée. En effet, les instructions de Gemini faisaient mention de deux possibles endroits où chercher sa gosse en priorité. Premièrement, la cité d’Ulüngen, sous la coupe de la couronne hollandaise, foisonnante de vie à l’instar de ses semblables espagnole, française et anglaise, et qui avait la faveur d’Euphemia. Si elle habitait quelque part, ce serait ici, avec les quelques personnes avec qui elle avait tissé des liens d’amitié.
Deuxièmement, la planque des pirates, une bande de malfrats sans foi ni loi autre que celle liant les membres de cet équipage disparate les uns aux autres et dans laquelle Gemini avait roulé sa bosse pendant près de six ans.
Sans hésiter, son choix s’était porté sur la colonie, où il lui serait plus facile de s’intégrer, de passer inaperçue et surtout de rester en sécurité, et d’où elle pourrait facilement rayonner en quête de la fille en usant d'un quelconque prétexte. De toute façon, pas dit que les forbans l’aideraient, et si elle s’affichait avec eux elle risquerait gros auprès des autorités.
 
Elle commença à marcher seule dans les rues, se mêlant naturellement aux citoyens qui ne la regardaient même plus : une petite blonde râblée et mal lavée avec un sac grossier jeté sur l’épaule, on s’en fichait. À sa grande surprise, Silas l’avait laissée peu après leur arrivée, lui assurant qu’il la rejoindrait en temps voulu, prétendant avoir des affaires à régler. Alors, il était déjà venu ici, en fin de compte ? Le salaud en cachait, des choses… Elle avait haussé les épaules. À la base, elle aurait déjà dû être seule ici, la présence de son compagnon n’avait été qu’un bonus bienvenu suite à un fiasco inattendu. Le brouhaha des rues était un murmure infime et informe à ses oreilles, et elle joua un instant avec les quelques pièces qu’elle conservait dans une de ses poches pour faire bonne mesure. Le reste de ce qu’elle avait emporté avec elle depuis Montserrat était bien à l’abri au fond de sa sacoche, et il y avait là de quoi se payer une bonne auberge pendant un certain temps. Elle songea brièvement à Silas qui était parti de son côté sans même se soucier de prendre de l’argent avec lui, et très vite cette pensée lui échappa. Les Rêveurs se targuaient de n’être que des vagabonds. Qu’il se débrouille !
 
Ses leçons, fruits d’années d’entraînements et d’épreuves en vue de faire d’elle une espionne, érudite et assassin occasionnelle lui revinrent en mémoire sans la moindre difficulté.
S’intégrer et se faire apprécier naturellement, sans jamais forcer : les flatteurs trop peu subtils se faisaient toujours dix ennemis dangereux pour un allié potable.
Ne jamais hésiter à dissimuler ses traces, ne jamais trop se démarquer pour ne rester au mieux qu’un visage neutre dans la foule, dont les traits et le nom se brouillaient vite dans la mémoire d’autrui.
Surveiller ses arrières, faire correctement son travail sans sentiments ni efforts superflus : comme tout le reste, le zèle avait un prix.
Éviter les attaches inutiles, surtout avec ceux n’étant pas du clan. Rien ne valait un Messager, hormis un autre Messager.
 
On la bouscula, elle ne s’en offusqua pas le moins du monde et disparut en deux pas, s’évanouissant avant même que le gros type rougeaud qui se retournait pour l’engueuler ne la voie. Il ravala son insulte, soupesa le seau de gravier qu’il transportait puis reprit sa route, perplexe. Anthémis fila entre deux femmes aux robes larges et aux corsages trop serrés d’où les seins menaçaient de déborder, des prostituées qui ne se rendirent compte de rien et continuèrent d’alpaguer les passants : dix pièces pour la bouche, trente pour le con, cinquante pour le cul, et cent cinquante pour le duo. Quelques nobliaux détournèrent la tête, le nez plissé pour bien montrer leur dégoût pour certains simulé, mais un marin siffla son appréciation et un autre lâcha une remarque graveleuse qui fit visiblement rire quelques passants. Une marchande frappa sèchement l’arrière du crâne de son jeune fils qui regardait les deux putes avec trop d’insistance à son goût, ignorant superbement son mari qui lui se rinçait l’œil sans se gêner, bien à l’abri de l’autre côté de l’étal. Le regard d’Anthémis accrocha une chevelure rousse flamboyante qui détonnait parmi la foule, cascadant de sous un chapeau de paille à large bord qui protégeait sa propriétaire du soleil ardent des Caraïbes. Elle ne pouvait entendre les mouettes mais elle regarda leur vol affamé dans ce ciel bleu azur, passant d’un bateau de pêche à l’autre pour y chiper des poissons lorsque les pêcheurs ne regardaient pas. L’air chaud était un mélange d’odeurs venues des quatre coins du monde, entre la nourriture et les épices, la poussière des gravats, le cuir, le bois fraîchement coupé, le feu et la fumée, la sueur, l’urine, le sel marin et les occasionnels relents d’égout.
 
L’excitation gagna la jeune femme face à ce terrain de jeux prometteur, qui n’avait rien à voir avec l’état de siège permanent du camp des Maisons unifiées. Mais…
 
« Boulot, boulot », maugréa-t-elle en son for intérieur.
Anthémis
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Posté le 20/08/2021 à 15:03:18. Dernière édition le 20/08/2021 à 21:42:09 

Où chercher Euphemia ?
 
Elle gratta pensivement le sol de sa chaussure. Les rues de la ville s’entrecroisaient à intervalles réguliers, bien plus ordonnées que le chaos vieillot de sa ville natale de l’autre côté de l’océan… Elle passa devant un établissement entouré de fortes odeurs de chanvre, duquel sortirent quelques personnages hauts en couleur : un adolescent de petit taille coiffé d’un grand chapeau, une grande tige brune à l’impressionnante crinière en bataille qui marchait à grandes enjambées, et une femme aux yeux bandés qui semblait pourtant se mouvoir sans difficulté. Le trio s’éloigna dans les rues et elle le perdit bientôt de vue, concentrée sur sa découverte des lieux.
Elle avait déjà repéré l’auberge bien sûr, son fief depuis quelques jours, tenu par un dénommé Edwin qui ne crachait absolument pas sur son or. L'homme n'avait pas l'air très regardant quant à sa clientèle… Les repas y étaient corrects, sans plus, mais au moins ils changeaient des rations militaires du camp. Un drôle de type squattait souvent le rez-de-chaussée, un gars costaud qui se contentait de manger et boire sans trop discuter. Elle l'évitait soigneusement pour l'instant. Apparemment, la grosse majorité des gens d'ici arboraient ostensiblement d'une manière ou d'une autre un bandeau correspondant à leur ville. Elle renâcla intérieurement : elle se serait plutôt attendue à voir ça dans une démonstration sportive ou un genre de concours… La mission continuait toujours plus loin vers un joyeux fatras dans lequel elle appréhendait déjà de mettre les pieds. Petit à petit, elle commençait à comprendre ce que Gemini voulait dire quand il parlait d'une île de dingues.
 
Objectif basique : se lier d’amitié avec les locaux, gagner leur confiance. Après tout, elle était partie pour rester ici un bout de temps, surtout si elle devait ensuite veiller sur la gosse de Gemini. Se faire quelques copains entretemps n’était jamais perdu. On entamait la partie intéressante…
 
Elle irait feuilleter les archives du palais si elle le pouvait, ça pourrait s’avérer utile.
Anthémis
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Posté le 21/08/2021 à 22:29:31. Dernière édition le 22/08/2021 à 01:24:47 

Comme d’habitude, son handicap finissait par devenir un atout à part entière. On la sous-estimait facilement, on accourait à son secours de pauvre sourde incapable de survivre seule. Il lui suffisait de montrer son petit minois innocent et on se pliait en quatre pour l’aider. Même ce gros tas d’Edwin, l’aubergiste rougeaud, prenait son argent sans le moindre plaisir au moment de payer sa chambre pour la nuit. La veuve, à l’étage, l’avait prise en affection et la traitait parfois comme sa protégée.
 
Elle s’était retrouvée au milieu d’une vraie foule à l’auberge ce midi, qui incluait la femme aux yeux bandés qu’elle avait déjà vue dans la rue, et qui semblait y voir comme n’importe qui. Et surtout il y avait ce jeune type, « Paulus », un gamin avec un chapeau qu’elle avait lui aussi vu plus tôt en compagnie de cette "Anne" et de l'autre fille à la crinière brune, et il s'agissait apparemment de rien de moins que le Général de toute cette ville. Il lui avait fallu un peu de temps pour digérer la nouvelle. Le général ? Et puis quoi encore ?
 
Clairement, il s’intéressait à elle : il ne lui avait fallu qu’une rencontre ou deux pour qu’il lui propose de visiter la ville en sa compagnie. Elle avait joué le jeu, surjouant parfois sans qu’il ne remarque rien, plaçant quelques rires forcés aux bons moments, souriant à l’occasion et jouant de ses charmes. Elle avait même été jusqu’à rester bouche bée devant les bateaux mouillant dans le port en simulant l’émerveillement, telle une paysanne qui n’aurait jamais vu le moindre voilier. Il n’avait pas relevé la chose.

