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« TOYMAKER – Excellent Fabricant de Jouets de Qualité » 1 -2- 3 4  
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Simon
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14/02/2021
Posté le 06/05/2021 à 23:00:38. Dernière édition le 07/05/2021 à 00:29:08 

- Maman, papa… Ça va plutôt bien. Je fais tourner la boutique. Maître Blythe me manque encore beaucoup. Mais, j'ai retrouvé Effie, comme vous le savez… Enfin, si vous écoutez vraiment. Ma maison est la sienne maintenant, et elle va bien.
 
Simon était de passage sur la tombe de ses parents, où il venait de déposer une gerbe de fleurs. Comme Effie était encore en vadrouille il avait décidé de faire le chemin seul, ne serait-ce que pour s’aérer l’esprit. Il était resté là une bonne partie de l’après-midi ensuite, lisant calmement à l’ombre des arbres, loin de l’agitation de la ville qu’il chérissait tant, se surprenant à se découvrir des velléités d’aventure… Ou plus exactement, il redécouvrait certaines de ses vieilles rêveries d’enfant qui le rattrapaient à l’occasion : vagabonder, s’aventurer sur les chemins et les sentiers, voir des choses plus merveilleuses les unes que les autres, son fidèle foulard autour du cou et un sac à dos contenant juste de quoi atteindre la prochaine étape jeté sur les épaules. Parfois il enviait sa sœur, follement… Et puis il repensait à sa boutique bien-aimée, son chez-lui et sa vie confortable avec ce métier qu’il aimait tant. Il n’aurait sûrement pas une vie trépidante… Et puis alors ? Une existence remplie de thé, de petits gâteaux et de moments joyeux avec sa famille et ses amis lui paraissait tout à fait acceptable, assis comme il l’était dans la fraîcheur bienvenue du soir qui tombait, les fesses calées sur un bout de couverture, un nouveau recueil de poèmes acheté le matin même sous la main.
 
Il leva le nez, humant les senteurs sauvages de la végétation qui gagnait chaque année un peu plus de terrain sur l’ancien domaine de la famille De Windt. Ce soir, le bruissement des feuilles avait quelque chose de différent. Quelque chose d’indéfinissable. Il se leva, épousseta soigneusement ses vêtements, rassembla ses quelques affaires et prit sans tarder la route du retour, désireux de regagner son foyer avant la nuit. Il descendit le sentier accidenté à grands pas ; il l’avait arpenté tant de fois qu’il s’en serait rappelé les yeux fermés. Au détour d’une courbe, une trouée dans la végétation laissait voir Ulüngen et la majeure partie de la côte, au sud. Ici, on était assez haut pour voir le phare les jours de beau temps, surtout lorsqu’il commençait à faire sombre et que les occupants allumaient le brasero au sommet. Il était là, fidèle au poste, flèche élancée surplombant les falaises et coiffée d'un point lumineux, où Euphemia devait sans doute s'efforcer de faire un maximum de bêtises…
 
Il sursauta, se tordit la cheville et manqua s’étaler en travers du chemin en laissant échapper un cri de douleur. Il avait eu l’impression terrible, subite, qu’on l’attendait au tournant… Et l’instant d’après, il avait croisé une paire d’yeux dans l’ombre, des yeux au reflet rougeâtre. Quelque chose était tapi dans les fourrés juste devant lui. Un violent frisson lui courut le long de l’échine et il se releva prudemment, les sens en alerte, tâtonnant de la main pour trouver une pierre, seule arme disponible pour se défendre… Jamais un crocodile ne se serait autant éloigné d’un point d’eau digne de ce nom, et un cochon sauvage n’avait aucune raison de s’en prendre à lui. Était-ce un intrus tout à fait humain ? Ce sentier ne menant nulle part n’était plus connu que de lui seul et sa sœur… Non, c’était sûrement un animal, surtout avec ces yeux là. Des yeux dirigés vers l’avant comme ceux des hommes et des singes, c’était un trait généralement associé aux prédateurs. Alors, un chien errant, peut-être ? Ou pire, un félin en chasse ? Un ours en maraude…?! Misère. Normalement, il n’aurait jamais dû y avoir toutes ces grandes bêtes carnivores sur une aussi petite île, mais Euphemia lui avait pourtant assuré en avoir croisé plus d’une, sans parler des peaux qu'il avait parfois pu voir sur les étals au marché… Cela voulait dire qu’un abruti quelconque s’était sûrement dit, un jour, que c’était une excellente idée d’introduire des grands prédateurs ici, prédateurs qui s’étaient échappés (ou avaient été relâchés, soyons fous jusqu'au bout !) et qu'ils étaient assez nombreux pour maintenir une population digne de ce nom. Dans tous les cas, c’était mauvais signe.
 
