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Simon
Simon
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14/02/2021
Posté le 08/06/2021 à 17:41:33 

Sasha ouvrit la bouche, et un cri de surprise leur parvint, faible écho d’une voix humaine. Elle se mit à parler, et les mots qui sortaient de sa bouche étaient énoncés de la même voix faible et contrastaient étrangement avec la soudaine impression d’excitation qu'elle dégageait. Elle s’agita, leur montrant tant et plus la statue, faisant de grands gestes désordonnés, le visage déformé par un pur ravissement. Effie tapota doucement le bras de Simon qui somnolait pour le réveiller.
 
- Simon ! Je crois qu'elle a enfin compris que c'était elle, souffla-t-elle à son frère.
 
- Oh ! Elle aura mis le temps, répondit-il avec une pointe d’humour, la bouche pâteuse. Tu crois que…
 
Il n’eut même pas le temps de terminer sa phrase ; la sensation inimitable qui annonçait leurs voyages oniriques déferla d'un coup, alimentée par l’excitation du fantôme. Cette fois, c’est un véritable raz-de-marée qui les cueillit et les emporta avec lui en quelques secondes.
 
C’était un nouveau souvenir, et tous deux reconnurent sans peine le paysage. Ils étaient de retour dans ces terres froides et boisées, au pied des montagnes aux sommets enneigés toujours aussi magnifiques. Plus précisément, ils étaient face à un minuscule groupe de maisons situé à quelques centaines de mètres du village -LE village- à proprement parler, à côté de grands enclos où broutaient des vaches aux pis gorgés de lait. D’ici, ils pouvaient voir la chapelle devant laquelle Sasha allait mourir, qui paraissait si belle et si étrange avec ses couleurs vives et ses flèches élancées maintenant qu'ils la voyaient en plein jour. L’une des petites maisons, faite en pierre, avec une façade où grimpaient du lierre et d’autres plantes fleuries et avec un potager soigneusement entretenu, était en train d’être mise à sac par des paysans. Ils arrachaient les légumes, piétinaient les fleurs, et jetaient fournitures et meubles par la porte sous la surveillance d’une vieille femme voûtée qui hochait la tête. Deux voix alarmées s’élevèrent juste derrière les jumeaux inquiétés par ce spectacle menaçant, puis une tornade rousse -Sasha- les dépassa en les traversant purement et simplement, courant vers la maison ; elle fut vite suivie d’une seconde femme, la brune, Dina aux cheveux encore humides après sa baignade. Elles interpellèrent les pilleurs, arrachant ce qu’elles pouvaient de leurs mains, malgré tout impuissantes et incapables de les empêcher de ruiner la maison. Personne ne fit de mal à Dina, les gens préférant l’éviter ou la repousser mollement ; mais Sasha n’eut pas cette chance. Plusieurs villageois mécontents n’hésitèrent pas une seconde à la frapper, la repoussant durement, levant la main pour la menacer ; elle resta prostrée, terrorisée, mettant ses bras devant son visage pour se protéger des coups. La vieille intervint, et Simon la reconnut : il s’agissait de la même grand-mère à l'air revêche qui avait dirigé la foule des bourreaux lors du bûcher. Elle semblait avoir une grande autorité sur les autres, car tous ou presque s'interrompirent pour la suivre du regard lorsqu’elle s’avança à la rencontre de Dina, déblatérant des phrases faussement rassurantes. La jeune femme lui répondit quelque chose sur un ton sec, qui sembla attiser sa colère. La discussion s’envenima, la jeune et la vieille s’apostrophant dans des cris de plus en plus aigus, et finalement la vieille gifla Dina avec force. Elle aboya quelques mots, et plusieurs des villageois saisirent la brune pour l’emporter. La scène tenait désagréablement du déjà-vu, il ne manquait que le prêtre… Qui se tenait non loin de là, debout dans sa robe colorée, caressant sa longue barbe d’un air soucieux. Il saisit Dina par l’épaule et l’emmena vers le village, et la chapelle. Il ne restait plus que les villageois, Sasha, et sa maison saccagée.
 
- пожалуйста, бабушка! supplia Dina une dernière fois tandis qu’on l’emportait ; le prêtre lui mit la main sur la bouche pour la bâillonner, lui tordant le bras dans le dos pour la forcer à avancer. Ils disparurent dans la chapelle, dont la porte se referma d’un coup sec.
 
- Тишина́! а ты… ведьма! cracha la vieillarde en pointant un doigt tordu par l’arthrite vers la rousse. Elle avait suivi la brune et le prêtre des yeux jusqu’à ce qu’ils fussent hors de sa vue.
 
L’insulte, car c’en était une à n’en point douter, fut reprise en écho par les autres.
 
- ведьма! ведьма!
 
Quelqu'un jeta une pierre ; Sasha cria de surprise et de douleur quand le projectile l'atteignit à l'épaule. D'autres suivirent. La foule en colère jetait ce qu'elle avait sous la main, visant grossièrement la jeune femme en exprimant sa haine. La plupart des tirs la rataient, mais suffisamment l'atteignirent pour la faire chanceler et tomber. Elle resta à terre, et bientôt la foule se referma sur elle, la soustrayant à la vue des jumeaux. Le soleil déclinait déjà rapidement. La suite, ils ne s'en rappelaient que trop bien.
Simon
Simon
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14/02/2021
Posté le 12/06/2021 à 23:49:32 

Le 12 juin 1721, un peu avant midi.
 
La fierté que Simon de Windt ressentait en contemplant son œuvre surpassait tout ce qu’il avait connu. Lorsqu’il regardait sa statue il ressentait l’envie de lui présenter son bras, et elle s'animerait alors pour l’accepter avec grâce et aller danser avec lui quelque valse à la mode des grands qui festoient dans les palais. Quant au fantôme… Sasha… hé bien, la regarder elle l’emplissait d’une mélancolie à l’en étouffer. Ce qui lui était arrivé était injuste. Sans en avoir jamais vu, et encore moins y avoir participé, il avait entendu parler des procès de prétendus sorciers et sorcières qui avaient agité une bonne partie du monde moderne au siècle précédent. Des milliers de gens, des deux sexes et de tous âges, avaient été torturés, noyés, battus, brûlés et exécutés aux mains des soldats, des prêtres et souvent même de leurs propres congénères lorsque une vague de suspicion sans précédent avait balayé la vieille Europe et les colonies des Amériques. Tout le monde soupçonnait son voisin et les dénonciations fallacieuses allaient bon train, certains voyant là l’occasion rêvée de nuire à un vieux rival ou de se débarrasser d’un membre gênant de la famille. Il n’était pas certain qu’Effie comprenne bien ce qu’elle avait vu, et cela valait peut-être mieux. De cette manière, elle échappait à l’amertume et la futilité rageante du spectacle dont ils avaient été témoins, au-delà de sa simple horreur : la vie de Sasha, brièvement évoquée au gré des souvenirs que le fantôme avait partagés avec eux, paysanne jetée sur le bûcher en punition de crimes ridicules. Il n’était pas difficile d’imaginer le déroulé de son histoire. Peut-être venait-on la consulter pour ses remèdes après lui avoir acheté ses légumes. Peut-être avait-elle une fois réussi à guérir un malade qu’on disait condamné, ou sauvé un nouveau-né qui ne respirait plus après que le cordon se soit enroulé autour de son cou. A partir de là, sa réputation mystique s’était répandue dans le village, ne manquant pas d’amener avec elle la jalousie et la crainte. Il lui avait ensuite suffi de déplaire à la mauvaise personne… En entamant une relation intime avec la fille d’une femme influente, par exemple ? songea-t-il, repensant à l’affreuse vieillarde aux mains desséchées et à Dina, que les villageois n’avaient pas osé brutaliser contrairement à son amante.
 
Une dernière chose lui échappait avant de réussir l’impossible. La frontière entre lui -eux- et Sasha était comme une membrane invisible et infranchissable, un voile qui se collait à vous et vous empêchait doucement mais sûrement d’avancer. Il tendit la main une fois encore, la millième peut-être, vers cette forme translucide qui flottait sans but non loin de lui, fauchée dans sa jeunesse, et qui lui rappelait tant sa sœur par bien des aspects. Sasha le regarda faire avec curiosité, suivant la main tendue de ses yeux à la couleur claire indéfinissable, attentive comme un chat devant une souris. Peut-être qu’elle aussi sentait, où qu’elle se trouve en réalité, qu’il ne subsistait qu’un petit rien du tout entre elle et la libération, quelle qu’elle fut ? Bien que la main de Simon traversât la peau de Sasha sans la moindre difficulté lorsqu’il l’atteignit, son esprit sentait qu’on lui opposait une résistance sans équivoque. Un chatouillis parcourut ses doigts, provoqué par la rencontre entre… entre deux-choses-qui-ne-devraient-pas-être-ensemble, ainsi qu’il en était venu à les considérer en son for intérieur. Sasha appréciait toujours immensément ces simulacres de contact, buvant la moindre parcelle de chaleur humaine qu’on lui proposait. Cela rendait sa situation encore plus triste et pathétique, accentuant ce sentiment d’impuissance que les jumeaux De Windt combattaient depuis maintenant plusieurs semaines. Ce dernier obstacle à franchir appelait Simon de toutes ses forces.
 
Il avait changé, incontestablement, tout comme sa sœur. Il en était bien conscient, remarquant au jour le jour ces variations plus ou moins subtiles dans son appréhension du monde et de ses secrets, admettant aujourd’hui ce qu’il aurait autrefois balayé d’un revers de la main. Il se retrouvait à supporter le regard des inconnus dans la rue, oubliait parfois son foulard au moment de sortir, foulard derrière lequel il cachait pourtant son visage défiguré depuis des années. Il n’allait pas se transformer en sa sœur du jour au lendemain, ni elle en lui, certes non. Mais souvent, il se demandait ce qu’il se passerait si un beau jour il laissait de côté la prudence pour simplement se lancer de toutes ses forces.
 
Il avait peut-être juste besoin d’un peu d’aide.

 
***


Le 12 juin 1721, dans l’après-midi.
 
- Je ferai tout ce qui est nécessaire pour l’aider, Papa Pierre, dit Simon d’une voix ferme.
 
- Tu m’as déjà dit cela, répondit le vieil homme, son serpent enroulé sur ses épaules. Il lui caressa amoureusement la tête, lui chuchotant des mots doux en créole. Le reptile darda sa langue à plusieurs reprises. Autour d’eux, la boutique de bizarreries était toujours aussi enfumée, malfamée et remarquable.
 
- Je te le redis, et je te le jurerai à nouveau s’il le faut. Et ma sœur te dira la même chose.
 
- Je n’en doute pas… Je me demande si je n’ai pas fait une erreur avec vous autres, et cela ne m’amuse pas. Mais je vous ai guidés jusqu’ici, alors je vous accompagnerai jusqu’à la fin. Allons-y. Et préviens ta sœur. Il est vital qu’elle soit là ce soir.


***


Le 12 juin 1721, en fin d’après-midi.
 
Pieter échangea quelques mots d’une banalité affligeante avec son ami, qui venait lui rendre visite pour la première fois depuis des jours au prétexte de quelques courses à faire. Avec Odette qui allait accoucher dans un avenir qui se rapprochait à grands pas et leur besoin de mettre de l’argent de côté pour le mariage, les deux garçons n’avaient plus vraiment de temps l’un pour l’autre, et cela avant même que Simon ne retrouve sa sœur et ne se mette à… à… à faire il ne savait pas trop quoi, à vrai dire. Mais Pieter s’inquiétait pour son ami, qu’il avait vu sombrer petit à petit dans une sorte de fébrilité similaire à cette avidité propre aux adeptes de certaines substances peu recommandables, dont le principal objectif dans la vie était l’obtention de leur prochaine dose de poison. Et puis, il aurait juré avoir entendu Simon discuter avec quelqu’un en arrivant, mais quiconque l’accompagnait n’était pas entré avec lui dans la boutique. Bizarre.
 
Monsieur Bussche, le boucher, proposait quelques volailles à la vente en plus du bœuf et du porc classiques, des poules et des coqs bien gras qui étaient fort appréciés des clients. Simon venait justement d’en prendre un, un jeune mâle plein de vitalité qui tentait de lui donner des coups de bec. En entendant les caquètements courroucés du coq entravé qui s’éloignaient en même temps que le jeune homme, Pieter réalisa avec une légère surprise que c’était la première fois que Simon lui achetait une volaille vivante. Il répugnait en effet à tuer lui-même l’animal et laissait toujours Pieter ou son patron s’occuper de la sinistre besogne. Allez savoir… Peut-être ce garçon prenait-il enfin de l’assurance, après tout. Et ça ne lui ferait pas de mal. Le grand et costaud commis haussa ses larges épaules et retourna à ses affaires ; son hachoir s’enfonça avec un bruit sourd dans la planche à découper, tranchant net un gros morceau de poitrine de porc.


***


Le 12 juin 1721, en début de soirée.
 
Euphemia pâlit et relut la missive signée de la main de son frère pour la troisième fois, nerveuse. Elle la froissa ensuite entre ses doigts. Il était temps, disait-il en substance. Temps d’avancer dans cette histoire, et si possible lui trouver une conclusion digne de ce nom. Elle sentait confusément qu’elle aidait Sasha, et son frère, depuis le début sans comprendre tout à fait comment. Simon avait beau prétendre qu’elle était essentielle, elle avait l’impression de ne pas être grand-chose d’autre qu’un soutien moral pour l’un et pour l’autre. Si tant est qu’un fantôme avait besoin de câlins, bien sûr. Elle regarda brièvement les gens avec qui elle se trouvait, soudain en proie à l’angoisse, inquiète pour l’avenir. Elle rajusta la sangle de son sac de voyage, dit au revoir à ses compagnons, refusa la boule au ventre leurs gentilles propositions de l’accompagner et partit enfin rejoindre son frère.


***


Le 12 juin 1721, un peu avant minuit.
 
Papa Pierre trancha le cou du coq d’un coup sec. Euphemia cilla. Elle était revenue à la maison à peine le message reçu, non sans s’être d'abord assurée que la ville dormirait tranquille pour ce soir encore. Simon, lui, se retint de fermer les yeux, exercice particulièrement difficile dans la pièce déjà envahie d’une fumée odorante produite par l’encens qui se consumait. Toutes les fenêtres et les volets étaient fermés et le rez-de-chaussée de la boutique n’était plus éclairé que par une armada de bougies, qui brûlaient en dégageant elles-mêmes une odeur âcre. Les yeux des jumeaux les brûlaient. Pierre chantait, balançant le corps du poulet comme un encensoir vers la magnifique statue de bois qui fut arrosée de traînées de sang vermeil. La vision du bel objet ainsi barbouillé avait quelque chose d’obscène. Simon résista à grand-peine à l’envie d’aller essuyer frénétiquement la souillure, quitte à utiliser ses propres vêtements pour cela. Lui, Pierre et Euphemia étaient debout en arc de cercle face à la statue. Sasha elle-même n’était visible nulle part, et refusait obstinément de répondre à leurs appels en présence de Pierre. La cérémonie avait commencé il y a déjà longtemps, l’atmosphère propice s’installant progressivement dans la pièce. La tête commençait une fois encore à leur tourner et le temps à leur donner l’impression de s’étirer aléatoirement. Simon n’avait pu s’empêcher de remarquer que, tandis que sa sœur était celle vers qui on se tournait en cas de danger, c’était bien lui qu’elle avait suivi à chacune des étapes concernant Sasha, plaçant sa confiance en lui y compris en cet instant. C’était effrayant.
 
- Elle se cache, dit finalement Pierre sans émotion particulière après avoir interrompu sa mélopée.
 
- On lui fait sûrement peur, et v… et voilà, maugréa Effie, rendue irritable par l’ivresse induite par la cérémonie.
 