Mais comment diable croyait-il qu’elle était venue ici, bon sang ? À pied ?!

Elle avait frôlé la catastrophe lorsqu’il avait mis un temps fou à deviner ce qu’elle voulait dire, quand elle lui avait simplement demandé s’il possédait un navire, et elle avait été prise d’une subite envie de le frapper, là tout de suite. Se retrouver au milieu de toute une ville ne maîtrisant pas son langage des signes n’avait jamais été aussi horriblement frustrant. Elle avait repris le contrôle de ses nerfs juste à temps. Ensuite, Paulus avait voulu lui montrer ses coins pour pêcher.
 
Elle détestait le poisson. Et ça, c'était déjà avant de voir l'affreux monstre marin.
 
Bref, il l’avait gratifiée d’une interminable visite guidée de la ville. Charmante attention, même s’il avait très probablement l’espoir que la visite se termine dans son lit. Il était moins subtil qu’un buffle en rut… Soldat de Dieu, respecter les voies du Seigneur, mon cul oui !
 
Seul moment vraiment intéressant, il lui avait fait visiter sa « maison de guilde », un genre de repaire pour aventuriers du coin. Elle s’était presque attendue à un guet-apens en entrant dans la bâtisse, refusant de croire qu’on la laisse pénétrer aussi facilement dans ce qui devait être le quartier général d’une quelconque organisation locale. Sa méfiance quasi maladive, entretenue par des années d’entraînement et de conditionnement, s’était finalement tue au bout de quelques minutes, pile quand Paulus lui avait fièrement montré le dortoir avec l’intention manifeste de continuer à l’impressionner. Pour un peu, il était prêt à lui refiler la clef des lieux… Cet idiot lui avait même quasiment donné la liste complète des membres de la guilde, comme ça, sans même qu’elle ait à faire d’autre effort que simplement poser quelques questions. Niveau intégration, elle pouvait difficilement faire mieux.
 
Un seul détail coinçait. Un léger détail de rien du tout. Un peu plus tôt, à l’auberge, il lui avait demandé si elle savait se défendre. Évidemment, elle avait préféré mentir, en croisant les doigts pour ne pas avoir à montrer ses talents en public. Devoir expliquer comment une pauvre sourde travaillant avec des moines savait manier les armes s’avérerait sans doute épineux. Si elle avait bien compris, les escarmouches n’étaient pas rares sur cette île, mais elles semblaient faire étrangement peu de victimes… D’une manière ou d’une autre, une bonne partie des habitants de Liberty semblait increvable ou presque. Elle avait ajouté mentalement cela à la liste des bizarreries locales, et ladite liste commençait déjà à sacrément s’allonger. Une curiosité grandissante la chatouillait avec insistance, elle se sentait motivée par cette faune improbable et tous ces mystères à percer.
 
Finalement, elle comprenait aussi un peu mieux les intentions de Gemini : une île pareille semblait de prime abord être le terreau fertile propice à la résurgence de leurs cultes ancestraux, ou à l’émergence de nouveaux… Il y avait décelé un certain potentiel, voilà tout. Les gens d’ici étaient des idiots, mais des idiots sympathiques, elle était bien forcée de le reconnaître.
Anthémis
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Posté le 23/08/2021 à 22:08:46. Dernière édition le 23/08/2021 à 22:10:17 

Silas l’attendait dans sa chambre au matin. Il portait encore et toujours les mêmes vieux vêtements élimés, l’air plus démuni que jamais malgré son verbe et son sourire chaleureux, un vrai mendiant sage et bienheureux de conte de fées. Elle avait réussi à ne pas sursauter lorsqu’elle l’avait trouvé assis en tailleur dans un coin à son réveil, occupé à feuilleter les pages d'un quelconque recueil écrit sur du papier de mauvaise qualité. Il attendit poliment qu’elle s’habille avant de demander l’autorisation de fumer la pipe, et alors seulement il commença à signer.
 
- Tu as du neuf ?
 
- Pas vraiment. J’avance à tâtons, je préfère éviter qu’on me prenne pour une fouine à poser trop de questions et trop vite.
 
- Sage décision.
 
- Si j’ai bien compris, les rivalités sont nombreuses et tenaces ici. Je continue de m’immerger dans la populace, de gagner la confiance de quelques alliés.
 
- Du genre ?
 
- Des citoyens, des guerriers. Des poivrots. Un grand type pas très bavard. Un genre de marchande. Une « masseuse ». L’aubergiste. Le général.
 
- Le général ? Magnifique ! Et comment as-tu fait ton compte, si je puis demander ?
 
Elle sourit, dévoilant le léger écart entre ses dents de devant.
 
- Ce n’est encore qu’un gamin. Il a suffi d’un baiser et il était prêt à fondre.
 
- Efficace.
 
- Je suis mon instinct, Silas. Je sens que je ne suis pas très loin du but. Il y a des guildes d’aventuriers en ville, mais ce ne sont pas de simples chasseurs de trésors : les gens d’ici ont l’air tous plus farfelus les uns que les autres, à leur manière… Ça m’étonnerait beaucoup qu’au moins un n’ait pas entendu parler de la gosse ou des pirates, sans parler de la possibilité qu’elle traîne directement avec ce genre de mabouls. Je vois mal une sauvageonne élevée par Gemini finir lavandière ou serveuse.
 
- Très probable. Bien joué, Anthémis.
 
- C’est mon travail, le Barde. Laisse-moi l’enquête, et continue donc d’écrire tes poèmes !
 
Il rit de bon cœur, pas le moins du monde vexé.
 
- Et comment ! J’ai, moi aussi, trouvé quelques amis avec qui traîner par ici… Tu serais surprise du nombre de gens auprès desquels le petit manège caché de Gemini a eu du succès.
 
- De quoi parles-tu ?
 
- De membres des Maisons, issus des enseignements de Gemini. Des branches bâtardes, en somme. Ils ont érigé quelques temples.
 
- Grande nouvelle, je présume ? Je me demande ce qu’Héloïse en pensera
 
- Encore faut-il qu'elle l'apprenne. Et alors, nous verrons bien, mon amie.
 
Il prit congé sur cette étrange réplique, disparaissant dans le couloir d'un pas nonchalant. Quand elle descendit les marches menant au rez-de-chaussée de l’auberge, après s’être recoiffée et rincé le visage pour faire bonne impression, elle ne vit aucune trace de lui ni rien qui laissât penser que quiconque l'ait remarqué.
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Posté le 24/08/2021 à 14:38:43. Dernière édition le 24/08/2021 à 14:47:20 

Elle était descendue au milieu d’une scène d’une grande agitation, dans la salle pleine à craquer de l’auberge. Les gens y échangeaient de vives paroles, et un pirate se trouvait au milieu de tout cela, un homme de belle allure au bandeau noir. Celui-ci interrogeait les présents, trop vite et de manière trop chaotique pour qu’Anthémis put suivre convenablement. Elle avait tiré sur la manche des gens les plus proches, sans succès, ne s’attirant qu’un vague grognement de ce poivrot qu’elle voyait tous les jours au bar. Le pirate avait continué d’interroger les présents alors que la tension montait et que sa frustration s'accentuait, et il avait fini par réclamer la présence de quelqu’un. Anthémis s’était crispée sur sa chaise. Paulus venait de la rejoindre, manquant la déconcentrer au pire moment. Avait-elle bien reconnu ces syllabes sur les lèvres du gredin gentilhomme ?
 
Elle avait attendu, fébrile, jusqu’à ce que « Euphemia » fasse son entrée. C’était la même brune qu’elle avait vu se balader en ville, avec la masseuse au bandeau et le général -Paulus.
 
Euphemia, qui était sous ses yeux depuis le début ou presque.
 
Elle avait gardé les yeux rivés sur la gosse de Gemini, et l’avait détaillée des pieds à la tête. Léger détail : elle n’était pas verte… Sauvage oui, mais autrement tout à fait normale. Cet idiot de Paulus lui avait pourtant confirmé la chose en quelques mots, la citant même directement comme « la fille du grand Gemini ». Plus aucun doute n’était permis. Niveau caractère, elle correspondait en tous points à la description qu’on lui en avait faite. Verte ou pas, elle avait cette allure de grande tige sèche, les traits anguleux, la crinière en bataille, la gestuelle et le parler rustres et sans retenue… Elle paraissait taillée pour l’aventure, avec un physique de jeune athlète qui mangeait bien et se dépensait beaucoup.
 
Leurs regards s’étaient croisés juste après qu’Euphemia eut apostrophé Paulus, suite à un échange d'insultes ou autre joyeuseté puérile. Elles n'avaient pas encore été présentées l'une à l'autre ; il y eut donc ce drôle de moment de flottement où les deux jeunes femmes se mesurèrent du regard, avant que la brune ne brise le contact et ne se remette à parler à Paulus et au pirate avec force.
 