- Faire… Faire du bruit. Faire peur à la bête. L’intimider. Montrer qu’on est plus dangereux qu’elle. Ah… AaaAaaHh ! chevrota-t-il, se rappelant quelques notions de survie glanées dans certains des bouquins qu'affectionnait sa sœur.
 
Aucune réaction. Il sentait la peur pulser dans ses veines, puissamment, parcourant son corps en vagues terribles. Il s’efforça de se calmer, de contrôler son souffle, la main serrée sur la pierre qu’il avait ramassée. La nuit tombait doucement, et il s’imagina une seconde dans la même situation mais cette fois dans l’obscurité la plus totale, incapable de s’orienter correctement ni même de voir la bête qui jaillirait des fourrés pour le poursuivre. Il ne pourrait qu'entendre son souffle rauque se rapprocher un peu plus à chaque seconde…
 
- RAAAAAAAAAAAAAAAAAAARRRRRRRRRRRRGHHHHHH ! hurla-t-il soudain de toute la force de ses poumons, les traits déformés par la rage, secoué par une véritable onde de choc sortie du plus profond de son être.
 
Sa sœur aurait été fière de lui. La sensation de présence hostile reflua… Un léger volute de brouillard traversa le sentier devant lui. Simon se redressa, gardant la pierre d'instinct, les phalanges blanchies à force de serrer les doigts. Il dévala le sentier, oublieux de toute prudence, ne songeant plus qu’à une seule et unique chose : rentrer chez lui et fermer la porte à clef. Il repensait en boucle à cette paire d’yeux dans l’ombre. Il atteignit enfin le bas du sentier, à quelques minutes à peine des remparts de la ville, et s’autorisa enfin à souffler, ne cessant de jeter des regards inquiets dans toutes les directions. Personne. Il était seul, debout au milieu d’un espace ouvert, sans aucun endroit où se cacher. Il faisait sensiblement plus frais ici qu’en haut, mais il ne s’en préoccupa guère, pas plus que de ces lambeaux de brouillard qui s’étaient soudainement multipliés. Quelle histoire ! Effie ne le croirait jamais. Ou peut-être que si, après tout. Déjà, ça ressemblait fort à la fois où elle lui avait sauté dessus, lors de leur première rencontre ! Elle devait avoir…
 
Il sentit une main s’appesantir sur son épaule, si légère et si lourde à la fois ; ce contact le glaça jusqu’à l’os. Une angoisse et une peine terribles le saisirent, et Simon s’évanouit sur place.
Simon
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Posté le 07/05/2021 à 17:57:00. Dernière édition le 07/05/2021 à 23:30:38 

- Il est vivant… Hé, petit ! Ça va ? fit une voix rauque.
 
- Sergent… Z’avez vu sa tête toute brûlée ? fit une deuxième voix, plus jeune, un ton plus bas. Vous croyez que c’est un espion… ?
 
- Ou alors il est juste bourré, dit une troisième voix. Il va vous vomir dessus, sergent !
 
- Fermez-la, renchérit la première voix avec lassitude. Sinon le prochain qui l’ouvre c’est corvée de latrines. Petit ? Debout, petit !
 
Simon entendait ces voix à la limite de sa conscience, incapable de leur répondre pour l’instant ; une gifle assénée sans douceur se chargea du problème. Le garçon émergea enfin, clignant des paupières dans la lumière du soleil.
 
- Ahhh, Oh… Oui, pardon ? demanda-t-il poliment en découvrant un trio de gardes l’entourant alors qu’il était toujours allongé sur le sol, à l’endroit même où il s’était écroulé hier soir.
 
- La vigie a repéré ce qui ressemblait à un macchabée en faisant sa ronde sur les remparts, alors on nous a envoyé regarder ce que c’était, tu vois… Et on est tombés sur toi. Comment va ? dit le sergent, le plus vieux du trio, un gars trapu au visage buriné qui s’était agenouillé à sa hauteur. Il n’avait pas l’air de vouloir s’excuser pour la gifle.
 