- Il faut la contraindre. La forcer à venir, renchérit le vieil homme. Parce que si elle ne coopère pas, nous n’arriverons à rien.
 
- La forcer ? Jamais ! cria la jeune femme, scandalisée. Simon, à côté d’elle, réfléchissait à toute vitesse.
 
- Il faut continuer, asséna Pierre d’un ton tranchant. Rappelle-toi tes paroles et celles de ton frère. Chacun de vous a juré de faire tout ce qu’il faudrait pour aider la fille. Vous ne pouvez pas reculer après être arrivés aussi loin.
 
- Je m’en fiche, je refuse de lui faire du mal, s’obstina Effie, le visage renfrogné. Et vous… tu…
 
Elle commença à s’agiter, furieuse ; elle menaça même le vieil homme d’un poing rageur, les mots transformés en injures incompréhensibles dans sa bouche pâteuse. Pierre paraissait plus ennuyé que véritablement énervé par la situation. Simon eut la vision d’une douce flamme qui s’était allumée après bien des efforts et qui vacillait sous les assauts d'ondes de choc, porteuses de colère, qui parcouraient la pièce. Soudain, Effie s’arrêta net dans son élan, stupéfaite, et Simon réalisa qu’il venait de lui saisir le bras avec beaucoup plus de force qu’il l'aurait souhaité, imprimant la marque de ses doigts dans sa chair. Elle aurait pu se libérer sans la moindre difficulté une fois la surprise passée, mais elle ne le fit pas. Elle desserra le poing, et Simon sentit distinctement les muscles se relâcher dans le bras de sa sœur.
 
- Simon…
 
- On lui a fait confiance jusqu’ici, non ?
 
Lentement, Effie hocha la tête, une seule fois. Simon lâcha son bras. Une fois le calme revenu, Pierre s’éclaircit la gorge et se mit à esquisser des gestes étonnamment gracieux qui tenaient de la danse, comme s’il brassait délicatement de l’air autour d’un feu sacré pour l’attiser. Il reprit sa mélopée, cette fois beaucoup plus fort ; les phrases avaient une sonorité rêche, désagréable, qui donnait envie de se fourrer un doigt dans l’oreille pour en dégager un moucheron qui s’y serait coincé. Sasha se matérialisa, recroquevillée dans les airs, en proie à la peur. Elle se tordait d’un côté et de l’autre, incapable de se libérer de ce qui la retenait. Effie gémit en la voyant ainsi souffrir, le corps tendu comme un arc, Simon sentit une bouffée de peine lui bloquer la gorge et Pierre concentra ses gestes autour de la jeune femme, se rapprochant inexorablement d’elle en accentuant sa mélopée. Ses muscles roulaient sous sa peau parcheminée. Comme auparavant, la sensation d’arrachement au monde qui leur parvint fut forte et soudaine, irrésistible même, mais sans rien de l’aspect naturel et spontané qui l’avait caractérisée la fois précédente.
 
Pierre était une forme scintillante, aveuglante même, un phare immuable au milieu de ce qui devenait autour d’eux des ténèbres par contraste.


***


Quelque part en Europe de l’Est, il y a environ cinquante ans.
 
Simon se tenait à nouveau parmi la foule des bourreaux entourant le bûcher où Sasha se débattait dans les affres du désespoir. Derrière elle se dessinaient le village et la chapelle, où le prêtre retenait Dina. Sa sœur était à ses côtés, accrochée à lui de toutes ses forces ; quant à Pierre, il n’était visible nulle part. Le jeune homme eut un drôle de pressentiment, non pas mauvais, mais plutôt celui d’une urgence absolue qui le tirait en avant. Il fallait agir. D’accord. Mais pour faire quoi ?
 
- On a déjà vu ça… murmura Effie, nerveuse. Elle était en train de broyer la main de Simon dans la sienne.
 
- Je ne comprends pas. Pourquoi est-ce qu’on est revenus ici ?
 
- Quelque chose ne va pas…
 
A chaque fois, les jumeaux n’avaient eu aucune véritable présence physique, simples spectateurs invités dans ces fenêtres donnant sur le passé. Et cette fois pourtant, plusieurs personnes s’était imperceptiblement écartées d’eux. Effie se mit à regarder de plus près ceux qui les entouraient à travers ses longues mèches de cheveux. Elle dévisagea la personne la plus proche, une femme entre deux âges, qui soutint quelques instants son regard inquisiteur avant de se tourner à nouveau vers la suppliciée.
 
- Simon… Je crois qu'ils nous voient, cette fois ! chuchota-t-elle, gagnée par un début de panique. Ouille !
 
Un grand type barbu venait de la bousculer. Elle s’écarta vivement de lui en se massant l’épaule, de mauvaise humeur, et marcha sur le pied d’un second bonhomme qui l’apostropha brièvement.
 
- Simon ! tenta-t-elle de l’avertir alors qu’un garçon vociférant manquait les séparer dans sa hâte pour avancer au premier rang, juste avant d’être repoussé à temps par un vicieux coup de coude d’Effie.
 
- C'est une boucle ! souffla le jeune homme, qui avait soudain compris. Elle est coincée dans la boucle !
 
Devant eux, Sasha suppliait ses bourreaux ; ce n’était qu’une question de minutes avant qu’ils n’enflamment le bûcher et que sa robe trempée d’huile et de graisse ne prenne feu à son tour, la condamnant à une mort affreuse. Simon sentit un fil ténu entre ses doigts, une trame invisible qui reliait chacun des souvenirs vécus à travers le fantôme. Devait-il le couper pour la libérer, ou… ? A ce moment, Dina sortit en courant de la chapelle, échappant brièvement au prêtre qui avait pour tâche de la retenir prisonnière le temps que l'on se débarrasse de son encombrante amie. Comme auparavant, elle fut interceptée par la vieille peau et chercha de l’aide dans la foule, dardant ses yeux sur les présents tandis que les serres de la harpie lui enserraient le visage… Et elle croisa directement le regard de Simon. Ses lèvres bougèrent, supplique silencieuse et désespérée.
 
Plutôt que de le couper, Simon décida alors de tirer de toutes ses forces sur le fil.
 
Il lâcha la main de sa sœur et, sans la prévenir, prit son élan, fendit la foule en courant et sauta sur le bûcher sous les cris des villageois. La vieille se détourna, lâchant le visage de sa petite-fille pour regarder bouche bée cet inconnu au visage défiguré qui bravait le danger et son autorité. Simon se précipita maladroitement sur le haut tas de bois et de combustible entassé à la hâte et trempé d’huile, et atteignit Sasha qui le regardait avec des yeux ronds. Il se retrouva à côté d’elle, bêtement accroché au poteau où elle était ligotée, et il fit alors une chose qui lui parut encore plus incroyable.
 
- Bonsoir, Sasha, dit-il d’un air parfaitement idiot.
 
Sasha le dévisagea, trop stupéfaite pour répondre. Il pouvait enfin voir la vraie couleur de ses yeux : ils étaient d’un bleu très clair, sublime, qui ressortait au milieu de son visage à la peau laiteuse. Quelque chose se rompit alors avec un claquement sec, un pop! sonore comme ce que l’on entend dans nos oreilles lorsque l’on change rapidement d’altitude. Les hurlements de la foule redoublèrent. Dina, qui s’était libérée de l’emprise de la vieille en profitant de la distraction donnée par Simon, s’était violemment retournée contre elle : elle la griffait partout où elle le pouvait en lui crachant sa haine au visage. Ce fut le début du chaos. Plusieurs des villageois hésitèrent, tournant leur tête d’un côté et de l’autre. Certains s’avancèrent pour tenter de séparer les deux femmes qui se battaient, sans arriver à grand-chose face à une Dina folle furieuse. La vieille piaillait, le visage en sang. Simon gagna ainsi de précieuses secondes, qu’il mit à profit comme il put en forçant sur les liens qui retenaient Sasha au poteau ; la jeune femme comprit et se mit à tirer elle aussi comme un beau diable, se débattant avec une énergie renouvelée. Ses poignets étaient déjà profondément entaillés. En bas, plusieurs hommes se décidèrent alors et s’approchèrent pour achever ce pour quoi ils étaient venus et mettre le feu au bûcher. Le premier des volontaires n’était qu’à quelques centimètres de son but lorsqu’un éclair brun vint le percuter, l’envoyer violemment bouler sur le côté. Effie était intervenue à son tour, tête la première. Elle chargea le groupe d’incendiaires, faisant tout ce qu’elle pouvait pour les empêcher d’approcher. Elle en étala un en lui décochant un coup en pleine mâchoire qui fit voler deux dents, et flanqua un grand coup de pied dans le ventre d’une mégère aux bras épais comme des jambons qui s’écroula en arrière. Mais ils étaient trop nombreux, et elle fut rapidement entourée d’adversaires qui la frappaient où ils pouvaient et l’occupaient, laissant le champ libre à d’autres qui purent jeter leurs torches sur le tas de bois. Les flammes s’élevèrent rapidement.
 
- Simoooon ! hurla Effie, bloquée par les combattants. Elle tâchait de rendre coup pour coup, déjà couverte de bleus.
 
En haut du bûcher, Sasha et Simon redoublèrent d’efforts pour la libérer. La chaleur fut vite insoutenable, et Simon sentit ses mains glisser sur la cordelette rêche à cause de la sueur. Il était concentré, tout entier focalisé sur ce qu’il faisait pour contenir la terreur qui attendait de l’emporter tout entier. Ils toussaient tous les deux, d’une toux affreuse qui paraissait leur arracher des morceaux de poumon à chaque coup. Sasha cria à nouveau, folle de peur et bientôt de douleur lorsque les flammes commencèrent à lui lécher les pieds. Simon les sentit lui aussi, accompagnées de cette même douleur atroce et dévorante qu’il n’avait jamais oubliée. Effie lui hurla quelque chose qui fut couvert par les crépitements du feu et la cacophonie ambiante, juste avant que l’un des hommes ne lui assène un violent coup sur le crâne, par derrière. Il la vit tomber par terre, sonnée, à la merci des brutes qui la gratifièrent à loisir de coups de pied. Sasha ululait à côté de lui, émettant un cri de bête à l’agonie. La fumée qui se dégageait du feu était de plus en plus épaisse et menaçait de les engloutir. Simon pouvait déjà voir sa sœur mourir, et il sentit les dernières bribes de sa raison s’effilocher à toute vitesse. Il s’arc-bouta de toutes ses forces, une dernière fois, manquant se rompre tous les muscles du dos sous l’effort titanesque.
 
Les liens craquèrent enfin, fragilisés par les flammes. La force qu’il avait mise dans son geste l’emporta en arrière et Sasha avec lui. Ils tombèrent tous deux lourdement à bas du bûcher, se cramponnant l’un à l’autre, et sa tête cogna rudement le sol.


***

 
Le 12 juin 1721, juste avant minuit.
 
On le secouait par les épaules.
 
- Simon ! Réveille-toi ! Oh, Simon… Réveille-toi réveille-toi réveille-toi...!
 
Plus que les appels de sa sœur, ce fut la douleur qu’il sentit fulgurer dans son crâne qui le tira de sa torpeur. Il allait se coltiner une belle bosse… Il ouvrit péniblement les yeux. C’était bien Euphemia, et elle était dans un bien triste état. Ses cheveux étaient plus en pétard que jamais, certaines touffes arrachées par des mains rageuses pendant la violente bagarre. Ses phalanges étaient contusionnées et ensanglantées, deux de ses doigts formaient un angle inquiétant, sa lèvre était fendue en plusieurs endroits, ses yeux viraient déjà au noir et elle saignait du nez… mais elle était bien vivante. Elle lui caressait frénétiquement le visage, des larmes de soulagement traçant des sillons clairs sur ses joues salies. Il la repoussa doucement et se redressa sur un coude, sentant un sol lisse et dur sous lui. C’était le parquet du Toymaker. Il était de retour chez lui… Il fut soudain secoué par une violente quinte de toux, se tourna sur un côté et vomit de la bile noirâtre. Il la vit alors qu’il rouvrait les yeux, une jeune femme aux cheveux de feu recroquevillée sur le sol non loin de lui, vêtue d’une robe sale et déchirée noircie en plusieurs endroits. Secouée de spasmes incontrôlables, elle pleurait en serrant contre elle ses jambes et ses pieds couverts de cloques ; des braises rougeoyaient encore par terre autour d’elle. Il n’y avait plus aucune trace de Papa Pierre.
 
- Mon d-d-d-dieu. Mon dieu. Ça v…ça va, je vais bien ! Oc… occupe-toi d’e-e-elle ! croassa Simon en agitant la main pour chasser sa sœur, à nouveau secoué par de violents haut-le-cœur. Parler lui déchirait affreusement la gorge.
 
Euphemia manqua tourner de l’œil, prise de vertiges, puis son instinct de survie prit le dessus. Elle se précipita en claudiquant, une main plaquée sur son nez qui saignait abondamment et lui faisait répandre une traînée de gouttes de sang derrière elle, pour aller chercher de l’eau, des linges humides et de quoi bander leurs blessures à tous les trois.
Sasha
Sasha
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27/08/2020
Posté le 15/06/2021 à 21:57:18. Dernière édition le 16/06/2021 à 00:39:04 

C’était un défilé ininterrompu ou presque. De rires, de bruits de pas et de vaisselle et d'odeurs de nourriture qui parvenaient jusqu'à elle, le tout assorti de voix s’exprimant dans des langues qu’elle ne comprenait pas.
 
Sasha était terrée dans son lit, au premier étage, les jambes soigneusement bandées. Ça la grattait affreusement, mais elle savait d’expérience qu’il ne fallait pas toucher, et qu’il lui fallait de la patience. Ce n’étaient pas ses premières blessures, loin de là même : les brûlures, coupures, coups et accidents arrivaient vite quand on travaillait avec des bêtes. Mince, il suffisait même de s’occuper d’un potager. Sans parler des multiples travaux quotidiens allant avec la vie à la ferme. Et…
 
…Elle repensa à sa maison, saccagée par les villageois qui ne voulaient plus d’elle. Elle avait grandi avec certains d’entre eux, leurs parents l’avaient faite rebondir sur leurs genoux avec leurs propres enfants. Ils l’avaient traitée de sorcière avec les autres et voulu la tuer.
 
Elle comprenait mal ce qu’elle faisait là. Le garçon brûlé -celui qui l’avait sauvée- l’avait gentiment veillée pendant plusieurs jours, installé dans un lourd fauteuil qui avait dû coûter cher. Lui aussi était blessé, et leurs quintes de toux à l’un et à l’autre réveillaient occasionnellement celui des deux qui dormait. Elle avait fini par réaliser qu’il devait s’agir de sa propre chambre, une petite pièce coquette et bien aménagée avec de beaux meubles, qu’il n’hésitait jamais à éclairer à toute heure du jour et de la nuit grâce à des lampes d’étonnante facture. Ce devait être un noble… Elle palpa le matelas sur lequel elle reposait, moelleux et large, avec son gros oreiller confortable et les draps faits dans du tissu de qualité. La tête et le pied du lit étaient des panneaux en bois sculptés qui montaient haut, et lui donnaient un sentiment de sécurité bienvenu. Peut-être était-ce en fait le lit de la jolie brune qu’elle occupait présentement ? Celle qui ressemblait tant à Dina, sa Dina, et qui était sans arrêt à son chevet…
 
Elle les avait instantanément reconnus, la fille et le garçon pas plus vieux qu’elle, et avait le sentiment de les connaître comme des amis. Pourtant, elle était certaine de ne jamais les avoir rencontrés de sa vie. De son vivant, alors ? Était-ce bien ça… ? songea-t-elle, parcourue par un frisson glacé. Parfois, elle rêvait, ou se souvenait, qu’elle avait bien brûlé sur le bûcher au lieu d’en être sauvée juste à temps, et sa peur, sa douleur et son agonie faisaient tellement… vrais. Elle serra les doigts, tirant brutalement sur le tissu du matelas. En elle se mêlaient les souvenirs de son errance en tant que fantôme et ceux de sa vraie vie, et tous semblaient dater d’hier à peine, rabibochés par un tour de force qu’elle était incapable de concevoir. Toujours est-il qu’elle se retrouvait aux prises avec ses souvenirs en collision les uns avec les autres dans sa tête douloureuse.
 