Anthémis vibrait d’excitation depuis. Elle avait repéré sa cible. Il n’y avait plus qu’à la suivre et prendre contact avec elle à l’abri des regards. Elle ne s'offusqua même pas lorsque l'autre crétin la présenta comme sa petite amie peu après.
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Posté le 25/08/2021 à 22:12:03. Dernière édition le 26/08/2021 à 11:13:19 

Anthémis avait assisté à toute la scène, oubliée dans un coin de la salle presque vide. Euphemia et l’autre femme avaient vécu des retrouvailles mouvementées, se voyant pour la première fois depuis apparemment un certain temps. La blonde et la brune s’étaient ensuite précipitées dehors après un long échange. Anthémis les avait suivies, lançant une pièce à Edwin en sortant de l’auberge et leur emboîtant le pas dans les rues d’Ulüngen, jusque devant l’hôpital de la ville. Elle les y guetta longuement, pendant une bonne partie de l’après-midi, sans déceler le moindre signe de vie. Elle commençait à croire qu’elles étaient sorties en secret lorsque la blonde gracile ressortit seule par la grande entrée, l’air dévastée. Euphemia sortit quelque temps après, seule elle aussi, marchant comme si elle était à moitié assommée après s'être pris un coup. Parfait.
 
Anthémis continua de la suivre jusque chez elle. La brune avançait d’un pas abruti par la fatigue et les événements de la journée, quels qu’ils fussent. Elle mena sa poursuivante jusque dans les coquettes rues marchandes où se succédaient des boutiques de tailles variées, boulangers, brasseurs, charcutiers et artisans qui vantaient la qualité de leurs produits via leurs enseignes colorées et les façades mises en valeur pour appâter le chaland. Enfin, Euphemia fouilla une de ses poches et en sortit une grosse clef, les yeux rivés sur la porte d’une jolie petite maison bien entretenue. Il y avait là aussi une enseigne au-dessus de la porte : « TOYMAKER - Excellent Fabricant de Jouets de Qualité », assortie d’une peinture de soldat battant un tambour. Anthémis n’avait que quelques secondes pour rattraper sa cible ; elle la rejoignit sur le pas de sa porte en pressant le pas, la retenant juste avant qu’elle ne disparaisse chez elle. Euphemia fit demi-tour comme une somnambule. La rue était quasi déserte, et la nuit s'installait.
 
- Quoi ? Oh, c’est toi… Machine… dit-elle platement. T’es la copine de Paulus, c’est ça ? Je te connais pas vraiment, alors va-t-en, d’accord ? Je suis pas d’hu… Qu’est-ce que tu fais ?
 
Devant elle, Anthémis parlait à l’aide de ses mains, esquissant des séries de gestes rapides, confiante, comme elle aurait spontanément parlé à ses congénères habituels. La brune n’eut aucune réaction indiquant qu’elle comprenait, se contentant de faire la moue en dévisageant cette pauvre folle qui agitait ses mains dans tous les sens sous son nez. Anthémis insista encore un peu, puis abaissa mollement les bras, surprise et déçue. « Elle ne connaît pas nos signes…? » pensa-t-elle. Qu’est-ce que c’était que cette idiote ? N’avait-elle donc rien appris en suivant Gemini ?
 
- Tu vas me dire ce que tu veux, oui ? Ah merde, non, pardon… Dé-so-lée, articula-t-elle exagérément, apparemment irritable. T’es sourde mais tu comprends assez bien ce que je dis, nan ?
 
Anthémis fit la moue, la moutarde lui montant elle aussi au nez. Moue boudeuse savamment maîtrisée contre tête de cochon de compétition ! Elle fouilla brutalement dans ses affaires, provoquant un mouvement de recul d’Effie qui se réveillait enfin un peu, prête à sortir son canif. La blonde lui tendit alors une lettre, la tête levée vers le visage de la grande brune qui la dépassait d’une bonne tête.
 
- Quoi ça ? C’est pour moi… ?
 
Anthémis réitéra le geste avec insistance, et Euphemia se saisit enfin du message de Gemini. La messagère avait mis un soin tout particulier pour le garder en bon état, et hormis la double pliure qui barrait le papier en quatre rien n’indiquait que la lettre avait traversé un demi-continent, une mutinerie, un monstre marin et d’autres choses encore. Anthémis expira, laissant échapper cette tension qu’elle trimballait avec elle depuis des semaines. Mission accomplie.
Elle put voir dans les yeux verts de la brune l’exact moment où elle reconnut l’écriture de son père adoptif, quasi-immédiatement après avoir déplié la lettre et entamé sa lecture, lisant comme une enfant qui remue les lèvres en cadence et bute sur certains mots. Elle écarquilla les yeux après avoir terminé, manquant déchirer la lettre en la chiffonnant entre ses mains. Anthémis frissonna de voir le précieux document ainsi malmené après tant d’aventures.
 
- Je rêve ! bafouilla Euphemia. Je rêve, putain ! J’attends des nouvelles depuis… Il… Des mois que je l’attends, et quand enfin il… y m’envoie un… un larbin ?!
 
Anthémis se crispa sous l’insulte. La brune la dévisagea, une rougeur de mauvais augure lui montant aux oreilles.
 
- S’il voulait me parler il avait qu’à venir lui-même ! J’ai pas besoin d’aide, besoin de personne, pour me protéger ! C’est moi qui protège les autres ! cria-t-elle, au bord de l’hystérie. Pourquoi tout le monde se barre comme ça et croit que je vais rien dire ? C’est quoi, votre putain de problème ?!
 
Anthémis la saisit par le bras, avec force, et pointa la porte du doigt. Son intention était manifeste : il fallait continuer cette conversation au calme, loin des regards indiscrets et surtout pas en pleine rue la nuit. Effie se dégagea brutalement de son emprise, balayant sa jambe et lui envoyant son coude dans la poitrine dans un même mouvement circulaire qui déséquilibra Anthémis, prise par surprise, et l’envoya en arrière atterrir rudement sur les fesses, sur les pavés. Finalement, Gemini lui avait bien appris quelques trucs… La brune mit à profit ces quelques secondes de répit pour ouvrir la porte et foncer à l'intérieur. Anthémis bondit sur ses pieds, furieuse, et avança droit devant en serrant le poing, prête à corriger cette sale gamine.
 
- Non, certainement pas !! Toi la sourde, tu entres pas ! C’est chez moi ici ! Sinon, je te plante. T’as pas le droit de me faire du mal, mais moi rien ne m’en empêche ! menaça-t-elle.
 
La blonde s’interrompit avant d’entrer de force, se rendant à l’évidence. Elle lisait juste assez de mots sur les lèvres de la brune pour comprendre ce qu’elle disait, et elle n’avait malheureusement pas tort. Sa mission était de la contacter, lui transmettre le message de son père, puis rester avec elle et veiller à ce que rien ne lui arrive jusqu’au retour de Gemini. Elle redressa le buste et resta droite comme un I, défiant la brune du regard et tentant une nouvelle fois de signer quelque chose tandis qu'Effie refermait la porte derrière elle, ne la laissant ouverte que de quelques centimètres. Elle s’adressa une dernière fois à sa « protectrice » par l’ouverture ainsi faite.
 
- Dégage ! Ou tu peux rester là si tu veux, je m’en fiche ! Mais t’entreras pas ici, t’entends ?
 
Et SLAM ! Elle claqua la porte et la verrouilla à double tour. Une lumière s'alluma à la fenêtre du premier.
 
- ‘Aaahlooope, lâcha Anthémis avec dégoût dans l'espoir que l'autre l'entende et la comprenne.
 
Alors, c’était pour cette petite conne qu'elle avait tué, vu des amis mourir, et traversé une bonne partie du monde. Qu’elle s’était coltinée Silas et ses poèmes bizarres. Qu'elle avait abandonné sa mère. Tout ça pour ça. Une crétine qui s’amusait à tenir un… une… une boutique à la con, dans une ville de merde, sur une île de tarés. Et elle devait servir de chaperon à cette fille qui avait bien besoin d'une correction. Et pendant ce temps-là, Héloïse et les autres se battaient pour se tailler un empire au fil de l’épée…
 
Elle n’allait pas abandonner, non. Bien sûr que non. On ne disait pas à Héloïse « J’ai pas réussi, désolée ! ». Et elle oserait encore moins le dire à sa mère. Il lui fallait juste un peu de temps pour digérer la catastrophique rencontre, et trouver une nouvelle technique d’approche. Elle s’assit sur les pavés, dos à la porte, et remonta les genoux contre sa poitrine. Elle resta là de longues minutes, incapable d’entendre les échanges qui filtraient depuis l’intérieur de la boutique, entrecoupés des jappements aigus et surexcités d’un jeune chien. Un rectangle de lumière se découpa sur les pavés devant elle ; on venait de rouvrir la porte dans son dos. Peut-être que l’autre débile avait des remords… Anthémis ne bougea pas, soucieuse de la laisser revenir d’elle-même.