- Ah mais j'sais ! J’sais où j’l’ai vu ! s'écria le propriétaire de la deuxième voix, un type tout jeune qui s’était probablement fait enrôler la veille et ressemblait étrangement à Paulus. Y bosse dans une boutique en ville. Y fait des… Des jouets !
 
- Des jouets ? releva le troisième larron, un homme dans la trentaine dont les traits disparaissaient sous les cicatrices de la petite vérole.
 
- Tout à fait ! Je suis un citoyen d’Ulüngen, et si besoin mes papiers sont en règle. Voulez-vous les voir ? Je suis désolé, j'ai du perdre connaissance… La chaleur ou la soif, sûrement. Plus de peur que de mal… Désolé du dérangement, vraiment ! J'espère que je ne vais pas vous attirer d'ennuis ?
 
- Non. Pas de soucis, petit, répondit le sergent en considérant curieusement Simon, se relevant ensuite lourdement ; il lui tendit la main une fois debout. Tant mieux si tout va bien. J’ai un fils de ton âge, à peu près… Bon. Rentre chez toi maintenant, tu veux ? Va prévenir tes parents, ou quelque chose.
 
- Merci monsieur, fit Simon en saisissant la main tendue. J'y vais de ce pas. Je vous souhaite une bonne journée.
 
- C'est ça, répondit le sergent en agitant la main d'un geste vague.
 
Lui et les deux autres soldats continuèrent leur route, le jeunot le saluant joyeusement de la main et le vérolé lui tirant la langue en rigolant silencieusement une fois que le sergent eût le dos tourné. Simon, lui, s’empressa de rejoindre l’une des entrées de la ville, ne cessant de tâtonner son corps et ses poches pour vérifier que tout était bien en place. Il avait perdu connaissance et avait passé une nuit entière ici, hors les murs, à la merci des bêtes et de Dieu sait quoi encore ! Heureusement, on n’avait touché à rien… Mais qu’était-ce donc que cette chose, au final ?! Elle était sortie de nulle part cette main invisible, une main bien humaine qu’il n’avait pas vue mais assurément sentie -il avait pu distinguer sans mal chacun des cinq doigts qui s’étaient enfoncés dans la chair de son épaule. Il n’y avait personne l’instant d’avant. Personne ne pouvait courir aussi vite. Personne n’avait d’yeux comme cela non plus… Sauf sa sœur, lorsqu’elle ne portait pas son médaillon ; mais ses yeux aux pupilles fendues étaient jaunes, et non rouges.
 
Il traversa les rues animées de la ville comme une flèche, arrivant devant chez lui en un temps record ; la porte était bien verrouillée depuis son départ hier midi, et rien ne semblait avoir bougé. Simon, cependant, ne pouvait se départir d’un mauvais pressentiment, quelque chose de tenace qui ne l’avait jamais tout à fait quitté, même lorsqu’il avait été entouré par ces trois gardes armés qui auraient assurément su repousser tout agresseur (du moins il l’espérait, n’osant s’avouer que le premier de ces trois valeureux défenseurs de la ville semblait à deux doigts de la retraite, le second encore plus jeune et gracile que lui et le dernier plus susceptible de lui mettre la main aux fesses qu'autre chose). Il lui fallut de multiples essais pour mettre la clef dans la serrure, et une fois entré il se débarrassa à grands gestes de sa veste et se précipita dans sa chambre, au premier, non sans avoir soigneusement verrouillé sa porte à double tour derrière lui.
 
Il entreprit de s’examiner dans le miroir monté au-dessus de la bassine encore remplie d’un peu d’eau de la veille, fiévreux, tirant sur sa peau pour en inspecter chaque crevasse, tournant la tête comme il pouvait pour compenser l’angle mort causé par son œil malvoyant. Celui-là était toujours aussi terne sous sa paupière tombante ; l’autre, le sain, paraissait tout à fait normal, peut-être un peu plus injecté de sang que d’habitude… La peau de ses joues, soigneusement rasée, ne portait aucune marque particulière -ses vieilles cicatrices exceptées, bien sûr. Rien de neuf de ce côté-ci, rien au front non plus, ni sur son crâne qu’il palpa longuement, cherchant peut-être une trace de coup ou même du sang… Non, rien du tout. En revanche, une douleur sourde commençait à marteler ses tempes. Il fouilla le petit meuble qui lui servait d’armoire à pharmacie, y retrouvant la bouteille de laudanum qu’il gardait pour traiter ce genre de migraine tenace qui surgissait régulièrement lorsqu’il passait de longues heures penchés sur son établi. Il en arracha le bouchon et but directement au goulot puis, après une brève réflexion, s’en octroya une deuxième gorgée, se sentant instantanément plus calme ; ses mains arrêtèrent de trembler et il prit son temps pour prendre quelques inspirations lentes et profondes. Le bouchon sauta soudain sur le meuble, puis il roula jusqu’au bord et chuta sur le sol. Simon l’avait vu faire, et il aurait juré qu’il avait bougé de son propre chef.
 