La communication était difficile. Ses hôtes ne parlaient pas sa langue ni elle la leur, bien que le garçon eut tenté d’articuler quelques mots de russe avec un succès relatif. Ses sources devaient malheureusement être bien lamentables, car il avait l’accent affreux et le vocabulaire hasardeux. Elle appréciait l’effort, bien sûr, mais tous trois se voyaient constamment obligés de s’exprimer par gestes qui les faisaient se sentir comme de parfaits idiots. Ils lui apportaient à manger quand ils la voyaient réveillée après une longue nuit, ou qu’elle leur signifiait qu’elle avait faim, et son appétit revenait au fur et à mesure que ses poumons et sa gorge encrassés par la fumée guérissaient. La nourriture avait été une autre source d’incompréhension : ils lui avaient apporté des choses inconnues, fruits et confitures multicolores aux saveurs beaucoup trop sucrées, plats étonnamment épicés et autres légumes étranges. Elle observa justement le dernier plateau que la brune lui avait apporté, avec un bol rempli d’un genre de ragoût rougeâtre à l’odeur puissante. Elle avait reconnu dedans de la carotte, du céleri, des oignons... Et des rondelles de saucisse. La viande, heureusement, était parfaitement reconnaissable. Par contre, il y avait encore une de ces espèces de machins oblong jaune vif à côté. La première fois qu’elle avait vu cela, elle avait courageusement mordu dedans avant de tout recracher. C’était infect, amer et fibreux. La brune s’était étranglée de rire devant le spectacle, avant de lui montrer les larmes aux yeux qu’il fallait d’abord éplucher la chose pour accéder à la chair en-dessous. Depuis, Sasha refusait d’y toucher par principe.
 
La brune… Elle avait dormi avec elle, la nuit dernière. Elle s’était plantée devant le grand lit, murmurant quelque chose d’incompréhensible, l’air de s’excuser, un oreiller à la main et en chemise de nuit. Sasha l’avait timidement contemplée quelques instants. Elle était grande et sèche, le visage anguleux, avec les muscles des bras, des jambes et du ventre bien dessinés qu’ont les gens habitués aux vagabondages en étant bien nourris. Ses vêtements ne cachaient pas tout à fait quelques cicatrices et marques de coups, beaucoup de ces dernières récoltées lorsqu’elle s’était battue pour elle. Elle la regardait de ses yeux verts, l’air parfaitement gauche à travers les longues mèches de son épaisse crinière brune.
 
Sasha s’était écartée légèrement, sa peau laiteuse virant au rouge brique, la brune faisant quant à elle de son mieux pour imiter une tomate, et la jeune femme s’était installée en faisant tout son possible pour ne pas toucher les jambes blessées. Sasha avait alors eu le souvenir diffus d’avoir déjà dormi en sa compagnie, cramponnée à elle, et cela l’avait tout à la fois soulagée et remplie d’effroi. Heureusement, la brune n’en menait pas large non plus.
 
- Sasha… ? avait-elle soudain tenté en chuchotant.
 
La rousse, surprise, n’avait pu s’empêcher de sourire et avait hoché la tête, heureuse d’entendre son nom dans sa bouche. La brune avait souri à son tour.
 
- Euphemia. Eu-phe-mia, avait-elle dit en articulant soigneusement tout en se désignant elle-même du doigt.
 
Sasha avait tenté de répéter, peinant un peu à prononcer correctement ces syllabes étrangères. La brune l'avait doucement stoppée, pour dire à la place…
 
- Effie.
 
Cela, Sasha pouvait le prononcer, s'y essayant à plusieurs reprises sous l'air approbateur de la brune. Elles s’étaient toutes deux endormies peu longtemps après. Sasha s’était réveillée dans la nuit, secouée par une quinte de toux qui l'avait faite se redresser dans le lit, et elle avait découvert « Efi » plongée dans le sommeil, la bouche entrouverte. Elle s’était réinstallée une fois la toux passée, s’approchant de son hôtesse qui n’avait pas remué d'un poil. Finalement, Sasha avait osé serrer la brune contre elle et poser sa joue sur son épaule. Sa présence la rassurait.
 
 
***
 
 
La veille, elle s’était réveillée d’une énième sieste, seule dans la petite chambre. Elle avait pris son courage à deux mains et s’était levée, tendant l’oreille pour capter les sons en provenance de l’étage du dessous, déterminée à descendre les escaliers aujourd'hui et aller à la rencontre de ces gens. Il n’y avait aucune raison qu’ils ne lui fassent du mal, non ?
 
Elle avait réussi à jeter ses jambes hors du lit puis à s’appuyer dessus pour avancer à petits pas vers la porte de la chambre, qui n’était pas verrouillée. Elle avait ensuite commencé à descendre l’escalier en agrippant fermement la rampe en spirale, découvrant un peu plus le décor étrangement familier du rez-de-chaussée à chaque marche descendue. Des visages lui étaient en même temps apparus petit à petit, et c’est en constatant la présence de tant d’inconnus que son courage avait fini par flancher. La brune, sur laquelle elle comptait pour la protéger, était assoupie contre un tas de caisses ; en revanche, un jeune homme délicat à la grande beauté et tout à fait réveillé avait failli croiser son regard. Cela avait été la proverbiale goutte d’eau.
 
Elle était remontée sans demander son reste.
Simon
Simon
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Posté le 16/06/2021 à 23:04:52. Dernière édition le 16/06/2021 à 23:16:35 

Simon suivit la fissure du doigt, étouffant une brève quinte de toux. Ses poumons allaient mieux, bien que tousser lui soit encore extrêmement désagréable. Sa statue était fendue en travers du torse, de l'épaule gauche au flanc droit, par une légère fissure qui dénaturait irrémédiablement son œuvre tout en la rendant inexplicablement plus belle encore. C’était son baptême du feu, en quelque sorte.
 
Ils avaient retrouvé les fragments du morceau de malachite, qui avait semble-t-il proprement volé en éclats à l’instant où l’impossible Sasha avait posé le pied sur Liberty. Euphemia avait soigneusement rassemblé les morceaux de la pierre, répugnant à les jeter, et les avait mis dans une petite bourse qu’elle avait solidement fermée avec un cordon avant de la ranger dans sa malle, cachée sous d’innombrables babioles, trésors et vêtements. On ne sait jamais.
 
En parlant d’Euphemia, elle veillait avec zèle sur leur… leur invitée, si l'on pouvait dire. Sasha, bien qu’elle montrât maintenant des signes beaucoup plus encourageants, en meilleure santé et plus communicative, s’était d’abord montrée complètement perdue, blessée et terrorisée, et elle s’était raccrochée de toutes ses forces aux jumeaux. Il croyait Effie plus que capable de gérer la situation, la voyant aux petits soins avec la rouquine, transformée en véritable mère poule tentant de répondre à tous les besoins réels et imaginaires de la pauvre créature qui ne parlait pas un mot de leur langue et regardait avec des yeux ronds la moindre banane, mangue ou patate douce, tenait une fourchette en métal comme s’il s’agissait d’une objet précieux, utilisait scrupuleusement jusqu’au dernier centimètre de bougie et osait à peine poser ses fesses sur les plus vieux fauteuils de la boutique de peur de les abîmer. Euphemia la soutenait dans ses traversées de la boutique, l'encourageant à poser un pied après l'autre, la rattrapant si par malheur elle trébuchait, bavardant toute seule en lui présentant les lieux. La rouquine, même si elle ne comprenait sans doute rien, semblait tout à fait heureuse de se contenter d'écouter Effie parler.
 
Quant à Pierre, aucune nouvelle de lui depuis l'autre soir, lorsqu’il s'était purement et simplement volatilisé. Simon avait d’abord été voir du côté des quais, s’imaginant pouvoir retrouver la hutte aux sortilèges et son propriétaire, mais il avait vite déchanté… Il avait arpenté en long en large et en travers les quais d’Ulüngen, perplexe. Impossible de retrouver cette fichue boutique : tous les bâtiments semblaient se confondre, estaminets, bordels, entrepôts et bureaux. Et pas la moindre trace de Pierre.
 
Un doute le tiraillait depuis, résurgence d’une vague impression qu’il sentait lui chatouiller les tripes depuis plus longtemps qu’il n’était capable de s’en rappeler. Il attendit la première occasion pour enfiler une veste, fourrer quelques affaires dans un sac et sortir de la ville, laissant Sasha aux mains de sa sœur bien trop heureuse de l'avoir pour elle seule.
 
 
***
 
 
Quelques heures plus tard, il gravit les derniers mètres du sentier menant aux ruines du domaine familial, dans les collines derrière la ville. Les murs familiers, noircis et délabrés, se dessinèrent entre les fourrés, les plantes et les fleurs qui avaient reconquis l’endroit. Face à lui sur la gauche, dans le jardin retourné à l’état sauvage et à mi-chemin des ruines du domaine proprement dit, il y avait le monticule de terre recouvert de végétation et la croix de bois qui marquaient la tombe de ses parents. Quelqu’un y avait déposé quelque chose, un objet marron accompagné d’une unique fleur d’orchidée aux pétales violets. Il n’était pas venu ici depuis quelque temps, et à sa connaissance sa sœur non plus…
 
Il s’avança vers la tombe, le cœur battant. Sous la fleur gisait une petite cassette en bois au couvercle fermé. Il se pencha pour la ramasser, passant ses doigts sur le panneau grossièrement sculpté pour évoquer une figure grimaçante, et l’ouvrit pour découvrir une simple lettre, un parchemin plié en quatre couvert d’une écriture serrée.


Simon,
 
En premier lieu je dois dire que tu as été un élève pour le moins intéressant, et je suis convaincu que tu accompliras des choses fascinantes. Je t'ai attendu longtemps, vois-tu, mais je dois aussi avouer que c'est ta sœur qui m'a le plus surpris. Qui aurait cru que la petite sauvageonne se révélerait de cette manière ? Soignez-vous l’un l’autre, toujours.
 
J'ignore quand nous nous reverrons. Peut-être as-tu, en m’écoutant et en offrant une chance improbable à cette jeune femme, ouvert la porte à quelque chose d’affreux et que tu t’en mordras les doigts d’ici là. Je ne te le souhaite pas, mais le choix est parfois un luxe.
 
Je pense que tu as compris maintenant, si jamais tu ne t'en doutais pas déjà. Je ne m'excuserai pas, car le pardon ne m'intéresse pas. Mon maître est mort, égorgé par ses propres esclaves à la Barbade. Parti chercher une fortune facile là-bas après ses échecs sur Liberty, il aura fini par se noyer dans son propre sang devant moi. Le pauvre idiot n’a jamais compris qu’il avait toujours été le suivant sur la liste.
 
Plus que tout, peut-être seras-tu heureux de savoir qu'à mes yeux toi et ta sœur avez racheté les péchés de vos parents.
 
Signé,
Pierre Saint-Elme
Sasha
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Posté le 18/06/2021 à 14:32:35. Dernière édition le 18/06/2021 à 18:08:58 

Elle se cramponnait au bras du jeune homme qui la promenait dans les rues de la ville.
 
- Si-mon, murmura-t-elle, s’efforçant de retenir ce nom étranger qui lui semblait être la déformation exotique d’un mot qu’elle connaissait.
 
Il lui répondit un mot bref ressemblant à une question en l’entendant prononcer son prénom, attendant sans doute qu’elle lui demande ou lui mime quelque chose.
 
- Simon, se contenta-t-elle de répéter.
 
Il hocha la tête gentiment sans rien ajouter. Il était d’un tempérament calme, bien plus que sa sœur -car elle avait fini par comprendre, non sans un certain soulagement, qu’il ne s’agissait pas d’amis et encore moins d’amants mais d’un frère et d’une sœur. Il pouvait passer de longues heures penchés sur un livre ou sur son établi pour fabriquer ses jouets merveilleux. Sasha était toujours impressionnée de le voir ainsi travailler, réalisant des jeux plus sophistiqués que ce qu’elle avait jamais eu l’occasion de voir dans sa vie. Entre son métier d’artisan qui lui permettait d’acheter ce qu’il lui fallait plutôt que de travailler durement la terre pour simplement se nourrir, sa maison bien meublée et le magnifique foulard orange pâle qu’il portait pour dissimuler son visage abîmé, il était noble ou au moins fortuné, c'était sûr…
 
Sans parler de tous ces livres ! Elle se contentait d’en regarder les magnifiques images avec Effie, ne sachant ni lire ni écrire. Il n’y avait aucune école proche de son village et de toute façon, dans le milieu où elle avait vécu, seuls les paysans mâles destinés à devenir soldats dans l’armée du Tsar étaient assurés de recevoir une quelconque forme d’éducation.
 
Effie n’était pas là, s’étant absentée pour une raison que Sasha n’avait pas comprise. Simon avait alors décidé de profiter de ce beau temps ensoleillé agrémenté d’une légère brise pour lui faire visiter la ville, convaincu qu’un peu d’air frais leur ferait le plus grand bien à tous les deux. Ils marchaient doucement depuis ce matin, faisant des pauses fréquentes qu’ils mettaient à profit pour « discuter » comme ils le pouvaient, réussissant à peu près à se comprendre l’un l’autre à force de gestes. Simon calquait son rythme sur le sien, plus lent, et elle avançait collée à lui, impressionnée par ce qu’elle pouvait voir de cette immense cité moderne. Ces grands bâtiments de pierre et de bois de plusieurs étages l’écrasaient de leur magnificence et témoignaient de la richesse extraordinaire de cette ville étrangère aux rues soigneusement pavées, où patrouillaient régulièrement des soldats en livrée, tous ou presque équipés de pied en cap et pourvus d’armes de guerre, épées et mousquets chers à fabriquer et entretenir. Lorsqu’ils arrivèrent près du port, son cœur fit un bond dans sa poitrine et elle enfonça ses ongles dans le bras du garçon qui lui posa une nouvelle question, visiblement inquiet, avant de rire sans malice quand il comprit quel était le problème.
 
C’était la première fois qu’elle voyait la mer.
 
Du moins, elle supposait que c’était ça, la mer ! Elle était née sur les versants de l’Oural, bien loin de toute grande étendue maritime. Ce qu’elle voyait là semblait correspondre aux récits qu’elle avait pu entendre au village, rapportés par les colporteurs ou les rares voyageurs de passage dans leur région rude. Son domaine à elle était les vallées, les lacs de montagne, les forêts de pins et les fortes chutes de neige l’hiver. Ils restèrent de longues minutes à contempler les grands vaisseaux de guerre qui mouillaient dans le port, véritables forteresses flottantes dont les plus grands mâts paraissaient aller aussi haut que des petites montagnes. Elle emplit son nez des odeurs marines, piquantes, et suivit avec intérêt le vol des bruyants oiseaux gris-blanc qui suivaient en grand nombre les bateaux des pêcheurs ramenant leurs prises au port.
 
Plus loin, ils se perdirent dans les ruelles du marché d’Ulüngen dont les odeurs d’épices et de marchandises fraîches rivalisaient avec celles de la mer toute proche. Simon leur acheta alors de quoi se restaurer, la laissant choisir ce qui l’attirait ; gênée par sa générosité, elle se rabattit sur une cruche de bière fraîche et de simples petits pains qui s’avérèrent délicieux, fourrés d’une confiture légèrement amère dont le goût était proche de ce qu’elle avait l’habitude de manger. Elle se rendit compte, tout en mastiquant son goûter assise sur un banc de bois avec Simon, qu’une quantité effarante de gens payait ses achats en or sans s’en cacher. Tout le monde était-il donc riche, dans cette ville ?!
 