- Bonsoir. Excusez-moi, j'ai entendu ma sœur vous crier dessus… Tout va bien ? Effie est parfois très… directe, fit une voix qu'elle ne pouvait entendre. Hm. Vous avez faim ? Soif…?
 
Une silhouette longiligne vint effectivement se tenir à côté d’elle, et lui tendit quelque chose. Elle daigna alors enfin lever les yeux, calmement, et observa ce qu’on lui offrait si gentiment. C’était une petite brioche dorée enroulée dans un tissu propre ; elle était tenue par des mains masculines, mais propres, fines et délicates, pas celles de quelqu’un qui crapahutait comme la brune. Elle leva encore un peu plus le nez, avide de savoir qui osait ainsi la prendre en pitié. Il lâcha soudain la brioche, qui rebondit sur le sol. Le type avait l’air d’être tombé sur un cadavre en voyant son visage, et elle comprit pourquoi en distinguant à son tour le sien.

- Hanmppff ! grogna-t-elle spontanément sous l'effet de la surprise.
 
Le putain d’espion de Silas !
Anthémis
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Posté le 26/08/2021 à 23:51:32. Dernière édition le 27/08/2021 à 10:02:55 

Ils étaient restés là longtemps, dehors, à se regarder en chiens de faïence. Et puis Anthémis s’était levée et l’avait détaillé des pieds à la tête, saisissant ses mains et les retournant dans tous les sens, touchant son visage, ses cheveux comme on inspecterait du bétail ; lui avait plongé dans ses yeux vert pâle, y avait décelé des choses impensables, et un lien se passant de mots s’était créé. Anthémis reconnut en lui un camarade. Simon de Windt se rapprocha encore un peu plus d’une immensité de possibles. Il avait fini par reculer, rouvrant la porte en la poussant maladroitement de la main dans son dos, et la petite blonde s’était avancée à sa suite sans personne pour l'en empêcher.

- Simon ! Qu’est-ce que tu fous ?! avait hurlé la brune. La laisse pas entrer !
 
- P... pardon, Effie, avait-il balbutié.
 
Anthémis entra donc de cette manière dans le Toymaker et dans la vie des De Windt, en observant les alentours avec une curiosité non feinte. L’endroit était coquet, une vraie boutique toute mignonne remplie de jouets et de babioles. Elle décelait des trésors un peu partout, des choses qui dégageaient une aura sans équivoque, issues d'un savoir-faire fantastique. Un potentiel extraordinaire gâché sur des jouets pour gamins… La brune avait beau être une imbécile, le garçon, lui… Voilà, elle avait là une autre raison de rester. Il y avait des choses à tirer au clair. La curiosité dévorante inhérente aux gens de sa Maison s’était réveillée en force. Elle ressentait l’excitation du jeu, la chasse aux trésors, le frisson de la quête du savoir !
 
Effie avait quitté la boutique en furie, la bousculant violemment, refusant tout net de se trouver dans la même pièce que la messagère sous les yeux épouvantés de son frère et d’une autre femme, une rouquine qui serrait un bâton, prête à s'en servir pour repousser l'intruse. Elle avait abaissé son arme en voyant que le propriétaire des lieux ne réagissait pas, inquiète mais résolue à faire contre mauvaise fortune bon cœur le temps de tirer tout cela au clair.
Quelques heures parmi les plus inconfortables de la vie de Simon avaient suivi, tandis que l’inconnue s’était assise à la table du déjeuner pour attendre, sans un mot ni même un geste qui eut put donner quelque indice quant à ses intentions. Simon vint chercher du réconfort auprès de la solide rouquine, qui tenta vaillamment d’engager la discussion avec cette jeune femme, sans succès évidemment. Elle refusa tout, nourriture, boisson, gestes amicaux. Elle se contentait d’attendre là le retour d’Euphemia, immobile. Un jeune chiot vint la renifler ; elle l'ignora, et la brave bête alla se coucher dans son panier, regardant les présents en remuant la queue avec espoir si d'aventure il croisait leur regard. Parfois, elle regardait Simon et remuait les lèvres comme si elle pensait à quelque chose, le faisant blêmir jusqu'à la racine des cheveux, avant de briser le contact visuel et de revenir à son examen silencieux de la pièce.
 
La brune revint enfin plusieurs heures plus tard, heureusement calmée. La nuit était déjà tombée depuis longtemps. Elle se déchaussa sans prêter la moindre intention à Anthémis, retira sa veste, planta un gros baiser sur la joue de la rouquine pour la rassurer, et daigna enfin venir se planter devant celle qui l’avait cherchée avec tant d’application, les bras écartés dans une attitude qui se voulait provocatrice. L'effet était gâché par son expression qui trahissait plutôt la lassitude que la combativité.
 
- Qu’est-ce qu’on fait, maintenant, miss Sourdingue ?
 
- Effie… ? risqua son frère lorsque le silence qui suivit l’insulte s’éternisa.
 
- Ouais. Pardon. Ta-daaa ! Me revoilà. J’ai été réfléchir, c’est tout. J’ai discuté avec quelqu’un. Et j’ai réalisé… Je lui en veux, mais si Gemini m’avait pas laissée ici j’aurais jamais rencontré ni toi ni Sasha.
 
- Certes. Mais encore ?
 
- C’est tout.
 
- Non ! Qui être-t-elle, bon sang ?! explosa la rousse dont la patience s’étiolait. Elle parlait comme une étrangère, en articulant soigneusement et exagérément.
 
La blonde défiait les gens du regard, assise bien droite sur sa chaise, les mains posées bien en évidence sur la table. Lentement, posément, elle désigna les chaises vides autour d’elle. Simon cillait sans arrêt. Euphemia fit un bruit grossier avec la bouche. Prudemment, les jumeaux De Windt vinrent prendre place de part et d’autre de leur invitée.
 
- C’est une amie ? demanda la rousse, qui était restée debout.
 
- Non. Juste une sbire de mon père, dit la brune avec dédain, renversée sur sa chaise, les jambes écartées pour prendre plus d'espace et paraître plus impressionnante.
 
Simon sursauta, contemplant la blonde avec une fascination renouvelée. Anthémis émit un claquement de langue désapprobateur, et fit « non » de l’index. Elle n’était le larbin de personne.
 
- Quoi, c'est pas pareil ? renchérit la brune. Pourtant tu fais ses corvées là, non ?
 
Anthémis tapa sur la table en se levant brusquement. Une fois debout, elle ne devait pas dépasser le mètre soixante. Cela ne l'empêcha pas de toiser Euphemia avec aplomb. Elle esquissa une autre série de gestes, l’achevant en mimant sans équivoque une correction.
 
- Essaye, espèce de naine ! fit la brune en se levant à son tour, prête à laisser ressurgir sa mauvaise humeur.
 
- Non, non ! Asseyez-vous, asseyez-vous ! supplia Simon. Il paraissait à deux doigts de la syncope.

- Caaalme ! tonna la rousse.
 
Elle saisit la brune par les épaules, fermement, et la fit se rasseoir d’une poigne de fer. Elle regarda ensuite franchement Anthémis et lui fit lentement « non » de la tête. Étrangement, l’espionne n’eut aucun mal à prendre celle-là au sérieux. Le solide bâton reposait contre le mur, toujours à portée de sa main. Le calme revint.
 
- Voilà. Maintenant, tu expliques, conclut-t-elle. Je m’appelle Sasha. Je vais faire le thé.
 
 
***
 
 
- Alors… Si je comprends bien, cette demoiselle est là pour te… protéger ? Sur ordre de ton père adoptif ?
 
- C’est ça, confirma Effie. La lettre de son père était dépliée sur la table devant elle ; elle en avait lu certains passages à voix haute.
 
- Et elle t’a apporté les premières nouvelles que tu as pu avoir de Gemini depuis son départ ?
 
- Exactement. Mais j’ai pas besoin d’aide. Je veux Gemini, pas elle. Pourquoi tu l’as laissée entrer, nom d'une pipe ?
 
- Je ne sais pas, répondit le jeune homme en regardant Anthémis à la dérobée. Je te jure que je ne sais pas.
 
- C'est ptêtre une sorcière, ajouta la brune en montrant les dents. Une espèce de charmeuse. Elle a charmé Paulus ! Dis donc, il sait au moins que t'es là pour moi ou tu te fiches de lui ?

Anthémis roula des yeux, balayant la remarque d'un geste de la main.

- Je te préviens, Paulus c'est un copain !

- Hon-hon, articula mollement la blonde pour la couper dans son élan.
 