- Tu perds la boule, mon pauvre vieux ! dit-il à voix haute en secouant la tête.
 
Il reboucha la petite bouteille pour la ranger soigneusement puis se passa un coup d’eau sur le visage, savourant la fraîcheur bienvenue. Il tendit la main pour se saisir du tissu qui lui servait pour la toilette, accroché à une patère au côté du petit meuble. La serviette se décrocha toute seule de son perchoir sous ses yeux, tombant effrontément en tas à ses pieds. Une fraction de seconde plus tard, un grand fracas retentit dans le placard où il entreposait ses marionnettes, au rez-de-chaussée. Il se raidit, sa frayeur de la veille revenant au grand galop en démolissant tout sur son passage.
 
- Woah ! Il y a quelqu’un ?! Hé ! Hého !
 
Le miroir monté au dessus de la bassine pivota sur son axe ; la poignée de la porte de sa chambre s’agita, tournant toute seule. Simon resta pétrifié, ne pouvant détacher les yeux du phénomène. La porte s’ouvrit lentement en grand, dévoilant… Rien. La porte resta ainsi ouverte plusieurs secondes avant de se refermer d’un coup, en produisant un claquement terrible qui manqua lui faire faire une crise cardiaque.
 
- GaaaRgh !!
 
En guise d’apothéose, ce furent tous les tiroirs de la pièce qui s’ouvrirent en même temps et envoyèrent valser leur contenu en tout sens, vêtements, livres, papiers et babioles. Simon était figé sur place au milieu du chaos ambiant, les genoux jouant des castagnettes, les bras levés pour se protéger du déluge qui dura plusieurs secondes.
 
- Misère…! Mince… Je… C’est… C’est fini ?! murmura-t-il, terrifié, écartant enfin les bras pour jeter un œil autour de lui.
 
Un des rares livres restés en place sur les étagères jaillit de son perchoir et fila droit vers lui pour venir lui percuter douloureusement la tête.
Simon
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Posté le 08/05/2021 à 23:22:26. Dernière édition le 08/05/2021 à 23:32:12 

Son Toymaker chéri s’était mué en un véritable champ de bataille en l’espace d’une journée. Yeux-Rouges -car il fallait bien trouver un nom à cette satanée chose- semblait prendre un malin plaisir à torturer le pauvre Simon, envoyant quelques-unes de ses meilleures bouteilles se fracasser au sol et jetant ses livres à travers la pièce. Il y avait soudain eu un long moment de calme, ce qui avait encore plus inquiété Simon qui avait senti la catastrophe arriver. Le son infime de la porcelaine raclant lentement sur un meuble l’avait alerté, et il avait immédiatement compris où cette saloperie voulait en venir. Il avait plongé en avant, rattrapant sa théière favorite une fraction de seconde avant qu’elle ne se brise après avoir été poussée du haut de l’armoire à vaisselle, lâchant un « Aha ! » triomphal pour son plus grand malheur comme il s'en était bientôt rendu compte. S’en était en effet suivi une session de saccage particulièrement explosive, Yeux-Rouges semblant vouloir se venger d’avoir vu son mauvais tour ainsi déjoué.
 
Simon serrait maintenant le précieux objet contre lui, terré dans la chambre de sa sœur sous les combles où il était parti se réfugier en escaladant l’escalier à quatre pattes. Aucun signe de Yeux-Rouges depuis… Il ne semblait pas l'avoir suivi, mieux encore, il paraissait carrément éviter le deuxième étage pour une raison obscure. Peut-être était-ce une ruse ?
 
Un meuble racla bruyamment le sol à l'étage en-dessous, faisant des aller-retours d’un bout à l’autre de sa chambre à lui. Yeux-Rouges avait vraiment l’air d’être en pétard… La grosse araignée, éternelle gardienne de l'antre de sa sœur contre les mouches, observait Simon depuis son perchoir.
 