Elle leva le nez pendant que le jeune homme finissait de manger, éblouie par ce soleil flamboyant qui dardait ses rayons sur eux, bien haut dans un ciel dépourvu de nuages. La chaleur était difficilement supportable, bien qu’elle ne portât qu’une simple robe légère et d’amples sous-vêtements qui la faisaient se sentir quasi nue. Elle avait catégoriquement refusé d’enfiler un pantalon et une chemise, craignant de paraître indécente et préférant laisser respirer ses jambes encore bandées. Elle commença à regretter son refus en constatant combien des femmes qu’ils croisaient étaient différemment vêtues, parfois à la limite de la décence. Elle crut même en voir une déambuler seins nus autour des marins.
 
La balade dura encore quelques temps, et à chaque pas son affection pour le jeune homme et son doux caractère grandissait.
Euphemia de Windt
Euphemia de Windt
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Posté le 21/06/2021 à 12:15:03. Dernière édition le 21/06/2021 à 13:37:05 

Sasha ramait et Effie se tenait debout, gaffe à la main, dans la barque achetée une dizaine de pièces d'or à un pêcheur devenu trop vieux pour prendre la mer, et qui avait empoché ce qui lui paraissait être un vrai pactole sans demander son reste.
 
Une fois rentrée du mariage après plusieurs jours passés à faire la fête, Euphemia avait constaté avec un immense plaisir que la rouquine se portait bien mieux, soignée en son absence par Simon qui l’aidait à faire ses premiers pas dans la colonie hollandaise. Les deux jeunes gens avaient développé une certaine complicité qui faisait plaisir à voir, Simon reprenant tout naturellement le rôle bienveillant qu’il avait auparavant eu avec sa sœur. Encore un peu, et la jeune femme pourrait évoluer seule en ville… Enfin, plus ou moins. Bien qu’elle s’adapte merveilleusement bien à cette vie compte tenu de la situation, nombre de choses continuaient de la laisser perplexe ou de la choquer ; ces menus chocs culturels provoquaient souvent la compassion de Simon et l’hilarité d’Effie, à l'exemple de ce qui était désormais connu sous le nom de « l'incident de la banane ». De même, Sasha continuait de ne rien connaître de la langue locale hormis quelques mots basiques, enseignés laborieusement par les jumeaux -plus particulièrement par Simon, qui avait dû surveiller de près sa sœur après qu’il l’ait surprise en train d’apprendre d’affreux jurons à la rouquine, qui s'était ainsi mise à prononcer des immondices en croyant dire « bonjour»  ou « merci ». Elle n'était pas la première ressortissante russe sur l’île, et l’entourage immédiat du Toymaker avait accepté sans mal la présence de la jeune étrangère, n’y voyant qu’une énième âme en peine venue s’établir sous les tropiques et que les sympathiques jumeaux avaient accueillie chez eux. Non, le problème était surtout de trouver quelqu’un qui parlât russe et auquel ils puissent faire confiance pour servir d’interprète…
 
Une idée s’était mise à trotter dans la tête de la brunette au récit que lui avait fait son frère de la première balade dans Ulüngen, et elle avait subitement décidé d’emmener Sasha faire un tour du côté du vieux port. Cette dernière ne s’était pas faite prier, désireuse de se dégourdir les jambes et de revoir la mer. Sasha avait réclamé pouvoir se vêtir à la garçonne ainsi que le faisait Effie, ayant retenu sa leçon après de multiples sorties sous le soleil écrasant des Caraïbes. Elle avait essayé des vêtements d’homme avec un succès relatif, rejetant le pantalon en faisant d’affreuses grimaces après qu’elle eût tiré sans succès sur le tissu dans l’espoir de le détendre autour de ses jambes encore sensibles. Elle s’était rabattue sur une simple chemise assortie d’une jupe, ravie de ses trouvailles, embrassant le pauvre Simon qui lui avait ramené une malle de vieux vêtements et n’avait plus su où se mettre. Le jeune homme, vigilant, lui avait enfoncé un chapeau de paille sur la tête pour parachever la panoplie de la rousse, et après une dernière inspection minutieuse à laquelle elle s’était pliée de bonne grâce (Effie beaucoup moins, bien qu’elle eût tout de même pris soin de tenir son frère au courant de leur destination), elle était parée pour l’aventure. Les deux filles étaient parties ensemble après un joyeux au revoir à Simon, avec pour tout bagage un sac de voyage chacune, contenant de quoi boire et grignoter sur le pouce. Lorsqu’elles étaient enfin arrivées sur le port, après avoir fait un léger détour pour regarder les pêcheurs décharger leur cargaison du jour, le visage de Sasha s’était illuminé à la vue de la petite barque amarrée à un ponton miteux qu’Effie avait dégotée. La rouquine avait spontanément expliqué à grands gestes quelque chose à sa compagne, qui bien sûr n’en avait pas compris un mot jusqu’à ce que Sasha ne saute à bord et mime avec brio l’acte de ramer. Peut-être avait-elle l’habitude de se servir de ce genre de petite barque, sur les lacs et rivières de son pays natal ?
 
Et pour cause ! La barque filait maintenant le long des côtes avec ses deux occupantes, se faufilant à bonne distance des récifs et des courants dangereux. Sasha ramait comme une cheffe, se révélant endurante et résistante à l’effort en bonne fille de la campagne. Effie veillait, une des vieilles cartes de Gemini sous le bras, prête à écarter la barque du moindre rocher qui aurait pu les faire chavirer.
 
- Au fait, tu sais bien nager, hein ? demanda Effie, qui mima vaguement la chose après que Sasha l’eut interrogée du regard.
 
- Я готов участвовать в гонках с тобой в любое время, дорогая, répondit l’intéressée en souriant largement et en hochant vigoureusement la tête, ses bras continuant de s’activer.
 
Effie comptait l’amener à un endroit bien précis. Avoir fréquenté Gemini avait clairement ses avantages, voyez-vous. L’ancien capitaine, paranoïaque à ses heures perdues, avait soigneusement sélectionné une batterie de refuges où se planquer en cas de coup dur et en avait indiqué la plupart à sa fille adoptive, lui laissant même quelques cartes semblables à celle qu’elle tenait actuellement et qui montraient le chemin vers les plus difficiles d’accès. Effie priait pour que celui vers lequel elles se dirigeaient actuellement soit toujours debout, et vide… Elle jetait de plus en plus fréquemment des coups d’œil à sa carte.
 
- Ah, voilà. C’est là que ça se corse, dit tranquillement Effie alors que l’excitation montait en elle.
 
Un récif particulièrement imposant se dressait droit devant leur barque, tendant ses crocs déchiquetés vers elles. Un léger courant se mit à les attirer imperceptiblement en direction des rochers, comme s’il cherchait à les avaler toutes crues. Sasha capta la fébrilité dans la voix d’Effie, fronça les sourcils et regarda par-dessus son épaule. Elle se retourna, livide, et se mit à ramer frénétiquement en sens inverse pour ralentir la barque.
 
- Non, non ! Tout droit ! cria Effie, lui faisant de grands gestes. A toute vitesse !
 
- Нет! Ты сумасшедший, мы покончим с собой! glapit Sasha. Non non !
 
- Si si ! Fais-moi confiance, il y a un passage ! Pa-ssa-ge ! cria-t-elle, puis elle rit, l’adrénaline l’envahissant toute entière, en pointant du doigt un étroit couloir entre les rochers qui permettait pile poil à une barque comme celle qu’elles utilisaient actuellement de passer.
 
Sasha la regarda bouche bée, se retournant à plusieurs reprises pour observer le récif comme si elle n'en croyait pas ses yeux, puis elle jura et se remit à ramer dans le bon sens, propulsant la petite embarcation en avant en récitant une prière en boucle entre ses dents serrées. Effie joua de sa gaffe, repoussant la barque loin des rochers avides, guidant l’embarcation à travers l’étroit passage pendant plusieurs minutes qui parurent durer des heures. Et enfin, elles émergèrent du couloir…
 
- On y est, dit Effie, essoufflée et satisfaite.
 
Elle guetta la réaction de sa compagne encore concentrée sur ses rames, les yeux fermés, jubilant à l’idée que l’endroit allait faire son petit effet. A ce moment, un dernier rocher qui affleurait à peine à la surface profita de cet instant d’inattention pour heurter la coque, manquant faire tomber la brune par-dessus bord.
 
- Oups !
 
Il y eut une terrible flopée de jurons ; le choc avait fait basculer Sasha cul par-dessus tête en arrière dans la barque, lui faisant perdre son chapeau par la même occasion. Elle se redressa en se frottant la tête, furieuse, et s’apprêtait à lancer quelques autres injures bien senties lorsque le spectacle qui s’offrit à elle la stoppa dans son élan.
 
- Oooh !
 
Elles avaient débouché sur un petit lagon au milieu duquel se trouvait un banc de sable, le tout entouré de rochers qui dissimulaient l’endroit aux regards et empêchaient le passage de tout ce qui aurait été plus gros que leur petite barque. En résumé, un petit havre de tranquillité pour qui en connaissait l’existence.
 
- Efi ! Что это такое…? Quoi ça ?!
 
Sasha était penchée sur l’eau, à quatre pattes dans la barque. Les flots, quasi-transparents en cet endroit, laissaient voir les fonds marins aux rochers couverts de corail et parcourus par des myriades de poissons multicolores qui y avaient élu domicile. Une pieuvre s’enfuit à leur passage, suivie de près par une raie qui sondait le sable. La rouquine tendit la main et la laissa flotter à la surface de l’eau, subjuguée. Plus loin, un petit requin-citron tournoyait parmi les poissons. Cette zone peu profonde entourée par les rochers servait d’abri pour ces requins, dont les petits auraient été la proie des adultes de leur propre espèce dans des eaux plus profondes. Effie se pencha et ramena gentiment la main de la rouquine à l'abri dans la barque, puis elle lui sourit avec un petit air triomphant et lui fit lever les yeux. Il y avait une cabane sur l’île minuscule. Elle était en assez triste état, ses murs et son toit étaient crevés en plusieurs endroits, le rideau qui masquait l’entrée pendait de travers et des caisses et du matériel gisaient dans le sable, éparpillés par une probable tempête. Une unique poule couvait jalousement ses œufs au milieu de ce décor d’île au trésor, juste à côté de la cabane. Personne n’avait mis les pieds ici depuis bien longtemps. Les filles se rapprochèrent autant que possible du rivage, puis elles sautèrent à l’eau et tirèrent la barque sur le sable. Effie ne quittant pas Sasha du regard, avide de voir l’effet qu’avait sa surprise sur la rouquine.
 
- Alors ? Pas mal, hein ?
 
Sasha se mit à arpenter l’île de long en large, fouillant ce qui traînait et examinant l’état général des lieux. Elle passa la tête à l’intérieur de la cabane, s’exclamant des choses qu’Effie ne comprenait pas au fur et à mesure de son exploration. Effie, restée à côté de la barque, se déchaussa et laissa tremper ses pieds dans l’eau, savourant la fraîcheur bienvenue. Un petit crabe vint rapidement l’inspecter avant de s’en désintéresser, bien plus intrigué par les coquillages qui parsemaient le rivage. Une autre idée germa dans l’esprit de la brunette en voyant son amie explorer les lieux avec un tel entrain.
 
- Dis donc, je me disais… Tu penses qu’on pourrait réaménager tout ça ? Ça pourrait être notre repaire à nous, en plus de la boutique… dit-elle suffisamment fort pour se faire entendre. La rouquine émergea de la cabane en entendant sa voix.
 
- Что?
 
- Reconstruire maison. Cabane. Ca-ba-ne, fit-elle en imitant la forme d’un toit avec les mains, puis en faisant comme si elle utilisait un marteau invisible.
 
- Оh, вы хотите перестроить хижину?!
 
Sasha se mit à réexaminer la cabane d’un œil expert.
 
- Hmm… Hmhm. Это можно сделать… Это только дерево и солома. Наиболее трудоемкой частью будет укрепление каркаса и ремонт крыши.
 
Effie ne disait plus rien, impressionnée par la mine sérieuse qu’arborait Sasha, ses lèvres pincées faisant ressortir ses pommettes couvertes de taches de rousseur, ses fins sourcils roux froncés sur ses yeux aussi bleus que le lagon qu’elles venaient d’atteindre en barque. Elle réalisa avec une certaine émotion qu’elle trouvait cette expression tout à fait charmante.
 
- Efi ? dit Sasha, tirée de ses pensées après s’être rendue compte du long silence qui s’était installé.
 
- Je rêve, ou t'as déjà tous les plans dans ta tête ? répondit Effie en regardant Sasha, sidérée.
 
- Я заставлю тебя работать, вот увидишь, conclut la rouquine avec un air malicieux. Oui oui.
Sasha
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Posté le 22/06/2021 à 19:15:17 

Le temps aidait à la guérison.
 
Cela ne faisait pas tout, certes, car bien qu’elle aille un peu mieux chaque jour grâce aux efforts soutenus de ses hôtes, ses souvenirs continuaient de tournoyer sans arrêt dans sa tête, confus et désorientés, perdus entre passé et présent. Les contes et légendes de son propre peuple parlaient de quantités de créatures et d'êtres surnaturels qui évoluaient en marge du monde des Hommes, embarquant parfois certaines âmes infortunées avec eux. Elle avait été baignée depuis sa plus tendre enfance dans cette culture riche d’éléments mystiques. Sa mère lui avait appris à toujours offrir un peu de nourriture au Domovoï. Son père l’avait mise en garde contre les roussalki, qui quittaient leurs palais du fond des lacs pour se répandre dans les bois et les champs après l’hiver.
 
Elle se souvenait maintenant de sa longue errance, brutalement arrachée à son corps après avoir péri dans les flammes d’une mort affreuse. Le temps qui passait, lentement, si lentement… Sans aucun repos, liée pour toujours à ce morceau de pierre offert par son premier amour, dernier vestige de son existence après que sa maison et ses biens eurent été détruits, dispersés, éparpillés. Dina avait refait sa vie, brisée, matée par les ancêtres du village. Elle avait dû se marier… Avoir des enfants. Et elle, Sasha, était devenue un de ces souvenirs chéris auxquels on repense en secret, avec un chagrin toujours aussi vif malgré les années qui passent. Après avoir écouté des histoires de fantômes pendant toute sa jeunesse, Sasha n’aurait jamais imaginé qu’un tel sort lui échoirait… Elle ignorait comment ils s’y étaient pris, mais sans eux, sans les jumeaux, elle serait encore là-bas. Et elle comptait bien mettre à profit cette seconde chance qui lui était donnée.
 
Elle frissonna dans sa couche malgré la chaleur qui durait jusque tard dans la nuit, à peine atténuée par la présence de l’océan tout proche. Elle serra sa fine couverture contre elle, étendue sur le dos dans la petite chambre sous les combles, et tâcha de ne plus penser à rien. Elle voyait le ciel étoilé à travers la petite fenêtre ronde. Il fallait bien qu’elle puisse dormir au Toymaker, alors les jumeaux lui avaient installé un matelas dans la chambre d’Effie qui, elle, se contentait actuellement du vieux hamac suspendu aux poutres de la charpente. Parfois, elle se réveillait sans savoir où elle était et appelait à l’aide, terrorisée par le souvenir vivace des flammes lui léchant les pieds. Effie venait la réconforter lorsque cela arrivait, se glissant à ses côtés pour la calmer et la rassurer en lui murmurant des mots qu’elle ne pouvait comprendre mais qui exprimaient une tendresse sans équivoque.
 