Euphemia s'arrêta de mauvaise grâce, s'enfermant dans un silence boudeur. Sasha se tenait derrière elle, toujours debout et une main lui pétrissant l'épaule après avoir servi du thé à tout le monde. Elle suivait difficilement la conversation. Anthémis avait précautionneusement reniflé sa tasse fumante avant de la goûter ; le thé était délicieux. Elle y décela des traces de plantes qui ne poussaient certainement pas dans les Caraïbes. Probablement un mélange importé à grands frais. Avaient-ils beaucoup l'argent ? Ils avaient des vêtements de bonne qualité, les meubles étaient neufs ou bien entretenus. Ce garçon -son frère, apparemment- avait l’air autrement plus raffiné que la sauvageonne. Mais Gemini n’avait parlé de personne d’autre qu’Euphemia… Il l’avait même prétendue orpheline, et sans domicile ? Clairement, ce bon vieux Gemini avait quelques pages de retard.
 
- Y’a un truc que je comprends pas, dit Effie à son frère, soupçonneuse. T’as l’air de la connaître.
 
- Non, je ne la connais pas, marmonna Simon en grattant une encoche dans le bois qu'Euphemia avait faite en coupant du saucisson à même la table.
 
- T’évites mon regard. Évite pas mon regard ! C’est quand t’es pas à l’aise que tu fais ça. Me mens pas, Simon !
 
- Je ne la connais pas, d’accord ? C’est la vérité ! se défendit-il en la regardant bien en face. C’est juste que… Tu te rappelles, quand on cherchait Sasha ? Les trucs que nous a appris Pierre. Les séances
 
- Ouep.
 
- Il est possible que j’aie continué de faire ce genre de trucs. Tout seul.
 
- Tu déconnes ?
 
- Ça m’a pas quitté, Effie. Ça n’est jamais parti. C’est resté là, dans un petit coin de ma tête. Tu savais que parfois, ça m'empêche de dormir ? Et une nuit je l’ai vue, elle. Il y a quelques semaines. Et…

Il s’interrompit, le visage décomposé, incapable d’évoquer l’ombre qui se trouvait avec elle à ce moment-là et l’avait repéré. Le voyant ainsi malheureux, sa sœur lui saisit la main dans un tendre élan d’affection fraternelle. Anthémis vit la chose et renifla bruyamment pour marquer son dédain.

- Mais… Pourquoi tu me l'as pas dit ? demanda doucement la brune avec chagrin. Simon ravala un sanglot et s'éclaircit la gorge.

- J'en sais rien, Euphemia. Je suis désolé.

Anthémis regarda tour à tour chaque membre de cette touchante petite famille, lassée d’avance par toute cette mièvrerie. Elle claqua de la langue et tapa sur la table de ses phalanges repliées, deux fois, pour recentrer l'attention des jumeaux sur elle, puis elle mima l’acte d’écrire. Sasha lui apporta un morceau d’ardoise et une craie. Résignée, elle écrivit pendant tout le reste de la nuit ou presque pour leur raconter son histoire.
Silas
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Posté le 30/08/2021 à 20:55:32. Dernière édition le 30/08/2021 à 20:57:23 

Enfin ! La brave petite avait, semble-t-il, déposé son sac chez les De Windt*. Avec un peu de chance, il serait aux premières loges pour le spectacle.

L'homme à la peau sombre tira sur sa pipe, avec l'air bienheureux de qui a eu une journée convenablement remplie. Assis sur les bancs de l'auberge, il n'était qu'un client parmi les autres. Il eut un petit rire silencieux, ses yeux noirs illuminés d'une inspiration soudaine, retira la pipe ouvragée de sa bouche et déclama à voix haute le vers qui lui était venu à l'esprit.

« Tout s'est enfui - tout est fait, alors soulève-moi sur le bûcher - Le festin est terminé, et les lampes expirent. »

Il hocha la tête plusieurs fois, mordant à nouveau l'embout de sa pipe, satisfait de sa tirade. Il faudrait la noter quelque part… Il s’était attiré quelques regards inquisiteurs, mais personne n’y vit rien d’autre qu’un énième voyageur un peu bizarre sur une île coutumière de ce genre de choses.


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*Voir le RP « Toymaker » (https://www.pirates-caraibes.com/fr/index.php?u_i_page=5&theme=15&sujet=33831&u_i_page_theme=1&u_i_page_sujet=1)
Anthémis
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Posté le 15/09/2021 à 17:29:04. Dernière édition le 15/09/2021 à 17:30:11 

Anthémis releva le nez de sa carte, vérifiant l’endroit pour la sixième fois.
 
Non, d’après Silas, c’était bien là. Ici même, les cultistes locaux célébraient leur propre version de ce que sa propre Maison à elle vénérait depuis des lustres sous la gouvernance bienveillante du vénérable Ishaq. Silas lui tapota l’épaule du plat de son sabre pour attirer son attention, et lui désigna un monticule de sable un peu à l’écart. C’était là que devait se trouver l’entrée du temple…
 
À peine avait-elle mis le pied hors de la garnison de Van Ders, après quelques jours passés à y faire des patrouilles sans grand intérêt, que le Barde lui était tombé dessus. Il avait traqué les cultes locaux et requérait son aide pour aller enquêter parmi eux, et soit les démanteler, soit les aider si on jugeait que leurs projets insignifiants pouvaient être d’une quelconque utilité. Elle avait évidemment sauté sur l’occasion, déterminée à faire quelque chose d’utile pendant que cette gamine d’Euphemia dégustait des petits fours à l’occasion d’un anniversaire. Bon sang. Elle fit involontairement la grimace rien qu’à y penser.
Silas se dirigea d'un pas lent vers l'emplacement du temple, sans chercher à se cacher malgré les gestes frénétiques de sa compagne, et commença à sonder le sable de sa lame.

- Ne t'inquiète pas, petite Anthémis. Ils sont partis il y a déjà deux jours.

Il finit par sentir quelque chose, laissa échapper une exclamation appréciatrice et se mit à chasser le sable du pied, dévoilant un mécanisme bien maladroitement dissimulé. Ce n’était qu’une grossière poignée en cuir et bois flotté, reliée à un système de levier qui fit coulisser un panneau caché sous la plage lorsqu'il tira dessus, dévoilant une volée de marches qui s’enfonçaient dans les ténèbres. Silas sourit largement, son sabre toujours au clair, et s’engagea tranquillement dans l’escalier caché, laissant là Anthémis bien trop tendue à son goût.
 
« Merde », songea-t-elle, et elle emboîta le pas au grand homme. L'escalier débouchait dans une salle de taille moyenne, taillée dans la roche. L'endroit était soigneusement aménagé pour ressembler à un salon raffiné, pourvu de fauteuils et de vaisselle de luxe. Silas fouillait déjà des tas de livres et de parchemins laissés sur les tables recouvertes de nappes brodées. Anthémis scruta la pièce de fond en comble, mémorisant l’emplacement de chaque objet et de chaque meuble dans la pièce -et il y en avait beaucoup. Ces abrutis n’avaient même pas laissé le moindre garde, persuadés que leur repaire était inatteignable pour le commun des mortels…
 
C’était la version obscène d’un temple du Messager, pour qui le savoir était le pouvoir par excellence. Elle vit, scandalisée, des quantités impressionnantes de richesses et d’objets d’art entassés par terre ou accrochés aux murs, comme de vulgaires butins de rapines aveugles, sans soin ni déférence, condamnés à n’être plus que de simples ornements destinés à démontrer la puissance et l’opulence de leurs propriétaires qui buvaient et mangeaient en se congratulant les uns les autres. Ici, tout n’était qu’un odieux détournement des enseignements qui avaient dirigé sa vie jusqu’ici. Même la statue qui trônait, au centre, n'était qu'une pâle copie du Messager, se contentant de lui attribuer les traits génériques d'un pharaon oublié. Ces gens amassaient vraisemblablement toutes ces œuvres pour leur simple valeur brute. Essayaient-ils au moins de les étudier, d’en tirer la substance et la sagesse ? Non… Ça ne ressemblait à rien de plus qu'à un salon privé pour jeunes nobles arrogants qui s'ennuyaient.

Elle se mit à parcourir elle aussi ce que ces fous avaient laissés derrière eux, en réprimant difficilement son envie d'emporter ces textes souillés avec elle pour les mettre à l'abri. Ils ne devaient laisser aucune trace de leur passage.
Anthémis
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Posté le 21/09/2021 à 01:00:04. Dernière édition le 30/10/2021 à 16:17:32 

Les doigts de la main gauche d’Héloïse, décorés de bagues articulées qui recouvraient chaque phalange et se terminaient en pointe ouvragée, pianotaient sur l'accoudoir de son siège. La grande prêtresse était d’humeur particulièrement sombre aujourd’hui.
 
Toujours aucune nouvelle ne leur était parvenue, des semaines après le départ de l’expédition censée mettre les plus vulnérables d’entre eux à l’abri. Cela indiquait sans équivoque que quelque chose avait très, très mal tourné.
 
Des traîtres ?
 
Encore ?
 