- Je sais ce que tu penses, sale bête… dit le jeune homme entre ses dents serrées. « Alors, c’est qui le squatteur maintenant ? » Tu jubiles, hein ?!
 
La bête ne lui répondit bien évidemment rien, lui redonnant cette impression de hausser ses huit épaules comme elle savait si bien le faire. Il faudrait bien lui trouver un nom, à force. Il en parlerait à sa sœur dès qu’elle reviendrait. Et alors ça, il avait hâte ! Yeux-Rouges lui réservait sans doute une sacrée surprise, même… Il n’avait pas pu prévenir Effie : sa plume s'était mise à gigoter dans tous les sens à chaque fois qu'il avait essayé d'écrire, le forçant à gribouiller des boucles et des traits sans queue ni tête. Impossible d'écrire quoi que ce soit d’intelligible dans ces conditions, sans parler de l’envoyer. Il avait bien tenté de fuir, mais la clé lui sautait des mains à chaque fois qu’il tentait de déverrouiller la porte. Et lorsqu’il avait voulu ramener son nécessaire d’écriture à l’abri, Yeux-Rouges avait réduit les morceaux de parchemin dont il comptait se servir en confettis. Pour le moment, il était bloqué. Allons bon… il y avait bien quelque chose qu’il pouvait faire, quand même ?
 
Il balaya du regard cette pièce qu’il connaissait par cœur, passant sur couvertures en tas, les babioles, les livres… Les livres ! Il avait offert certains de ses livres les plus bizarres à sa sœur ! Il devait bien y avoir… Il bondit sur ses pieds, déposa soigneusement sa précieuse théière à l’abri, et lut la tranche de chacun des livres alignés, cherchant…
 
Voilà.
 
Le Traité de Savoir Populaire Ancien, de Gregor Böttger. Il avait trouvé une traduction de grande qualité de cet ouvrage germanique bourré de références obscures mais passionnantes, relevant toutes du vieux folklore européen, en fouillant chez son libraire préféré. Il avait le souvenir de l’avoir lu d’une traite lors d’une nuit blanche mémorable, se faisant peur tout seul ici même à la lueur d’une bougie, fasciné par ces histoires de bêtes fantastiques et d’événements surnaturels… Il feuilleta l’ouvrage fébrilement, arrivant enfin à la section qui l’intéressait : « Esprits, fantômes et moult dangers immatériels ». Il dévora le chapitre entier, y reconnaissant sans peine les manifestations dont il avait été témoin depuis la veille, l'angoisse le faisant lire à haute voix comme sa sœur le faisait encore parfois.

- « L’esprit frappeur, ou Poltergeist ainsi qu’on l’appelle dans le Saint Empire où il fut pour la première fois formellement identifié, est capable de pousser l’habitant de la maison qu’il a décidé de hanter à la folie, agissant de fort méchante manière envers son hôte. Sa malignité va de la vaisselle brisée à la chute de lourds meubles, voire même au crochetage de jambes dans l’escalier dans les cas les plus extrêmes -bien que cela reste heureusement rare, le Poltergeist étant par nature un farceur avant tout : la mort de son jouet irait contre son intérêt. Ne surtout pas le sous-estimer cependant, car il s’agit là d’un malin de la plus pure espèce, dont la malice cruelle n’a pour but que de nuire et tourmenter l'Honnête Homme… »
 
La description de l’étonnant nuisible se poursuivait encore sur quelques lignes.
 
- « Les gens forts de Cœur et d’Esprit peuvent vivre avec un tel être dans leur maisonnée, mais rares sont ceux qui y parviennent longtemps. Pour se débarrasser de l’encombrant intrus, rien n'est plus efficace qu’un exorcisme effectué par un Très Saint Homme bien préparé à l’épreuve. Si cela n’est pas possible dans l'immédiat, trouver la cause de la malfaisance de l’esprit peut l’apaiser, au moins momentanément si ce n’est définitivement. »
 
Simon se massa les tempes. Il allait être temps de réfléchir à un plan d'action. Il pouvait sans doute dégoter un peu de nourriture et d'eau dans l'une des planques "secrètes" de sa sœur, qu'il connaissait toutes. Effie avait effectivement tendance à oublier qu'il avait longtemps vécu ici avant elle… Et qu'elle avait le droit de manger ce qu'elle voulait. Vieille habitude et sale manie, elle ne pouvait s'empêcher de stocker en cachette ce qu'elle avait subtilisé dans la réserve, se croyant très discrète. Lui avait fini par jouer le jeu, et il prenait soin de faire régulièrement le tour de ces planques lors de ses séances de ménage, afin d'en retirer les aliments oubliés et trop moisis pour être encore consommés sans risque.