 
***
 
 
Les filles se rendaient au lagon dès que possible, trop heureuses d’y passer ensemble de longues heures coupées du monde. Le travail était rude, mais même Euphemia se prêtait au jeu, consciente de profiter ainsi de moments privilégiés avec Sasha. Par bonheur, la plupart des objets qui auraient été difficilement transportables étaient déjà présents, apportés par Gemini il y a bien longtemps, dont un vieux lit, une table, quelques chaises et tabourets. De même, il y avait suffisamment de caisses et de tonneaux pour stocker du matériel et des vivres pour quelques semaines.
 
Contre toute attente, Simon avait applaudi l’entreprise, y voyant là l’occasion rêvée pour Effie de se confronter un peu plus à la vie d’adulte qui l’attendait au tournant. Elle et Sasha avaient petit à petit ramené ce qu’il manquait, notamment des matériaux de bonne facture achetés au fournisseur habituel du Toymaker et tout un assortiment de vieux outils que Simon avait accepté de leur donner de bon cœur. Un ponton de fortune avait rapidement été construit conformément aux instructions de la rouquine, qui s’avérait faire un redoutable contremaître. Le toit et les murs allaient demander le plus de travail, évidemment, après la charpente que Sasha avait longuement examinée, testée, vérifiée et finalement approuvée après moult pincements de lèvres, en en rajoutant un peu pour impressionner la brunette. Plus tard, les filles se mirent à boucher les trous les plus évidents dans la toiture avec des rouleaux de chaume de palmier séchés, les clouant au fur et à mesure en se relayant. Il faisait une chaleur torride. Sasha lâcha un juron ; c’était son tour depuis près d’une heure, elle fatiguait et elle venait de laisser échapper son dernier clou.
 
- Efi, Передайте мне еще один гвоздь, пожалуйста! appela-t-elle en se passant une main sur le front. Effie était restée en bas en attendant son tour, à l’ombre dans la cabane.
 
La main de la brune apparut, serrant un marteau, suivie de peu par sa tête ; elle avait déjà pris un coup de soleil sur le nez. Elle venait de grimper comme un singe le long du mur peu élevé de la cabane, quelques secondes à peine après qu'on l'eut appelée.
 
- Но нет,... Pas marteau ! Я хочу гвоздь! pesta Sasha en désignant le marteau qu’elle tenait déjà dans la main.
 
- Ah, tu veux des clous ?!
 
- CLOU ! Oui !
 
- Mais non c’est bon, redescends. Je m’en occupe !
 
Effie repoussa gentiment la rouquine pour prendre sa place. Pas de raison que ça traîne, elles avaient quasiment fini ! Allez, qu’on en finisse… Elle sortit un clou d'une de ses poches, le mit en place, visa soigneusement, leva son marteau et frappa un bon coup malgré la sueur qui lui coulait déjà dans les yeux. Et évidemment…
 
- Aaaïe ! MERDE ! cria-t-elle en secouant vigoureusement la main.
 
- Merde, l’imita Sasha, hilare, séduite par la sonorité du mot. Merde, Efi, clou.
 
- C’est malin, espèce d’andouille, grommela Effie en portant son doigt meurtri à sa bouche sans pouvoir s’empêcher de sourire malgré tout. Le sourire à fossettes de Sasha était fichtrement contagieux.
Sasha
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Posté le 23/06/2021 à 17:26:23. Dernière édition le 24/06/2021 à 22:59:40 

- Bien travail, fit Sasha, le pouce levé.
 
- Beau travail, corrigea Effie avec un sourire en coin.
 
- Черт ! Beau travail.
 
Elles avaient passé la matinée à travailler, terminant de réparer le toit et les murs vers midi, juste à temps pour profiter d’un repos bien mérité alors que le soleil était à son zénith. Chacune avait besoin de s’occuper l’esprit après le fiasco de la veille, lors de la première véritable sortie de Sasha là où traînaient les autres aventuriers, olibrius et hurluberlus hollandais, sous l'œil attentif de la jeune lieutenante. Ils avaient tous été adorables ou presque, des gens comme Nokomis et Bougnette en tête, là n’était pas la question. Non, le souci était que la compréhension continuait d’être un affreux problème, et la barrière de la langue n’avait jamais mieux porté son nom. Sasha désirait plus que tout fréquenter ces gens, lier des amitiés et discuter avec eux, mais chacune de ses tentatives ou presque s’était soldée par le regard désolé de celui ou celle qui fait de son mieux mais ne comprend pas ce qu’on attend de lui. Sa frustration grandissait, de même que celle d’Effie qui n’arrivait pas à introduire correctement son amie auprès des autres. Et comment leur expliquer tout ce foutoir fantomatique, de toute façon ?!
 
Sasha s'était révélée être une pêcheuse correcte, et elle avait réussi à attraper deux petites dorades avec une canne à pêche de fortune. Les poissons étaient en train de griller, plantés sur des broches pour le déjeuner, et les filles les surveillaient, assises dans le sable autour d’un petit feu de camp promptement allumé. Elles discutaient comme elles le pouvaient, moitié par gestes et moitié par mots simples. Petit à petit, Sasha apprenait malgré tout à s’exprimer.
 
- Часто ли вы ссоритесь? Efi… ? demanda-t-elle en mimant des coups de poing.
 
Effie avait remonté les manches de sa chemise pour s’occuper des poissons, dévoilant ses bras à la peau parsemée de cicatrices diverses. Sasha en montrait une du doigt, une vieille coupure depuis longtemps refermée sur l’avant-bras droit de la brune.
 
- Oh, ça c’est une chute ! Je suis tombée à travers le plancher quand j’étais petite, au Manoir… Tomber. BOUM ! dit-elle en abattant brusquement la main.
 
- Ты упал, не так ли? Manoir ?
 
- Grande maison, expliqua Effie en écartant largement les bras. Graaaaaaande maison.
 
- Oh, grande maison. Крепость. Bim, badaboum !
 
- Voilà.
 
- А этот? Ça ? dit-elle en saisissant délicatement le bras d’Effie, le tournant pour exposer une légère brûlure sur l’intérieur, près du coude. Elle s’était légèrement rapprochée.
 
- La première fois que j’ai fait du feu ! Du feu, comme ça là. Feu. Mais toi aussi, t’en as des cicatrices ! dit Effie en posant le doigt sur une belle trace de crocs sur le mollet de la rousse.
 
- Это была собака, которая меня укусила. Ouaf, ouaf ! répondit-elle en mimant une mâchoire qui se referme.
 
Le manège dura ainsi quelque temps, Effie et Sasha se montrant l’une l’autre leurs cicatrices, la première en possédant bien plus que la seconde, qui écoutait chaque explication avec solennité.
 
- Attends, tu vas voir, dit Effie au bout d’un moment. Le clou du spectacle !
 
Elle déboutonna les derniers boutons de sa chemise pour exposer son ventre, où se trouvait sa plus belle cicatrice. Ses muscles abdominaux étaient barrés d’un trait pâle en diagonale juste en-dessous du nombril, trace laissée par la lance d’un guerrier indigène lors de l’expédition au temple.
 
- Ça m’a fait super mal, mais Sibylle m’a soignée.
 
- Sibylle ? souleva la rouquine, laissant brièvement de côté son inspection.
 
- Oui, Sibylle. Cheveux blonds… Tu vois ? Non, tu vois pas… Zut, dit-elle, après avoir cherché en vain la meilleure manière de décrire la femme aux longs cheveux dorés.
 
Elle s’enferma dans le silence, songeuse ; les choses allaient mieux, certes, mais il lui était toujours douloureux de songer à elle. Plus encore lorsqu’elle se sentait mise à l’écart, et trop bête pour comprendre ces savantes affaires de sortilèges dont l'Italienne parlait parfois. Le léger contact des doigts de Sasha sur sa peau la fit revenir à la réalité.
 
- Ты настоящий воин… dit la rousse dans un souffle, impressionnée.
 
Même refermés depuis longtemps, les bords de la plaie avaient encore l’air déchiquetés. L’arme qui avait fait cette blessure n’était pas passée loin d’infliger un coup autrement plus sérieux, voire mortel. Elle se demanda si Effie en avait conscience. Cette dernière eut la chair de poule alors que Sasha suivait le mince bourrelet de chair du doigt, fascinée. Elle était penchée sur elle et elle était très, très près. Tellement près que Sasha, obéissant à son instinct, finit par poser doucement ses lèvres sur les siennes. Il y eut un instant de flottement, un battement de cœur qui s'éternisa, une inspiration prise et jamais rendue lors de laquelle Effie ne put s'empêcher de se demander si elles n'étaient pas en train de faire une bêtise. Elle avait le cœur qui battait la chamade. Elle décida d’envoyer tout bouler, et tant pis pour le reste. Elle se leva gauchement, en étant en même temps étrangement stoïque. Sasha prit peur et commença à marmonner des excuses, mortifiée, persuadée qu’elle avait vexé son amie, qui allait partir et même l’abandonner ici. Mais la brune lui tendit la main, l’aida à se relever, puis elle la tira à sa suite vers la cabane sans rien dire de plus.
 
 
***
 
 
Les rayons du soleil perçant à travers les fenêtres de la cabane réveillèrent Euphemia. L’après-midi était déjà bien avancé, et il allait bientôt être temps de rentrer. Sasha somnolait toujours, un bras d’Effie autour de la taille, couchées face à face dans le lit de la cabane. Leurs vêtements étaient en tas au pied du lit. Effie la regarda dormir, sans un bruit, et lorsqu’elle remua, se retournant un peu plus sur le dos, elle vint embrasser les taches de rousseur qu'elle voyait sur ses clavicules et à la naissance de ses seins. Ses cheveux balayèrent et chatouillèrent la peau de la rousse, qui finit par émerger en se tortillant ; elle ouvrit à moitié les yeux.
 
- Это очень хороший сон… murmura-t-elle, puis elle passa ses bras autour du cou d'Effie et l'attira contre elle pour une nouvelle étreinte. Il n'existait plus rien qu’elles, et le bruit des vagues et des mouettes dehors.
 
 
***
 
 
Sasha franchit le seuil de la boutique d'un pas léger, les joues rouges et le teint frais. Le soir tombait sur Ulüngen.
 
- Bon-soir ! clama-t-elle en voyant Simon, déjà installé derrière le comptoir et qui savourait une collation.
 
Quelques instants plus tard, Effie entra à son tour, de fort bonne humeur elle aussi.
 
- Hmmm, ça sent bon ! J'ai une de ces faims…!
 
- Manger, approuva la rouquine en se passant la main sur le ventre. Я умираю с голоду!
 
- Bonsoir, mesdemoiselles. Ça avance bien, la cabane ?
 
- Oui, on a bien bossé. On a quasiment fini même, tout est en place ou presque ! répondit la brune en balançant ses bottes dans l'entrée.
 
- D'accord. Vous êtes bien en forme après une journée de boulot, dites donc ! fit-il remarquer, et Sasha agita la main à son intention avec le plus grand sourire qu'il lui ait jamais vu.
 
Simon les observa l'une et l'autre en sirotant sa traditionnelle tasse de thé de 17 heures, parfaitement impassible mais de moins en moins dupe. Il avait décidé d’épargner à sa sœur la révélation, fort désagréable, de l’identité de Pierre. Que Sasha occupe ses moindres pensées du moment ne pourrait que l’aider, lui, à garder le secret.
 
- Quoi ? lui demanda sa sœur, l’affrontant de ses yeux verts.
 
- Rien du tout. Il y a de quoi dîner, là-bas. Je termine ce que je fais et je suis à vous.
Euphemia de Windt
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Posté le 25/06/2021 à 10:43:21. Dernière édition le 25/06/2021 à 13:36:10 

Elle s'était réveillée dans la garnison la boule au ventre. La veille, elle avait fait ses adieux à son frère et à Sasha avant de partir pour l'expédition organisée par l'armée hollandaise, au Temple. Elle avait accepté d'en être sans hésiter, mais ce départ-ci avait décidément une toute autre saveur que la dernière fois. Son frère l'avait serrée dans ses bras, soucieux sans trop oser le montrer comme à son habitude. Il n'avait manifesté aucune surprise lorsque Sasha l'avait longuement étreinte à son tour puis embrassée, la gratifiant d'un véritable baiser d'au revoir comme on en voit dans les beaux contes lorsqu'elle avait compris que quelque chose de sérieux se tramait, sans savoir quoi exactement.

Ils l'avaient tous deux regardée partir. Les voir ainsi rapprochés l'un de l'autre pour se rassurer, Simon s'efforçant de garder contenance, résigné, et Sasha ouvertement troublée et inquiète lui avait mis un coup au cœur. Allongée sur l'une des couches de la garnison, les mains croisées sur son ventre noué, elle aurait juré que sa cicatrice, sous le nombril, était plus sensible que d'habitude. Elle aiguisa son canif, banda ses mains et ses avant-bras et vérifia que le cuir de sa fronde était toujours bien souple et sans fissures. Pas de bêtises cette fois-ci, il fallait absolument qu'elle revienne en un seul morceau. 
Simon
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Posté le 27/06/2021 à 11:23:59. Dernière édition le 27/06/2021 à 12:18:21 

Euphemia était revenue à la maison, éreintée mais heureuse, accompagnée d'un énorme sac d'or, sa part du butin ramené du fin fond du Temple mystérieux.
 
- Et j'ai pas ramené de caillasse que je connaissais pas, cette fois, avait-elle plaisanté avec un clin d’œil.
 
Leur propre joie de la voir revenir saine et sauve n'avait d'égale que sa joie à elle, surtout lorsque Sasha l'avait saluée de manière fort correcte. En vérité, Simon avait profité de l’absence de sa sœur pour se consacrer exclusivement à l’éducation de la rouquine avec des résultats spectaculaires, passant de longues heures à lui enseigner de quoi s’exprimer de la manière la plus simple et basique possible, juste assez pour ne plus être démunie si d’aventure elle se retrouvait seule en ville. Sasha se débrouillait décidément très bien, sans nul doute excellemment motivée par son propre isolement et son désir grandissant de communiquer avec autrui.
 
- Efi, bonsoir ! Я учу твой язык, дорогая. Je apprendre et parler mieux aujourd’hui, regarde, avait-elle dit pour la plus grande joie de son amie.
 
L’on avait soigneusement compté et rangé le butin, accompagnant l’affaire d’un nombre non négligeable d’exclamations émerveillées, la majeure partie venant de Sasha qui n’en revenait toujours pas de voir assez d’or circuler entre ses mains pour racheter tout son ancien village, bétail et terres environnantes compris. Le trio s’était ensuite retrouvé autour d’un bon repas préparé à six mains, constitué d’un délicieux rôti piqué à l’ail (la recette avait été dûment notée après que Sibylle en eut préparé un qui avait obtenu un franc succès il y avait plusieurs semaines) accompagné d’une ribambelle de carottes et de patates sautées. Sasha s’était démenée, prenant d’office la direction de la cuisine, impressionnant les jumeaux qui se défendaient pourtant très bien en élaborant un gâteau onctueux en guise de dessert. La soirée avait fini sous les combles dans l’antre d’Effie à la lueur de quelques lampes. Simon avait lu le recueil de contes préféré d’Euphemia, rituel trop longtemps délaissé ces derniers temps. Sasha s’était assise parmi les coussins et Effie s’était allongée à même le sol ou presque, la tête sur les genoux de sa compagne qui lui avait tendrement caressé les cheveux, heureuse de profiter de sa simple présence. Simon avait mis à profit tous ses talents de conteur, changeant de voix pour chacun des personnages de l’histoire qu’il lisait, associant moult gestes à la parole. Ainsi, même la rouquine avait pu profiter du spectacle à défaut de tout comprendre, et bientôt c’était surtout pour elle qu’il avait continué son manège tandis que sa sœur s’était mise à somnoler, bercée par les mains douces de Sasha. La soirée s’était arrêtée pour de bon lorsque la brune avait laissé échapper un ronflement sonore avant de se redresser brusquement en grognant, secouant la tête pour chasser en vain le sommeil qui la gagnait. Le jeune homme s’était prestement esquivé sur la pointe des pieds, désireux de laisser les deux jeunes femmes à leurs retrouvailles. Sasha l’avait remercié en articulant silencieusement un « bon nuit » assorti d’un léger sourire empreint de sympathie. La dernière image qu’il avait vue au moment de refermer la trappe menant à l’étage du dessous était celle de Sasha chuchotant des choses tout bas, penchée sur Effie. Il était sincèrement heureux de les voir se rebâtir ainsi ensemble ; il tenait énormément à l’attachante rescapée, et pour lui elle faisait déjà partie de la famille. Tout était parfait, avait-il pensé. Enfin, ça le serait s’il n’y avait pas cette histoire de mise sous tutelle d’Euphemia décrétée par le juge Egbert suite à l’enquête sur l’incident du Thor… Il n’avait pas le moindre doute quant à sa capacité à devenir le tuteur de sa sœur, c’était même un rôle qu’il assumait déjà par défaut depuis qu’elle vivait chez lui -et d’ailleurs, il était persuadé qu’elle n’avait déjà plus besoin d’un chaperon. Aucune raison que le juge refuse d’officialiser son rôle, n’est-ce pas… ?
 