Gemini s’était chargé des mauvaises langues, et cela avait marché un temps. Mais Espérandieu, son bras droit, lui avait rapporté d’autres rumeurs. Des on-dit, des murmures qui parcouraient les rangs. Y compris ceux de sa propre Maison, ordinairement la plus loyale de toutes.
Elle parcourut l’assemblée du regard, y reconnaissant chaque visage. Elle vit la pauvre Tulip à la mine décomposée, qui avait cru envoyer sa fille à l’abri en insistant pour lui faire intégrer l’expédition et dont l’inquiétude s’accroissait chaque jour ; elle avait pris dix ans en quelques semaines. Espérandieu, au faciès taillé à la serpe et perpétuellement figé dans une expression de dédain, engoncé dans ses vêtements impeccables, sa canne dissimulant une rapière à la pointe cruelle serrée contre le corps. D’autres encore, hommes et femmes qui la regardaient, elle. Attendaient ses ordres. Et surtout, à l’écart et silencieux, Gemini. Son compagnon pendant des années, devenu apathique et taciturne. S’était-il vraiment tant attaché que ça à cette gamine ? Elle l’avait rencontrée mais n’y avait vu qu’une enfant tout à fait ordinaire, n’eut été son physique repoussant. En tout cas, l’homme ne participait plus que rarement aux conseils stratégiques, se contentant d’obéir aux ordres de manière brutale, apparemment gouverné par la simple envie de revoir sa fille un jour. Quant à son frère, le grand prophète de ces fous du Rêveur coincé dans sa prison de chair ambulante, il se contentait de dormir et de rêver à l’image de son dieu mourant.
 
Elle réalisa qu’elle n’écoutait même plus le rapport du chasseur devant elle, un homme dans la force de l’âge venu avec elle du Vieux Continent. Lui aussi, elle le connaissait. Elle le considéra de haut en bas avant de le couper.
 
- Je sais que tu as vendu des informations aux autres, Marius, dit-elle très calmement.
 
Il lui suffit d’un geste, et Gemini s’activa. Le colosse fit deux pas, saisit l’homme entre ses mains épaisses en lui enserrant la nuque et le visage, le tira brutalement vers l'arrière et, dans le même mouvement, lui envoya violemment son genou dans le dos en un point bien précis pour lui briser l’échine.
 
 
***
 
 
Le bruit de la colonne vertébrale qui se cassait en deux, craquement sonore, humide et répugnant, éveilla un bref souvenir dans la cervelle brumeuse de Gemini, qui le ramena quelques années en arrière. Cette fois, c’était Maximilien qu’il tenait entre ses mains et qui devenait soudain mou comme une poupée de chiffons après qu’il l’eut frappé. Lorsqu’il reverrait l’irritant anglais la fois suivante, celui-ci serait cloué dans un fauteuil. Toujours aussi bavard, malheureusement.
 
Il lâcha prise et le condamné chuta lourdement dans un râle, ses jambes inertes ne le supportant plus. Son corps flasque tassé sur lui-même, à terre, formait un angle bizarre. Vu ses yeux qui roulaient follement dans leurs orbites, il n’avait toujours pas compris, apparemment. Gemini leva un de ses pieds chaussés de lourdes bottes ferrées et abattit son talon en plein sur le visage de l’homme, le tout dans un silence de mort. Les plaintes devinrent borborygmes après le premier coup, puis gargouillis après le suivant, et au troisième, un bruit d’éclatement les stoppa pour de bon.
 
 
***
 
 
Anthémis leva le pied, grimaçante. Elle n’avait pas vu le crabe dans la pénombre, mais elle avait distinctement senti sa carapace céder sous sa botte.
Elle avait trouvé un autre temple, suivant à la lettre les instructions de Silas qui, pendant ce temps, en inspectait un autre. Celui-là était censé être abandonné, contrairement au premier qu’ils avaient trouvé sous le sable de la plage. Elle pataugea dans les flaques d’eau de mer, le nez piqué par les embruns, faisant de son mieux pour éviter les créatures rampantes qui s’agitaient sur le sol, entre les algues que la mer avait laissées en refluant. Les bancs alignés comme pour la messe ne pourrissaient pas malgré qu’ils passent plusieurs heures par jour sous l’eau, mais tout ici respirait les fonds marins. Les murs de la grotte ruisselaient d’humidité. Elle atteignit un pupitre où trônait un livre épais, qu’elle ne put ni ouvrir ni soulever de son socle malgré tous ses efforts. Plus loin, un autel de pierre était surplombé d'une tête monstrueuse, un crâne sculpté dans la roche -ou peut-être fossilisé ? Difficile à dire- aux mâchoires garnies de dents saillantes. Dessous, deux choses gisaient sur l’autel.
 
Premièrement, un autre livre, plus petit celui-là, et complètement détrempé d'eau de mer, sans pour autant s'être délité. C'était putôt un assemblage de manuscrits, en fait. Elle le feuilleta et découvrit, à sa grande stupéfaction, qu’il s’agissait de véritables extraits des fragments pnakotiques. Elle examina fébrilement l’objet, y relevant des mentions du Chaos Rampant, des larves et de la Grande Race. Elle n’en avait consulté que de pâles copies jusqu’ici, mais celui-ci… Pour un peu, elle l’aurait cru apporté sur île par Gemini lui-même. Il était le seul, à sa connaissance, à posséder l’un des manuscrits originaux. C'était un véritable trésor, digne de figurer dans la bibliothèque privée de l'Assyrien lui-même. La convoitise fit étinceler ses yeux pâles.
 
Sans lâcher le livre, elle se mit à examiner le second objet, la carcasse durcie et depuis longtemps privée de chair d’un animal, exposée là comme une relique. Elle n’osa pas toucher la chose, incapable de détacher les yeux de cette gueule reptilienne aux crocs acérés. Elle la reconnaissait. Elle avait déjà vu une gueule semblable, et elle en rêvait encore. Mais ce à quoi elle pensait faisait plusieurs mètres de long, avait nagé autour du bateau en ondulant son corps affreux, et avait cisaillé des hommes entiers entre ses mâchoires. Et ce squelette… Il avait quelque chose d’indéfinissable, mais d'indéniablement humain. Elle ne put s'empêcher de penser à un fœtus humain, et elle fut prise de violentes nausées.

Elle serra les manuscrits contre elle avec force et fila sans demander son reste. Dans quelques heures, la marée montante viendrait à nouveau engloutir le temple sous les eaux.
Gemini
Gemini
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Posté le 03/10/2021 à 23:57:45. Dernière édition le 04/10/2021 à 00:03:40 

Baie du Massachusetts, Nouvelle-Angleterre, 1721
 
Gemini observait les négociations, accroupi dans le tapis de feuilles mortes en train de pourrir. Plus loin, en contrebas du petit surplomb où il s’était posté, Héloïse en personne menait les discussions avec un groupe d'anciens soldats des armées coloniales, un contingent de mutins qui s’étaient établis dans la région avec leur capitaine après avoir déserté, attirés eux aussi par la promesse d'une terre pleine de richesses à saisir. Ils avaient pillé plusieurs des villages alentour, massacrant même à l’occasion quelques familles isolées qui ne manqueraient à personne. Un accord fragile avait été discuté entre eux et l’autre principal groupe local, celui d’Héloïse, accord qui consistait principalement à ne pas s’attaquer les uns les autres. Problème : les soldats avaient juré n’être que de passage. Un mois plus tard, ils étaient toujours là. Et ils commençaient à empiéter sur un territoire qui ne leur appartenait pas. Le colosse lâcha un épais jet de salive du coin de la bouche. Ces types n’avaient rien d’un groupe avec qui il était bon de négocier, et Héloïse le savait. C'était même précisément pour ça qu'il était posté là. Un genre d'assurance, en somme.

En bas, le ton montait. On s’agitait. De chaque côté du carrefour qui avait été choisi comme lieu de rencontre, des hommes en armes gardaient les mains serrées sur leurs fusils, leurs sabres, leurs haches et leurs couteaux. À ce stade, c’était à qui trahirait l’autre le premier. Et à vrai dire, il n’attendait que ça. Héloïse aussi, apparemment. Elle était en train d’écouter le capitaine de la troupe, et soudain l’homme se saisissait le bras en hurlant, du sang giclant à gros bouillons du moignon qui avait été sa main un instant plus tôt, tranché net. Gemini ne l'avait même pas vue amorcer son mouvement. Héloïse fit décrire une courbe dans les airs à son sabre, pliant le poignet d'un geste sec, et Gemini vit la lame ressortir, rougie, du dos du soldat le plus proche. Avant que les mutins n’aient pu réaliser ce qui se passait, c’était tout le reste des membres des Maisons qui s’étaient jetés sur eux, violant la trêve sans vergogne. Ils avaient trop longtemps essuyé des pertes sans pouvoir répondre. Aujourd'hui, ils soulageaient leur frustration.
 