Il avait ruminé ses pensées jusque tard dans la nuit, tâchant de les noyer en commençant un étonnant roman que son libraire lui avait chaudement conseillé, mettant en avant le grand succès dont il jouissait dans tous les pays civilisés depuis près de deux ans déjà. L’histoire, écrite par un certain Defoe, racontait la vie d’un infortuné naufragé sur une île de l’Orénoque, qui déployait des trésors d’ingéniosité pour survivre à des milliers de kilomètres de toute civilisation digne de ce nom. C'était proprement captivant. Pour un peu, Simon l’aurait dévoré d’une traite au cours de la nuit. Il s’était finalement endormi sur l’ultime pensée que sa sœur aurait été fort capable d’en remontrer à ce malheureux Robinson.
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Posté le 29/06/2021 à 14:14:51. Dernière édition le 29/06/2021 à 15:30:07 

Il était question d’une sombre affaire de pirates en ville, de tensions aux frontières, on parlait aussi d’un enlèvement et, bien sûr, de la mise sous tutelle d’Euphemia décidée par le juge Egbert. Enfin, c’est du moins ce dont parlaient les jumeaux De Windt, plongés depuis ce matin dans une grande discussion animée autour des papiers officiels que Simon devait remplir pour officialiser la chose. Sasha, elle, captait un mot sur deux. Ou plutôt trois.
 
À la réflexion, arrondissons même à quatre.
 
Elle finit par prendre une grande inspiration, se levant soudain de la banquette où elle s’ennuyait, interrompant les jumeaux.
 
- Je marcher, déclara-t-elle d’un ton décidé.
 
Le frère et la sœur se regardèrent et échangèrent à voix basse.
 
- Elle saura se débrouiller, tu crois…?
 
- Je pense. Elle a beaucoup appris ces derniers jours… Et puis, on ne pourra pas l’accompagner éternellement.
 
- J’ai bien envie de venir avec elle quand même…
 
- Moi aussi. Mais peut-être a-t-elle besoin de faire des choses par elle-même, tu ne crois pas ?
 
- Hmm…
 
- Pas plus loin que le marché, hein ? dit Simon, plus fort, à l’intéressée.
 
- Et on rentre avant la nuit, ajouta Effie, un doigt en l'air. Elle avait elle-même découché la veille.
 
- Pas loin. Рассчитывайте на это, répondit la rouquine avec un grand sourire candide. Aller bien.
 
Il lui était grand temps de se prendre en main et de se lancer dans le grand bain. Elle enfila une robe légère, gentiment offerte par Effie quelques jours plus tôt. La brune lui avait fait la surprise lors d’une balade au marché, s’éclipsant le temps de récupérer un petit paquet chez le tailleur qu’elle avait ensuite bien mal caché dans son dos pour le ramener à la maison, où elle lui avait enfin donné en rougissant jusqu'aux oreilles. Elle avait été promptement remerciée d'un tendre baiser par la rouquine, touchée et ravie par le cadeau. La robe, qui n’aurait pourtant attiré aucune attention particulière en ville, était de plus belle facture que ce qu’elle avait jamais possédé. Elle s’empara d’une pomme et d’une gourde d’eau, puis emprunta un peu de monnaie et mit le tout soigneusement à l’abri dans un petit sac qu’elle portait en bandoulière. Il ne manquait que la touche finale : elle se saisit d’un solide bâton de marche en bois flotté, ramassé sur la plage du lagon qu’elle et Effie aménageaient. Elle salua tendrement les jumeaux, gratifiant Effie d’une étreinte assortie d’un léger baiser histoire de la rassurer, puis elle s’aventura dehors sous le soleil d’Ulüngen.
 
Ce que les jumeaux ignoraient, c'est qu'elle avait déjà repoussé des loups, des ours et des chiens sauvages dans son Oural natal, pour protéger les précieux troupeaux des paysans du village. À côté de cela, s’il fallait fracasser le nez d'un malotru d'un bon coup de gourdin, elle ne s’en priverait certainement pas.
Simon
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Posté le 01/07/2021 à 18:10:50. Dernière édition le 02/07/2021 à 00:05:02 

Effie se sentait idiote.
 
Il avait d’abord pensé qu’il serait facile de la rassurer, de lui expliquer que sa mise sous tutelle ne changerait pas grand-chose comparé à sa vie actuelle. Que non, elle n'était pas trop bête pour s'occuper d'elle-même, quoi qu'en dise le juge. Mais toutes les cajoleries de Sasha et les mots gentils de son frère n'y pouvaient rien : elle se sentait idiote, et cela peinait immensément Simon qui désespérait de réussir à extirper cette idée de son crâne.
 
Cet épisode dépressif soudain eut pour conséquence imprévue qu'elle s'abandonna dans son travail, mettant les bouchées doubles pour finir d’aménager la cabane du lagon. Elle passa aussi de longues heures enfermée dans la boutique à enseigner la langue à Sasha en compagnie de son frère, qui finit carrément par leur faire office de professeur à toutes les deux. Ce dernier était heureusement patient, car Effie était elle un cancre de la pire espèce dès lors qu'elle devait passer plus de quelques minutes assise à étudier. Simon soupirait souvent en ces moments-là, se demandant comment l’homme qui avait recueilli sa sœur avait réussi à la faire se tenir suffisamment tranquille pour lui apprendre ses lettres. La présence de Sasha, élève modèle et avide de connaissances, poussa heureusement Effie à adopter un comportement plus sérieux ; ainsi, elle profita elle aussi grandement de ces leçons. Son écriture gagna en précision, les fautes s’y raréfiant petit à petit malgré qu’elle reste malhabile, évoquant quoi qu’il arrive un peloton de lettres lancées dans une course folle en travers de la page. Lorsque les leçons concernaient la lecture et l'écriture, Sasha, qui n’avait jamais appris à lire ou à écrire dans sa propre langue, devait se contenter de les regarder travailler avec ce respect quasi-superstitieux qu’on associait volontiers aux ignorants faisant face à un érudit.
 
Simon sourit. Avoir pensé à Sasha lui avait remis en tête le spectacle de la veille. Illettrée ou non, on pouvait compter sur la rouquine. En effet, un homme était entré au Toymaker, très clairement attaqué par l’alcool. Simon lui avait d’abord demandé poliment de partir, sans succès. Son argent n'était-il pas aussi bon que celui d'un autre ? avait-il protesté, se faisant menaçant. Effie était à l’étage, occupée à faire sa toilette, et seuls Simon et Sasha se trouvaient à proximité, lui derrière son comptoir et Sasha inspectant les vivres dans la réserve. Simon avait gardé le douteux visiteur à l’œil, s’attendant à un coup fourré qui n’avait pas tardé : l’homme avait tenté de s’emparer d’une brassée de jouets saisis au hasard avant de prendre la fuite. Il avait à peine ouvert la bouche pour lui hurler de s’arrêter, s’efforçant de sauter par-dessus le comptoir, que Sasha était sur le voleur. Il eut droit à une série de solides coups de bâton assortis d’injures terrifiantes. L’homme était ensuite resté à terre, une belle bosse se formant déjà sur son crâne. Simon n’avait plus eu qu’à appeler la garde, qui l’avait ramassé et emporté direction la prison, non sans féliciter les jeunes gens pour leur bravoure. Sasha, elle, avait fusillé du regard le type dans les vapes, prête à lui asséner quelques autres coups de bâton au passage pour faire bonne mesure.
Sasha
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Posté le 02/07/2021 à 18:39:34. Dernière édition le 02/07/2021 à 21:57:29 

Elle frappa à la porte de la chambre. Effie était là-haut depuis ce qui paraissait une éternité. En bas, Simon travaillait. La boutique n’allait pas tourner toute seule, même si Sasha s’était vite rendue indispensable pour soulager Simon de certaines tâches quotidiennes. Sa vie ici lui paraissait bien simple, comparée au dur travail des champs dont elle avait l'habitude.
 
- C'est Sasha ! Je entre ? appela-t-elle d’une voix claire.
 
On marmonna une réponse inintelligible, un vague "oui" ressemblant à un borborygme. La rouquine poussa la porte et entra dans la chambre du premier, la seule qui possédât un véritable coin dédiée à la toilette. Euphemia était dans son bain, assise dans le grand baquet de bois situé dans l’un des coins de la pièce, ses genoux remontés contre la poitrine et ses vêtements sales en tas par terre. On avait l’impression qu’elle était restée là, immobile pendant des heures. Sasha s’approcha, inquiète, et plongea les doigts dans l’eau du bain, les ressortant avec un cri de surprise. Il se faisait déjà tard, l’eau était froide et Effie paraissait à deux doigts de grelotter. Le bout de ses doigts était fripé comme la chair d’une vieille pomme. Elle n’était même pas bien lavée, avec de la crasse encore visible sur les bras et les épaules, et elle n’osait pas regarder son amie en face. La rouquine se mit à la gronder à mi-voix, l’agacement la faisant spontanément parler dans sa langue natale. Sa colère était en grande partie motivée par l’inquiétude, et son cœur était douloureux de voir Effie ainsi, triste et vulnérable dans sa nudité.
 
Elle prit les choses en main. Deux seaux d'eau furent promptement remplis et, le temps qu’ils se réchauffent près du poêle dans lequel elle avait remis une bûche, elle rassembla savon, peigne et gant de toilette et mit à tremper les vêtements qui traînaient. Ensuite, Sasha versa l’eau chaude dans le baquet, presque directement sur la brune qui s’anima enfin pour se plaindre, bougonnant des mots qui moururent sur ses lèvres lorsqu’elle vit le regard que lui lança Sasha. Cette dernière s’agenouilla à côté d’elle et se mit à lui frictionner vigoureusement le dos et les membres pour la débarrasser des saletés, insistant derrière les oreilles, chantonnant une comptine de son pays comme si elle s’occupait d’un enfant récalcitrant. A vrai dire, elle avait régulièrement dû s’occuper des petits des autres familles du village quand elle était plus jeune, comme le faisaient les enfants aînés dans les communautés rurales lorsque les adultes étaient absents.
 
Très vite, Effie se détendit et se mit même à rire, éclaboussant gentiment la rouquine qui lui rendit la pareille sans s’arrêter de la laver. Avec une telle quantité de savon, la surface de l’eau fut bientôt recouverte d’une belle couche de mousse, et les deux filles s’amusèrent à se fabriquer barbes, moustaches et coiffures improbables qui achevèrent de dérider Euphemia. Pour finir, Sasha peigna doucement les boucles brunes qui cascadaient sur les épaules de son amie qui se laissa faire, le dos appuyé contre la paroi du bac. Effie vint lui attraper une main pour la serrer avec gratitude, et laissa ensuite leurs mains aux doigts emmêlés reposer sur son épaule, son pouce caressant la peau constellée de taches de rousseur de la rouquine. Sasha finit par l’enlacer par-derrière en passant ses bras fatigués autour de son cou, dans le creux duquel elle vint poser son menton. Elles restèrent ainsi plusieurs minutes.
 
- Sasha ? finit par dire Effie, les yeux clos.
 
- Oui, моя дорогая… ?
 
- Je veux bien sortir, maintenant, dit-elle, et elle se dégagea doucement pour quitter le bain. Sasha l’entoura d’une serviette propre pour la sécher, et s’assit avec elle à côté du poêle chaud pour profiter encore un peu de cet instant de complicité.
 
- Dis… Qu’est-ce que ça veut dire, д… дор… daragaïa ?
 
- Trésor, répondit la rouquine après avoir choisi l'un des mots qu'elle connaissait et qui semblait le mieux correspondre.
Simon de Windt
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Posté le 04/07/2021 à 22:40:47. Dernière édition le 05/07/2021 à 17:19:54 

- Vous dites que la place est vacante ? demanda Simon, songeur, au notaire qui inscrivait une quantité effarante de choses dans son petit carnet.

Ils se trouvaient devant une minuscule bicoque branlante, directement située derrière chez lui et coincée entre les bâtiments voisins comme l'était son Toymaker adoré. L'occupante des lieux, une vieille veuve de militaire complètement sourde qui vivait de la pension versée à feu son mari pour faits d'armes au service de la couronne, venait à son tour de mourir. Personne ou presque dans les environs ne la connaissait bien, et surtout, personne ne savait ce qu'il allait advenir de la petite maison de guingois.

- Assurément. Non seulement elle était seule au monde depuis la mort de son mari, mais la pauvre femme est aussi morte sans descendance. Pas de descendance, pas d'héritiers. Ce bout de terrain va redevenir la propriété du gouvernement, et ce qu'il y a dessus avec, marmonna l'homme en parcourant ses papiers. Il avait le crâne dégarni, était sec comme une trique et avait le nez chaussé de petites lunettes. S'il avait jamais existé une caricature parfaite de notaire, celui-là ferait un sérieux candidat au poste.

- Excusez-moi, mais… La maison semble à deux doigts de s'effondrer.

- C'est le cas.

- La ville va-t-elle la faire réparer ?


- Certainement pas. Nous perdrions autant d'argent que nous n'en gagnerions en la revendant ensuite. Il est tout aussi probable que nous la détruisions, mais même ainsi nous perdrions du temps et de l'argent.

- Il est probable que personne n'en veuille, alors. Elle ne coûtera donc pas grand-chose, n'est-ce pas ?

Le notaire lui coula un regard en coin.

- Êtes-vous en train d'essayer de me dire que vous la voulez ?

- Oui.

- Et vous n'allez accepter de payer qu'une bouchée de pain parce que j'ai eu la maladresse de me confier à vous, c'est cela ?

- Tout à fait.

L'homme soupira en faisant une drôle de grimace, amusé malgré tout par la situation.

- Allons ! Débarrassez-moi de cette ruine et il se pourrait même que je vous en remercie, jeune homme. Discutons affaires
Sasha
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27/08/2020
Posté le 06/07/2021 à 21:37:03. Dernière édition le 06/07/2021 à 21:43:00 

Les deux filles entrèrent dans la boutique, fatiguées mais heureuses de leurs péripéties en ville. Elles avaient passé l'après-midi à acheter du matériel puis à inspecter minutieusement la maison derrière le Toymaker, depuis peu propriété des jumeaux De Windt. Leur verdict était sans appel : l'endroit serait parfait. Elles pouvaient déjà y voir les tables et les chaises, l'estrade et les meubles, les banderoles et les bancs… Elles en avaient discuté sur le bref chemin du retour, se forçant à ne pas être trop démonstratives dans leur affection, n'osant se tenir la main que sur les derniers mètres avant la porte d'entrée.