Gemini resta accroupi sur son surplomb, attendant patiemment que ça bouge de son côté. Et pour cause : eux aussi, ils avaient posté des gens en embuscade, heureusement arrivés après lui. Quatre types rassemblés autour d'un petit canon, probablement chargé de mitraille et monté sur un chariot, prêts à tirer dans le tas. Ils s'affairaient autour de la lourde machine, pour la sortir des fourrés et profiter d’un angle de tir dégagé, juste en-dessous de lui. Parfait. Il se redressa et prit appui sur un rocher qui affleurait pour se laisser tomber en bas, atterrissant lourdement sur le sol humide et mou, sa grande cognée de bûcheron levée au-dessus de sa tête. Il avait appris à aimer l’arme brutale et simple, avec laquelle il porta un coup titanesque au premier des servants du canon, accentuant le poids déjà considérable de l’arme grâce à sa chute. L’homme fut proprement fendu de l’épaule à l’aine et ses entrailles se déversèrent immédiatement au sol avec un bruit écœurant. Voyant cela, les plus proches paniquèrent, hurlant leur peur et des cris d’alarme, l’un d’eux se mettant à vomir devant le spectacle. Abandonnant sa hache profondément enfoncée dans le sol boueux, Gemini projeta son poing vers le visage de l’homme secoué de haut-le-cœur, ravageant ses dents et ses gencives en s’enfonçant entre ses mâchoires. Sa salive était chaude sur sa peau refroidie par le temps passé à attendre son heure, immobile. Il saisit la nuque de l’homme de l’autre main et il poussa, fort, avec le poing, l’enfonçant de plus en plus loin dans la gorge de l’autre dont les yeux s’exorbitèrent. Sa gorge gonfla sous la pression, devenant rapidement violette suite aux hémorragies massives ; il étouffa, martelant faiblement le visage de Gemini qui ne broncha pas, se servant de son corps comme d’un bouclier en le plaçant entre lui et les autres servants, juste à temps pour intercepter un tir de pistolet qui se logea dans le dos du pauvre homme.
 
Gemini poussa le corps martyrisé vers les deux survivants, renversant le premier qui se retrouva bloqué au sol sous le poids du macchabée. Gemini lui envoya un violent coup dans la mâchoire en passant pour l’assommer, et avança sur le dernier encore en état de se battre. C’était un tout jeune homme, un garçon, pas beaucoup plus vieux que sa Effie adorée. Il avait vingt ans peut-être. Il tomba à genoux et supplia pour sa vie, une tache sombre s’élargissant sur son pantalon d’uniforme aux belles couleurs qui commençait à montrer des signes d’usure. Il avait encore un pistolet passé à la ceinture. Celui-là n’avait même pas dégainé… Il lui retira son arme d’un coup sec, l’arma et lui tira dans la tête à bout portant, faisant voler un morceau de crâne et des bouts de cervelle sur le tapis de feuilles mortes. Plus loin, le silence était revenu. Les « négociations » étaient finies. Héloïse en personne s’avançait vers lui, sa robe ornementée trempée de sang, son sabre incrusté de joyaux rougi jusqu’à la garde. Les troupes fouillaient les corps derrière elle, confisquaient les armes, comptaient les munitions et les quelques vivres que les déserteurs avaient emportés avec eux.
 
Elle fixa Gemini, n'accordant pas même un regard à ses victimes. Ses yeux lançaient des éclairs. La grande cheffe se réveillait enfin, lasse de s’être enterrée dans la boue et d'essuyer des complots stériles. Bientôt, c’est toute la région qui subirait son courroux.
 
- L’affaire est faite. Rentrons. J’aurais besoin de toi pour nos plans de campagne, dit-elle d’un ton qui ne souffrait aucune réplique.
 
- Une dernière chose.
 
Gemini revint se placer à côté de l’homme assommé, toujours bloqué sous le cadavre de l’autre soldat. Il examina brièvement les environs, et repéra une pierre de bonne taille qu’il saisit entre ses mains épaisses. Il l'abattit de toutes ses forces pour fracasser le crâne de l'homme inconscient, avide de ressentir quoi que ce soit qui remplisse cette coquille vide et béante qu'il se sentait devenir.
Héloïse
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Posté le 06/10/2021 à 22:25:34. Dernière édition le 06/10/2021 à 22:26:43 

Le signal est lancé, Héloïse ordonne à ses troupes de passer à l’action. Des estafettes partent, chacune en direction d'un village soigneusement choisi, pour son isolation, le désespoir qui y règne, ou tout autre critère qui a laissé penser qu'il s'agirait d'un terreau fertile. Là bas, des fidèles infiltrés apprennent la nouvelle avec des élans d'allégresse, puis passent le mot à leurs complices, des locaux convertis à la cause après de longues semaines de patience et d’efforts secrets. Hommes, femmes, enfants même, les nouveaux membres des Maisons obéissent à leur grande prêtresse et, en l’espace d’une nuit afin d'éviter que d’éventuels voisins se portent au secours les uns des autres, prennent le contrôle de leurs villages respectifs, parfois de simples hameaux contenant tout au plus une demi-douzaine de familles se connaissant depuis des générations.
Les morts se comptent par dizaines. Les survivants sont capturés et enfermés, le temps que de petits groupes constitués de membres plus expérimentés -dont Gemini en personne- arrivent sur place pour prendre en main la suite des opérations. On offre un choix aux prisonniers : se soumettre, ou mourir sur place. On ne s’embarrasse pas de subtilité, l’obéissance est plus que jamais nécessaire en ces temps troublés. Héloïse a besoin de sang neuf. La moindre hésitation, le moindre doute est immédiatement puni de mort. On fait subir pendant des jours les plus rudes traitements, physiques et mentaux, à ceux qui restent et qui serviront de main-d’œuvre, de bétail et de chair à canon. Les plus chanceux arriveront peut-être à survivre jusqu'au bout et à se hisser au rang de véritables cultistes, si bien sûr ils arrivent à prouver qu’ils se sont eux aussi mis à croire sincèrement à la foi répandue par Héloïse et ses sbires.

Dans sa salle du conseil, entourée de ses plus fidèles serviteurs, la grande prêtresse raye tour à tour les noms des villages tombés sous sa coupe sur la carte de la région, dessinée et annotée de la main du talentueux Ishaq en personne dont l’âge invraisemblable n’a jamais émoussé l’intellect. Héloïse est emplie d’une profonde satisfaction. Rien ne lui résiste.

Le reste de la région suivra, village après village. Et bientôt, c’est Boston, la troisième ville la plus peuplée des treize colonies de l’Empire britannique, qui lui ouvrira ses portes.
Gemini
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Posté le 16/10/2021 à 01:01:03. Dernière édition le 16/10/2021 à 11:12:20 

- On vous mande, Gemini.
 
Sec et droit comme un mât de vaisseau, Espérandieu se tenait à la porte des quartiers de Gemini, l’air hautain et le menton haut. Marco se leva de sa couche, quasiment nu, exposant à dessein son corps déformé ; sur son torse gisait Iacopo, le frère prisonnier plongé dans son sommeil perpétuel, guère plus qu’une tête rabougrie aux traits monstrueux collée au corps de son frère robuste. Des cicatrices ornaient le pourtour de la masse boursouflée de Iacopo, souvenirs des crises de folie entre les frères siamois qui lardaient de coups de couteau leur propre corps dans l’espoir malade de se séparer l’un de l’autre. Le Noir ne bougea pas, rigide et toujours impeccable dans ses vêtements de bonne facture. Il se maîtrisait comme personne, et la vision du corps immonde ne lui fit pas même battre un cil.
 
- Dis-lui que je la rejoins…
 
- Pas elle, le coupa Espérandieu d’un ton tranchant. Ishaq. Il vous attend dans sa bibliothèque.
 
Gemini le remercia d’un geste, oubliant momentanément son dédain envers ce laquais froid comme la glace. Hormis Héloïse, Ishaq était le seul à avoir quelconque autorité sur le dévoué Espérandieu, qui s’y pliait sans discuter, car l’Assyrien était de loin le conseiller le plus estimé de la grande prêtresse, et de tant d’autres chefs avant elle, peu importe la Maison. Son savoir et ses informations valaient des royaumes, au point que personne ou presque n’avait osé s’attaquer ouvertement à la Maison du Messager dont il était le seigneur incontesté. Les derniers à avoir essayé avaient été impitoyablement écrasés par une coalition d’obligés savamment encouragés, de débiteurs galamment rappelés à leurs dettes et d’alliés désireux de protéger leur principale et meilleure source d’informations.
 
Il ne convoquait jamais personne pour rien. Le colosse s’habilla à la va-vite et sortit, balançant l’épaule pour bousculer Espérandieu qui s’effaça sans effort d’un unique pas de côté, la main sur sa canne lustrée, renonçant à cacher son mépris.
 
 
***
 
 
- Te voilà enfin ! s’exclama Ishaq, assis dans un fauteuil luxueux, un verre d’une liqueur parfumée à la main. Ses atours étaient somptueux, comme toujours.
 
- Vous vouliez me parler ?
 
- Plus j’en apprends sur ces Amériques et plus elles me fascinent, répondit le vieillard.
 
Il se leva difficilement et marcha vers ses trésors de papier, passant devant Gemini en ignorant superbement sa question, lequel ne s'en offusqua pas le moins du monde, habitué aux manies de celui qui l'avait élevé. Les deux hommes se tenaient actuellement dans l’une des salles du fort de bois et de pierre bâti par les troupes d’Héloïse pour lui servir de demeure. Une fois la région proche et la côte immédiate pacifiées, on avait enfin pu prendre le temps de transformer le campement de guerre boueux et malpropre en une place forte abritant le cœur du mouvement des Maisons unifiées dans les Amériques. Les tentes et les bâtisses sommaires étaient devenues de véritables maisons, entrepôts et logis conçus pour résister aux assauts d’une armée.
Ishaq se constituait petit à petit une nouvelle bibliothèque. Il razziait les bureaux et les archives de chaque village conquis à la cause ou nettoyé de ses habitants et mettait ses trouvailles à l’abri ici, dans cette grande salle attenante à la seconde pièce plus petite qui lui faisait office de bureau et de chambre, généreusement garnie de meubles luxueux. Le tout, qui remplissait quasiment une des ailes du premier étage du fort, était soigneusement fermé à double tour à l’aide d’une clef qu’il était le seul à posséder. Même Héloïse ne pouvait entrer sans sa permission -qu’il lui accordait volontiers, au demeurant.
 
- Savais-tu, par exemple, que certaines peuplades indigènes du Nord célèbrent et haïssent le cannibalisme à la fois ? commença-t-il. On parle ici de la pratique dans sa forme la plus pure, la dévoration de la chair humaine, parfois crue, jusqu’aux os et aux organes. Cet acte est un viol de leurs croyances les plus sacrées, ils en deviennent des bêtes, des animaux traqués par tous, y compris par leur propre peuple -sans parler des églises chrétiennes apportées par les colons qui punissent lourdement ces abominations. Et pourtant, à les en croire celui qui consomme la chair de ses semblables obtient un pouvoir incommensurable, quasi divin. Dans les écrits du Marcheur, interprétés par les chamanes -ne ris pas, je te prie ! Leurs textes sont certes concis, mais ils existent, bien que la majeure partie de leurs traditions soient orales- il est dit que rejeter son humanité en consommant la chair interdite est « la meilleure malédiction que l'on puisse souhaiter ». Y aurait-il un lien entre nos… camarades… à l’appétit si particulier et ces peuples ? La coïncidence serait magnifique, non ?
 
Gemini renifla. Il avait affronté ces foutus tarés, à l’époque. Il avait vu les salles de boucherie, les salons d’équarrissage rituels. Il y avait récupéré certains de ses propres camarades, parfois en morceaux, pour leur donner une sépulture correcte.
 
- Serait-il possible qu’ils partagent une origine commune ? Cela voudrait-il dire que des frères et sœurs cachés, longtemps oubliés, nous attendent ici ? Imagine-en les conséquences, mon ami, continua Ishaq.
 
Il leva un doigt en l’air, fouillant parmi les rangées de papiers et des livres, et tira de l’une des étagères une liasse de parchemins reliés par un fil tellement usé qu’il semblait prêt à céder.
 
- J’ai là le récit, datant d'un peu plus d'une dizaine d'années, d’une série de villages qui furent terrorisés, en l’espace d’un an à peu près, par un être mystérieux qui tua plusieurs personnes -dont des enfants- le long de sa migration depuis les terres inhospitalières du Nord jusque dans celles, plus clémentes, du Sud. Cette personne, ou cette créature, a traversé une distance incroyable pour survivre… Cela est clairement visible sur ces cartes, tu vois ? Elles ont été dessinées par les enquêteurs mandatés par les autorités locales, et notent le lieu et la date des attaques recensées. La première était une petite fille, décrite "blonde comme les blés et enjouée, un chérubin de Dieu injustement retiré à ses parents", retrouvée abattue d'une flèche et dévorée jusqu'à l'os. On a retrouvé la plupart des victimes non loin des habitations, les gens avaient été tués par surprise lors de leurs tâches quotidiennes ou d'un moment d'isolement. Les corps étaient systématiquement en grande partie dévorés, et des traces de morsures correspondant à des dents humaines étaient bien visibles sur les os rongés et cassés pour en extraire la moelle. Les rares témoignages visuels datant de cette époque que j’ai pu retrouver parlent d’une jeune femme, peut-être même une enfant, hantant les terres sauvages pour y prélever de quoi se nourrir sur son chemin.
 
Gemini ne dit rien, laissant son vieux maître s’extasier seul. Il ne l’avait pas vu aussi excité depuis des années… On aurait cru un gamin.
 
- Ce n’est que le début. Connais-tu la Louisiane ?
 
- Seulement de nom.
 
- C’est une région chaude et marécageuse, un véritable enfer torride et moite envahi de moustiques… les esclaves y sont nombreux sous la coupe des Français. Ces gens ont apporté avec eux les rites de leurs terres ancestrales, des savoirs vieux de milliers d’années tirés du fin fond de l’Afrique… Ajumba, Dahomey, Bakundu, Gbagyi et tant d’autres encore. Et à cela se sont mêlés les légendes locales et celles de leurs maîtres. J’ai mis la main sur le témoignage d’un trappeur, parti chasser l’alligator dans la mangrove en compagnie de quelques autres. Lui et ses camarades seraient tombés sur un lieu reculé dans les marais, où gisait une sorte de masse, un limon colossal qui hantait le fond d’un lac et remontait à la surface la nuit, chatoyant de mille couleurs. Ils l'observèrent plusieurs nuits d'affilée avant de rencontrer ceux qui la vénéraient, une sorte de secte dégénérée habitant les environs… C’étaient à peine plus que des bêtes, nus et sauvages, qui capturèrent tous les hommes et les jetèrent en pâture à la chose du lac en les lançant au milieu des eaux, ligotés sur une barque percée. Le trappeur survivant, qui manqua perdre l’esprit suite à l’événement et ne faisait plus que boire jusqu’à être trop soûl pour travailler, racontait qu’il n’avait jamais réussi à oublier le spectacle de la chose dissolvant la peau, la chair et les os des autres tandis qu’ils se débattaient. Ses mots exacts étaient « ils fondaient comme des bougies ». Lui n’en avait réchappé que de justesse, réussissant à nager jusqu’à la berge tant bien que mal pendant que la chose était occupée à dévorer ses compagnons. Il envoya l’armée une fois qu’il eut retrouvé la civilisation. Les rapports expliquent que les soldats ont massacré l’intégralité des sauvages, une centaine d'entre eux environ, qui s’étaient massés autour d’un lac vidé de toute son eau. Il n’y restait rien, pas un animal, ni poisson ni grenouille d’aucune sorte. Les sauvages se sont laissés faire. Étrangement, un grand nombre d’entre eux gisaient déjà morts ou mourants, certains avaient les yeux arrachés et tous ou presque semblaient saisis d’une joie extatique frisant la transe. Aucune trace de la chose où que ce soit. Et il y en a tant d'autres encore… Qui sait quels trésors se cachent sur ce territoire gargantuesque ?! Quitter le Vieux Continent exsangue et déjà mille fois partagé et re-partagé était la meilleure chose qu’ait jamais décidée cette chère Héloïse…
 
- En doutiez-vous, vous aussi ? demanda Gemini à voix basse.
 
Ishaq s’interrompit, une drôle de lueur passant dans ses yeux à l’éclat toujours incroyable malgré les années. Gemini se sentit de retour à l’époque de sa jeunesse, rencontrant l'Assyrien pour la première fois sur le navire qui venait de recueillir les naufragés du Jessamine, quelque part dans le Pacifique.
 
- As-tu oublié tes leçons, mon vieil apprenti ? Nos certitudes ne sont jamais que des illusions. Ne l'oublie jamais, clama le vieil homme d’une voix dure en agitant un doigt décharné sous le nez du colosse.
 
- Oui, maître, répondit-il dans un réflexe tiré du fond des âges qui lui arracha un sourire.
 
- Maintenant, assieds-toi, ordonna le vieillard.
 
Il lui désigna un pupitre sur lequel était disposé de quoi écrire, parchemin, plume et pot d’encre.
 
- Ishaq… ?
 
- Je veux que tu couches sur le papier ton histoire dans les Caraïbes, dit le vieil homme en posant une main sèche sur le bras de Gemini. Je n’en possède encore aucun récit écrit, et j’ai cru comprendre que tu avais vu de bien étranges choses, par là-bas. Alors, parle-moi de ton île… Passe-y autant de temps qu’il le faudra.
 
L’ordre était sans appel, et Gemini ne songea même pas à refuser. Il s’installa sur le tabouret de scribe à peine assez solide pour son poids, se saisit de la plume et resta figé devant le parchemin. Ishaq le regarda hésiter, attendant patiemment que le colosse taciturne formule à voix haute la question qu'il avait déjà devinée.
 
- …Dois-je y inclure ma fille ?
 
- Absolument.
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