Effie, qui était entrée la première, s'arrêta net ; Sasha manqua lui rentrer dedans, et un rire mourut dans sa gorge. Devant eux se trouvaient Jax, Bougnette, Paulus et Simon, plongés dans une grande discussion au beau milieu du rez-de-chaussée. Elles eurent un instant d'hésitation, palpable. Sasha eut peur. D'un instant à l'autre, Effie allait sûrement lâcher sa main… Il n'était pas question qu'on les voie ainsi ensemble. Elles avaient beau ne pas en faire tout un secret, elles restaient tout de même discrètes quant à leur relation. Par sûreté. Oog s'était amusée et attendrie de les voir ensemble. Simon considérait déjà la rousse comme sa propre sœur. Mais qu'en diraient ces gens-là ? Allaient-elles être punies ? À regret, Sasha commença à desserrer les doigts autour de ceux de sa bien-aimée, les yeux fuyants.
 
Une fraction de seconde plus tard, Effie raffermit sa prise autour de la main de la rouquine et fixa franchement le trio de clients. Sasha en eut le cœur qui s'emballa comme des chevaux au galop.
Euphemia de Windt
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Posté le 09/07/2021 à 22:32:50. Dernière édition le 10/07/2021 à 18:27:46 

Les deux amantes étaient étendues sur la couche d'Effie, sous les combles, baignées par la lueur blafarde de la lune qui entrait par la petite fenêtre ronde. Leur étreinte avait été brève mais tendre. Elles s'étaient couchées éreintées après une autre journée de travail passée à démolir, réparer, aménager, fabriquer ou encore ranger tout un tas de choses.

Effie caressa machinalement l'abondante chevelure rousse qui lui cascadait dessus, n'arrivant pas à trouver le sommeil tandis qu'elle servait d'oreiller à Sasha qui, elle, dormait comme une souche, la tête appuyée sur sa poitrine et une jambe étendue en travers de son corps. Elle réveilla la rouquine sans le vouloir, et s'excusa dans un souffle quand Sasha remua mollement. Leurs regards se croisèrent et elles eurent un bref sourire l'une pour l'autre, tout juste visible dans la clarté lunaire.

Leur amour était profond et sincère, mais elles ne pouvaient empêcher une certaine mélancolie de les hanter. L'exacte même pensée traversa l'esprit des deux jeunes femmes au même moment.

« Je t'aime, mais… Tu n'es pas elle. »
Euphemia de Windt
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Posté le 11/07/2021 à 22:56:00. Dernière édition le 11/07/2021 à 23:38:51 

Elle les avait évités, ne les saluant même pas, redoutant de se trouver trop près de l’inquiétant Maximilien. Elle avait filé droit vers le jardin et s’y était assise sur l’une des chaises autour de la petite table. Elle y prenait l’air depuis, des gravats et de la poussière encore plein les cheveux après les travaux d’aménagement du Toymaker. Elle regardait tout autour d’elle d’un air circonspect, comme si elle redécouvrait les éléments qui constituaient ce coin de verdure, et s'efforçait en même temps de faire le point, de faire tout ce qu’elle pouvait pour réfléchir aux changements qui étaient intervenus dans sa vie récemment, à ce qui n’allait pas, et pourquoi. Elle doutait.
 
Ce matin, elle s'était levée plusieurs heures après la douce Sasha, qui l’avait gentiment taquinée avec la complicité de Simon. Effie s’était pliée au jeu de bonne grâce, envoyant un faux coup de poing dans la première épaule qui se présentait après avoir râlé tant et plus. Ce n’est qu’après, lorsqu’ils s’étaient retrouvés quelques instants seuls avec son frère, qu’elle avait pu laisser un peu tomber le masque. Elle lui avait réclamé un câlin, comme ça, sans prévenir, qu’il lui avait accordé avec plaisir.
 
- Dis, frangin… Comment on fait, quand on aime deux personnes à la fois ? lui avait-elle demandé dans un murmure.
 
Il n’avait pas su quoi lui répondre.
 
Ces derniers temps, Euphemia s’absorbait dans son travail et dans sa relation avec Sasha. Elle se montrait enjouée, joyeuse et bosseuse -ce dernier point la changeant grandement. Elle était tendre et attentionnée envers sa compagne, mais la moindre pause la voyait devenir d’humeur sombre et maussade, particulièrement lorsqu’elle se retrouvait seule, ce qui n’arrivait heureusement pas souvent. Elle délaissait et se sentait délaissée par ceux avec qui elle avait pourtant vécu tant d'aventures, n'osant les contacter tout en attendant avidement des nouvelles.
 
Bref, son humeur oscillait dangereusement.
 
Elle était dévorée par l’envie d’aller lui parler, de retrouver sa complicité, d’être le centre de son attention, de partager avec elle ses jours et ses nuits, tout en se détestant profondément pour ce que cela signifierait pour elle et Sasha. Était-elle en train d'utiliser la rouquine ? L’aimait-elle vraiment, ou n’était-ce qu’une tentative précipitée pour oublier l’autre ? Mince, elle ne lui avait même pas montré sa véritable apparence... Comment faire, maintenant ? Comment pouvait-on réagir quand on apprenait qu'on avait couché avec un monstre ? Elle ne pouvait se confier à son frère, qui s’était tant attaché à la rouquine qu’il la traitait comme une deuxième sœur. En ces moments-là, le souvenir de son père adoptif revenait en force, bien qu’elle ait plutôt bien réussi à l’écarter de son esprit jusque là. Avec Gemini, tout était plus simple…
Sasha
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Posté le 13/07/2021 à 22:42:42. Dernière édition le 13/07/2021 à 23:04:27 

VLAM !
 
La porte de la trappe menant à l’antre d’Effie s’était ouverte sans un bruit pour laisser passer quelqu'un. Elle était en revanche retombée à grand fracas, faisant sursauter la brune occupée à se morfondre, affalée parmi les coussins et les couvertures qui constituaient son « nid ». Son livre de contes était ouvert à la même page depuis une heure. Sasha se tenait debout à l'entrée de la pièce, campée les poings sur les hanches, mal éclairée par la vieille lampe à la lueur de laquelle Effie tâchait de lire. Elle pointa un doigt impérieux sur sa compagne alarmée, ses yeux bleus lançant des éclairs.
 
- Heu, oui ? se risqua à demander la brune lorsque le silence devint inconfortable.
 
- Effie grogne, tonna la rouquine. Grogne, grogne. Tête de cochon. Я устал от этого. Я заставлю тебя снова улыбаться!
 
Lentement, Sasha défit les boutons qui fermaient ses vêtements et dégagea ses bras hors de ses manches. Vlouff ! fit sa robe en tombant sur ses chevilles. Dessous, elle était nue comme un ver.
 
- Mais… Hé mais, tu… Non mais hé !
 
Sasha prit son élan et sauta sur la couche avec fureur. Euphemia, rouge comme une pivoine, écarta les bras juste à temps pour la réceptionner, envoyant valser son bouquin par la même occasion. Elle eut la vision fugitive de courbes généreuses, de taches de rousseur et d’un triangle roux avant que sa vision ne soit totalement envahie par le corps de la rousse qui s’abattait sur elle.


***

- WOoOoUHOUUU !!
 
Simon, occupé dans la réserve aux murs épais du rez-de-chaussée, leva la tête, interloqué par ce cri aux sonorités étranges en provenance d’on ne sait où. Il attendit quelques secondes, puis il haussa les épaules et revint à ses boîtes de thé dont il passait en revue le contenu et les étiquettes.
Sasha
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27/08/2020
Posté le 14/07/2021 à 17:35:35. Dernière édition le 14/07/2021 à 22:14:46 

Simon était en visite, laissant les filles seules à la boutique pour la journée.
 
C’est que Odette avait enfin accouché d’un beau bébé, un petit garçon robuste et en bonne santé -et aussi bien braillard. Pieter était aux anges, et exhibait fièrement son fils à la moindre occasion. Tout le voisinage ou presque était passé voir l’enfant pour lui offrir des cadeaux et féliciter ses parents.
 
Simon avait débarqué en portant un grand paquet entouré de papier coloré que le couple s’était empressé de déchirer pour découvrir un magnifique berceau, sculpté et peint de la main même du fabricant de jouets. On s’était extasié devant le bel objet, qui aurait été autrement bien hors de portée du budget du jeune couple, et qui avait vite remplacé le vieux berceau abîmé dont on se contentait jusqu’à présent. Simon avait été remercié d’un gros baiser sur la joue par la gentille Odette et d’une larmichette de gratitude qui s'était échappée, versée par le grand et solide commis ému et fatigué par son travail et ses nuits subitement écourtées.
 
 
***
 
 
Effie étendit ses jambes avec satisfaction, étirant ses reins encore endoloris après l’assaut de la veille ; elle fit craquer jusqu'à ses orteils. Sasha resserra sa prise, se plaquant contre son dos comme pour la retenir auprès d’elle. Là tout de suite, ça n'allait pas si mal.
 
En y réfléchissant un peu, ça allait même très bien.

Euphemia de Windt
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Posté le 16/07/2021 à 22:18:22 

« Et pour toi… Sasha t'aime, dis-lui la vérité. Si elle devait l'apprendre autrement… »
 
Effie ressassait les mots de sa tante. Tante Anna avait laissé sa phrase en suspens, mais Euphemia avait très bien compris : pas besoin d’être une lumière pour savoir que plus elle attendrait pour se dévoiler à sa compagne, et pire ce serait au moment de lui révéler la supercherie. Elle n'arrivait plus à penser qu'à ça en préparant son sac. Plus loin, Sasha discutait avec Simon, déjà prête à partir, toute joyeuse à l'idée de passer l'après-midi dans leur repaire du lagon. Elle croisa le regard de son jumeau, qui hocha imperceptiblement la tête à son intention. Il était du même avis que sa tante, mais jamais il ne se serait permis de révéler la vérité à Sasha à la place de sa sœur.
 
 
***
 
 
- Je vois pas comment te l’expliquer facilement, ma belle, dit Effie.
 
Elles étaient assises sur la plage du petit lagon, face à face. C'était à l'endroit même où Sasha l'avait embrassée pour la première fois, et ce simple souvenir associé à la présence agréablement proche de sa compagne lui hérissait tous les poils du corps. La rouquine l'écoutait poliment, un peu rêveuse en regardant les vagues aller et venir sur le sable, pour l’instant encore loin d’imaginer ce dont on souhaitait lui parler. Effie se rendit compte à cet instant qu’elle avait bien mal choisi son endroit : et si Sasha piquait une crise, comment allait bien pouvoir se passer le retour, toutes les deux serrées sur le même petit bateau… ?! Misère. Mais trop tard pour reculer, maintenant. Il fallait tout expliquer. Elle s’aida de ses mains pour mimer certaines parties, dans l’espoir que cela soit plus compréhensible pour la rouquine.
 
- Sasha… Tu vois le collier, là ?
 
- Oui, trésor. Il est beau.
 
- Oui… C’est ma tante qui l’a fait. Tante Faye, dit-elle en mimant une femme aux courbes avantageuses et à l’opulente chevelure. C’est une… sorcière. C’est un déguisement, elle l’a fabriqué pour m’aider. Me cacher. Ça, c’est un collier… un collier-sorcière. Est-ce que tu comprends ?
 
Sasha fit non de la tête, son sourire commençant à s’effacer.
 
- Je t’aime, Sasha. Tu me fais comprendre un peu plus tous les jours que t’es là pour moi. J’veux l’être aussi. J’veux chérir ça. Moi je suis un peu bête mais mon frère est une tête, il a déjà compris que t’es la meilleure chose du monde. Il t’adore. Si j'y disais qu'on se mariait là demain, il serait déjà en train de préparer le banquet, les fleurs et tout et tout… Mais c’est comme si je t’avais menti. Tout le temps, je te mens. Parce que ça là… moi… c’est rien qu’une image. Peut-être que c’est bien ce à quoi je ressemble en vrai, parce que Simon me dit que comme ça je ressemble beaucoup à maman, mais là tout de suite… c’est pas vraiment moi.
 
Elle agita les mains, impuissante ; elle ne savait plus quoi dire, ou mimer, et tout s’embrouillait alors que Sasha peinait déjà à la suivre. Elle commença à hoqueter et pleurer, les mains crispées dans les airs, et la rouquine épouvantée par cette émotion soudaine lui saisit les poignets, parlant d’une voix douce dans sa langue pour la calmer. Euphemia reprit juste assez le contrôle d’elle-même pour se dégager, regarder bien en face son amante, prendre une longue inspiration et retirer son collier. Ses mains tremblaient de manière incontrôlable. Elle sentit la sensation familière de l’illusion qui se séparait de sa peau, comme un vêtement que l’on retire, vêtement qu’elle portait tellement souvent qu’elle n’y pensait même plus. Elle laissa tomber le pendentif entre ses jambes, courba les épaules et attendit les cris d’effroi, tirant sur ses longues oreilles duveteuses en signe de malaise, comme quand elle était petite. Prostrée comme cela, elle put s’absorber facilement dans la contemplation de ses pieds nus et griffus ; elle écarta ses orteils et les enfonça dans le sable chaud.

Rien ne vint. Il n’y eut pas de cri. Euphemia redressa le nez, timidement, juste assez pour jeter un œil à sa compagne. Sasha l’examinait de ses yeux bleus, coiffée de son grand chapeau de paille pour se protéger du soleil ; elle n’avait pas bougé d'un poil. Eu aucune réaction de recul.
 
- Я подозревал что-то… Je savais pas… Mais je penser quelque chose. Je mal parler mais je pas idiote, trésor. Parce que tu jamais le enlever, même pour dormir. Même dans bain. Même quand on… Ты держишь его, даже когда мы занимаемся любовью. Et puis… Он теплый на ощупь. Quand je touche le collier, c'est chaud. Pas normal.
 
Elle tendit la main, comme on le ferait devant un chien ou un chat. Effie frémit en attendant le contact, avant de sentir la main passer le long de ses oreilles, suivre la courbe de sa joue ; la caresse était légère et agréable. Sasha embrassait tout à la fois du regard, les dents pointues, les yeux jaunes aux pupilles fendues, la peau verdâtre et toutes ces choses qu’Euphemia s’efforçait de lui cacher depuis des mois.
 
- Je suis moche. Dégueulasse. Je suis une menteuse.
 
- Effie, la stoppa-t-elle d’un ton impérieux. C’est toi Effie, oui ou non ?
 
La brune se tut. La voix de Sasha était calme et posée. Les longues oreilles se redressèrent un peu, attentives.
 
- Oui, bien sûr. Bien sûr que c'est toi Effie. Oublie pas, parce que moi je souvenir. Je savoir comment c'est. Саша-ведьма… Sasha la sorcière. Je meurs pour rien. Je meurs juste parce que les gens… Они ненавидели меня только потому, что им говорили, что я не такой, как они. Я не хочу ненавидеть кого-то только потому, что он другой. Et toi, Effie… toujours tu es bonne avec moi. Est-ce que tu avoir choisi ta tête ? Non.
 
Elle remit l’amulette de la jeune femme entre ses mains avec douceur.
 
- Alors pour moi, toujours tu es mon trésor.
 
Euphemia en eut les pupilles qui s'arrondirent jusqu’à emplir la quasi-totalité de ses yeux de chat, les oreilles complètement tournées vers l'avant. C'était peut-être pas une mauvaise idée, cette histoire de mariage…
Sasha
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Posté le 18/07/2021 à 17:19:55. Dernière édition le 18/07/2021 à 19:58:07 

- Hé.
 
- Hé, répondit Sasha, reconnaissant la voix d’Effie dans son dos.
 
Les deux filles étaient dans la réserve du Toymaker, où Sasha était occupée à ranger les dernières provisions rapportées du marché. La brune referma la porte derrière elle ; Sasha haussa un sourcil en la voyant s’approcher avec un drôle de pas un peu dansant. Apparemment, Effie essayait de paraître sensuelle, sans vraiment bien y parvenir. Sasha rit mais se prêta au jeu, reculant en roulant des épaules pour s’appuyer sur l’un des tonneaux.
 
- Pourquoi tu rigoles ? se plaignit Effie, légèrement vexée.
 
- Effie danseuse, maintenant ? roucoula-t-elle.
 
- Quoi ? Te moque pas… ! Ah mais, zut ! trancha la brune, venant prendre son amante dans ses bras.
 
La rousse répondit à l’étreinte avec plaisir et gloussa lorsqu’on la souleva pour la faire asseoir sur le tonneau. Elle eut une vague pensée paniquée à l’idée qu’on les prenne en flagrant délit, et puis un baiser tendre déposé au creux de son cou lui fit oublier ses doutes. Le baiser se transforma en morsure et l’étreinte se fit plus pressante. L’une des mains d’Effie reposait sur la cuisse de la rouquine, qui remua comme pour l’encourager. La brune glissa alors sa main le long des jambes de sa compagne jusque sous sa robe, l’amenant à un endroit particulièrement sensible où elle passa à l'action. Sasha laissa échapper un bruit étrange et se cambra ; ses mains tâtonnèrent à la recherche des lacets fermant la chemise d’Effie, et ses lèvres cherchèrent celles de la brune qui avait entrepris de retrousser la robe devenue gênante.
 
La porte se rouvrit à la volée, percutée par un pied vengeur. Simon apparut à contre-jour, furibard, un balai entre les mains.
 
- Euphemia de Windt, tu entraînes cette pauvre Sasha dans des saletés si tu veux, mais CERTAINEMENT PAS DANS MA RÉSERVE. Allez ouste ! OUSTE ! tonna-t-il.
 
Il les chassa comme deux gamines prises en faute ; les filles se carapatèrent à toute vitesse, mortes de honte.
Sasha
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Posté le 20/07/2021 à 20:26:42 

- Ouah ! Qu’est-ce que tu en dis, de celle-là… ? demanda Effie avec gourmandise.
 
- Hm… Pas sûre, répondit Sasha d’une voix hésitante.
 
- On l’a jamais essayée ! On avait dit une par soir !
 
- Je sais, trésor, soupira Sasha, mais je envie doux ce soir. Comme hier.
 
- Meh.
 
- Quoi "meh" ?
 
- Trop planplan ! On n'est pas des mamies !
 
- Je envie doux ce soir, insista Sasha. Avant de dormir.
 
- Moi, je parie que t’aimerais. Mais bon, d’accord, céda Effie.
 
- Si je puis me permettre, intervint Simon, vous devriez essayer celle-ci. Elle a toujours eu un grand succès, et c’est le mélange parfait de douceur et de force.
 
- Ah ouais ? Qu’ess’t’en dis ?
 
- Si Simon conseille, alors d’accord, répondit la rouquine en souriant gentiment. Je bien vouloir.
 
- Alors c’est plié, va pour celle-ci, conclut Effie, satisfaite, en tendant la main pour attraper une boîte à tisanes soigneusement étiquetée et rangée sur une étagère de la réserve.
Simon de Windt
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Posté le 23/07/2021 à 23:56:26 

Simon se retourna dans son lit aux draps changés de frais. Impossible de trouver le sommeil ce soir. Les travaux, la boutique… la solitude… lui occupaient l’esprit. Il n’avait pu empêcher une certaine mélancolie de s’installer en lui ces derniers temps. Il avait ses amis et sa famille, mais… Pieter avait d’abord Odette et maintenant leur fils. Effie avait Sasha, et inversement. Il n’était pas seul, certes non. Tout le monde avait juste un peu moins de temps à lui consacrer en ce moment, c’est tout.
 
Il se tourna dans l’autre sens.
 
Il en avait vraiment pris conscience après avoir surpris les filles en train de… de faire… dans la réserve. Il les avait chassées, furieux envers sa sœur, et elles avaient fui rouges de honte. Et après, il s’était retrouvé tout seul chez lui.

Avec le silence.
 
Il se retourna encore dans son lit.
 
Quand elles étaient enfin revenues, beaucoup plus tard dans la soirée, il avait fait tout ce qu’il avait pu pour continuer de faire les gros yeux, manquant flancher devant le minois épouvanté de Sasha -Effie, n’en parlons pas : elle ricanait presque, pas dupe du tout. En vérité, il avait surtout été sacrément heureux de retrouver de la vie autour de lui. Le Toymaker s’était animé à nouveau.
 
Il resta allongé sur le dos, les mains croisées sur la poitrine.
 
Ressentait-il plus fort les choses ? Il était rentré une fois en contact avec Euphemia d’une manière inexplicable -pour lui, en tout cas- et ses rêves n’avaient plus tout à fait la même saveur depuis. Ça s’était encore accentué avec l’arrivée de Sasha, et ses quelques discussions avec Sibylle, et puis encore après, avec les leçons dispensées par Pierre et le sauvetage impossible de la jeune femme. Il entrevoyait des myriades de possibilités, des quantités incroyables de choses à explorer. Il hésitait, énormément. Mais l’appel se faisait pressant : il avait goûté à ces choses auxquelles il n’avait jamais cru auparavant, et la curiosité n’était jamais repartie. Elle s’était juste tapie dans un coin.
 
En secret, il tentait des choses sur ses jouets. Ceux qui venaient à la boutique vantaient ses œuvres et son talent, mais qu’en diraient-ils s’ils savaient qu’il instillait un peu de magie dans chaque création ?
 
Il ne s’en rendait même pas compte, au début. Enfin, il sentait que quelque chose de particulier se passait, mais… en fait, la première de ces œuvres d'un nouveau genre avait été la statue, maintenant sagement remisée au fond de la boutique. Sasha supportait mal la vision de sa propre effigie, et on avait jugé plus sage de la couvrir d’un drap ; impossible de s'en débarrasser, bien sûr. Ensuite, il avait constaté que ses outils ne s’abîmaient plus au même rythme qu’avant : c’était comme si la matière faisait des efforts pour correspondre à son souhait, épongeant son désir de la faire ressembler à quelque chose de précis. S’il devait fabriquer des ailes de papier à un délicat insecte de bois, il arrivait sans difficulté à obtenir les résultats les plus fins que l’on puisse espérer sans déchirer la moindre feuille. Le tissu ne s’effilochait pas. Le fil de couture ne cassait plus. Le métal pliait sans difficulté, formant des angles quasi parfaits sans l’aide d’instruments. Un soir, il aurait juré qu’il avait renversé un pot de peinture sur son travail et s’était levé en catastrophe pour ne pas tacher ses vêtements ; il s’était retrouvé debout devant un établi parfaitement propre et ordonné. Le pot de peinture tenait bien droit, légèrement décalé de sa place d’origine peut-être. Et puis…
 
Une jeune blonde aux cheveux coupés courts lança une paire de dés ; ceux-ci s’arrêtèrent sur un deux et un trois, et sa bouche se tordit pour exprimer une déception amère. En face d’elle se trouvait un trou obscur dans la trame du monde.
 
Il rouvrit soudain les yeux dans le noir. Il avait fini par s'endormir.
Simon de Windt
Simon de Windt
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Posté le 27/07/2021 à 00:09:07. Dernière édition le 27/07/2021 à 01:00:31 

Couché sur son lit, les mains croisées sur la poitrine, il inspira et expira posément, tentant de retrouver cet état d’esprit si particulier qui lui avait permis de remonter le fil de la vie de Sasha. La sensation familière était là, toute proche. À vrai dire, il trouva même cela facile. Il repensait à la jeune blonde aux cheveux courts qu’il avait entraperçue dans son sommeil, avant de passer le reste de la nuit précédente à retourner la scène dans sa tête. C’était la troisième personne qu’il voyait en songe… Il y avait d’abord eu sa sœur, et puis Sasha ensuite, bien sûr. Alors, il s’agissait sans doute d’une véritable personne, elle aussi… S’il avait vu Effie, c’était pour une bonne raison, sans parler de Sasha dont il avait sciemment cherché le contact. Alors pourquoi elle ? Qui était-elle ? Avait-elle un rôle un jouer ? Si oui, lequel ? Était-il en train de se transformer en un genre de devin ?
 
Que de questions, et tant de curiosité ! Si seulement Pierre était encore là pour lui porter conseil…
 
Le souvenir du terrifiant trou noir présent en même temps que l’inconnue s’était, lui, estompé. Ce n’était déjà plus qu’un élément vaguement effrayant de son rêve, qui disparaissait un peu plus à mesure que le temps passait, comme se dévorant lui-même -ou comme si son esprit faisait des pieds et des mains pour le refouler le plus vite possible. Il se concentra sur la jeune inconnue, guettant le fil brillant dans les ténèbres. Il était là, scintillant comme de l’argent. Le saisir vous ébranlait jusqu’au cœur ; c’était comme cette étrange sensation de chute que l’on ressent parfois à la frontière du sommeil, comme tomber d’un toit sans avoir quitté ses draps.
 
Un homme à la peau sombre, vêtu de robes grossières, était assis en tailleur sur le pont d’un navire. Il couvrait un paquet de feuilles posé sur ses genoux d’une écriture élégante. Ça ressemblait à un long poème. Le cœur de Simon bondit en reconnaissant l’inconnue ; assise sur un tonneau à côté de l’homme, elle le regardait écrire avec attention. Il la détailla plus longuement. Elle était plutôt petite, avec un visage un peu rond qui lui donnait l’air sympathique -lorsqu’il n’était pas déformé par une moue boudeuse à faire pâlir d'envie Effie dans ses mauvais jours. Loin de la crinière indisciplinée de cette dernière, sa coiffure la faisait ressembler à un adolescent aux cheveux un peu trop longs. L’effet était accentué par sa carrure : elle était au moins aussi athlétique que sa sœur et clairement habituée aux travaux physiques. Une mouette lança un cri bref et puissant en passant juste derrière elle, faisant sursauter le garçon, mais elle n’eut en revanche aucune réaction visible. L’homme assis ne réagit pas non plus, absorbé par son œuvre. Simon les regarda pendant plusieurs minutes, les observant échanger des signes rapides effectués avec les mains qu’il ne comprit pas, et puis un troisième personnage fit son apparition. C’était un homme décharné à faire peur, aux cheveux noirs tirés en arrière et le teint blafard des malades en sursis ; il était manchot et marchait avec raideur, la bouche pincée. Il parla à l’autre homme, l’apostrophant dans un sabir incompréhensible, mélange de plusieurs langues que Simon ne réussit pas à démêler. L’échange fut bref, et puis le manchot repartit vaquer à ses occupations, laissant à nouveau la jeune femme et l’écrivain seuls.
 
L’homme leva le nez de son ouvrage et Simon frémit. Ses yeux étaient des gouffres infinis. Il était là, le trou noir dans la trame du monde. Tout l’effroi de son rêve initial lui revint en pleine figure, et il songea un peu trop tard qu’il ne savait pas comment mettre fin volontairement à ses visions. Il n’avait jamais eu à se poser la question : il avait toujours été plus ou moins naturellement interrompu, ou la vision arrivait à son terme sans incident notable. Il se débattit pour se réveiller, voyant avec terreur la main de l’homme se tendre vers lui, et ses doigts approcher encore et encore de son visage… Le type lui saisit le col et tira avec une force irrésistible, bien au-delà du simple effort physique. Simon se sentit tiré en avant, comme attaché par une corde sur laquelle tout un attelage de bœufs aurait forcé. Il émergea dans un air différent, bien plus froid qu’ici, comme passé de l’autre côté d’une paroi invisible. Cela lui rappela le moment où il avait franchi la dernière barrière le séparant de Sasha. Il eut la conviction profonde et viscérale que ce qu’il se passait ici n’était pas normal, et la culpabilité s’invita sans coup férir. S’il avait sauvé Sasha, il l’avait fait en bafouant de la même façon les lois de la Nature, en imposant l'impossible, c'était une certitude. Il regarda le duo, affolé, remarquant malgré sa peur que l’inconnue n’en menait pas large non plus. Il bredouilla des excuses -la première chose qui lui était venue à l’esprit- mais elle ne répondit rien. Peut-être ne l’avait-elle pas entendu, ou pas compris. L’homme lui posa ce qui ressemblait à une question, attendant sans succès une réponse, puis il tira encore sur son col pour l’approcher de lui. Ils étaient quasiment nez à nez, les terribles yeux noirs et vides cherchant les siens. Alors, tout aussi subitement, il le libéra. Simon partit en arrière, violemment rappelé à l’endroit où il se tenait, où il devait être, et il atterrit dans son lit comme si une main géante l’avait écrasé dans son matelas. Il saisit les draps à pleines mains, pantelant, peinant à reprendre son souffle, laissant échapper une longue plainte incontrôlable et des sanglots. On entendit du bruit à l’étage du dessus ; sa sœur et Sasha étaient réveillées et appelaient, inquiètes. La brune déboula hors de la trappe puis sauta l’escalier d’un bond pour se précipiter à son chevet, venant caresser son front trempé de sueur, habillée à la hâte avec ses vieux pantalon et chemise habituels. Elle fut suivie de peu par la rousse à l’air soucieux, qui descendit les marches à petits pas prudents en tenant l'ourlet de sa robe de nuit d’une main et une lampe de l’autre. Simon enfouit son visage contre sa sœur avec gratitude, s'abandonnant à sa présence rassurante.
Simon de Windt
Simon de Windt
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14/02/2021
Posté le 31/07/2021 à 13:45:52 

Le trio De Windt était rassemblé pour leur premier déjeuner ensemble depuis longtemps. Effie revenait de plusieurs séjours en garnison, Sasha supervisait de près sa partie des travaux et Simon continuait de faire tourner la boutique. Tous étaient fatigués mais heureux de se retrouver, profitant de ce rituel apaisant et de l’abondance de mets qui encombraient la table.
 
- Tu m’expliques… ? demanda Simon en mâchonnant une tartine beurrée.
 
- Expliquer quoi ? C’est un cadeau, voilà. Et t’étais au courant, apparemment ! répliqua Effie.
 
- Oui, mais…
 
- Mais quoi ?
 
- À vrai dire, je ne pensais pas que Cendre t’offrirait vraiment un chien…
 
- Hé bah, tu la connais mal.
 
Un petit chiot, allongé à côté de leurs pieds, était présentement occupé à se faire les dents sur un bout d’os à moelle qui lui avait gracieusement été offert. Gris et blanc, très pelucheux et haut sur pattes, il faisait preuve d’une belle énergie sous l’œil attendri de Sasha, accroupie à côté de lui.
 
- Il faudra bien s’en occuper, Effie… Un chien, ce n’est pas un jouet, fit-il remarquer à sa sœur qui roula dramatiquement des yeux.
 
- Je sais, hein.
 
Pendant ce temps, Sasha roucoulait plus que jamais en flattant l’échine de la bête, qui se débattait joyeusement pour lui mordiller les doigts.
 
- Arrêtez vous battre ! Et c’est волк, corrigea la rouquine. Pas chien.
 
- Comment ça, « pas chien » ?
 
- C’est pas un chien. C’est волк. Loup. Je sais reconnaître. Et c’est petit garçon.
 
Les jumeaux De Windt restèrent silencieux. Simon songea au boulot que ça allait représenter, de dresser et s’occuper d’un animal sauvage réputé dangereux. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’Effie prenne son rôle au sérieux. Sinon, hé bien, ça serait à lui de prendre le relais… Au moins, il pourrait sûrement compter sur Sasha pour aider.
 
- Je vais l’appeler Bruno, lâcha Effie avec un sourire bête. Il sera courageux et intelligent.
 
« Bruno » roula paresseusement sur le dos une fois son repas fini, profitant des caresses de la rouquine. Babines retroussées et yeux grotesquement plissés par la gravité, il arborait comme un sourire crétin très similaire à celui de sa maîtresse en la regardant à l’envers. Sasha entreprit de papouiller son bidon bien rond de louveteau repu, déjà sous le charme.
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