Voyons voir… Planque numéro un, sous la planche branlante… Un cruchon de cidre bien entamé, et un peu de pain dur. Bof. Planque numéro deux, le trou dans le mur derrière la commode… Une outre d'eau, un saucisson entier, un demi-fromage emballé dans une feuille de bananier et des galettes de pain, sèches mais parfaitement comestibles. Victoire ! Au moins, il ne mourrait pas tout de suite de faim.

Pourvu que sa sœur revienne vite.
Simon
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Posté le 11/05/2021 à 16:22:21. Dernière édition le 11/05/2021 à 18:22:15 

On arrivait au bout de trois jours de cohabitation difficile. En vérité, Simon avait craqué dès le lendemain du soir où il s’était réfugié dans la chambre du deuxième étage, après une nuit terrifiante passée à entendre ses propres meubles arpenter la maison. Lui qui croyait réussir à tenir un siège, ses vivres n’avaient pas tenu la nuit… Il avait fini par sortir de sa cachette au petit matin, poussé par la faim, et avait descendu les marches pas à pas en s’attendant à chaque instant à sentir un pied immatériel lui crocheter les jambes pour l’envoyer rouler dans l’étroit escalier.
 
Le silence était quasi total dans sa boutique, et il y régnait un tel désordre qu’il avait senti sa nuque le démanger -il dévorait d’envie de tout remettre à sa place à l’instant, à un point maladif. Une bouffée de chagrin lui avait alors serré la gorge. Le Toymaker faisait peine à voir.
 
Quant à Yeux-Rouges, il ne s’était pas manifesté. Du moins, pas avant que le propriétaire des lieux ne fusse arrivé jusqu’à la porte d’entrée, fermement déterminé à aller quérir un prêtre qui le débarrasserait de l’intrus. C’est lorsque Simon avait posé la main sur la poignée que l’enfer s’était déchaîné une fois de plus ; Yeux-Rouges attendait son heure, guettant le moment où ses vilains tours auraient le plus d’effet. Les yeux des poupées s'étaient subitement tournés dans sa direction, nounours, jouets et petits soldats de bois s’agitant de la plus malsaine des manières sur leurs étagères. Quant à ceux qui étaient déjà répandus au sol, certains brisés en mille morceaux, ils avaient gigoté et tressauté sur place. Simon s’était acharné sur la porte d’entrée, s’efforçant de l’ouvrir à tout prix, une idée fixe en tête : s’enfuir. Rien à faire, quelle que soit la force qu’il y mettait quelque chose avait empêché la clef de tourner dans la serrure. Et, bien évidemment, le drame n’avait pas tardé : la clef avait fini par se briser dans la serrure, l’empêchant définitivement de s’échapper de sa propre maison maudite autrement qu'en traversant une fenêtre. La banquette, renversée, s’était remise sur ses pieds et s’était mise à danser une gigue triomphante juste sous son nez, comme pour le narguer. Sur son établi, à côté, ses outils s’étaient mis à défiler au pas au rythme des pieds de la banquette martelant le sol. C’était un véritable spectacle. Yeux-Rouges avait gagné, et il le montrait.
 
Simon n’y tenait plus. Il s’était affalé par terre devant sa porte et avait éclaté en sanglots, de ces pleurs déchirants que font les enfants qui se savent impuissants. Ce n’est que longtemps après, lorsque sa crise de larmes était passée, que le garçon s’était enfin rendu compte que le calme était revenu et que rien ne lui était arrivé. Plus de jouets animés d’une vie malsaine, plus de banquette qui danse toute seule, plus de ballet des outils sur l’établi. Lentement, le morceau de clef brisée était sorti de la serrure, doucement délogé par quelque chose, ou quelqu’un. De même, les morceaux brisés de jouets, de bouteilles et de récipients divers s’était rassemblés d’eux-mêmes en silence, et ça et là tiroirs et meubles avaient retrouvé tout seuls leur place d’origine. Simon avait contemplé tout cela parfaitement stupéfait. Quel genre de fantôme rangeait son bazar ?! Il s’était relevé, pantelant, et avait observé le manège sans rien dire, renonçant à comprendre. Yeux-Rouges avait gentiment reposé le sac de farine qu'il s'apprêtait à renverser dans la pièce sur l'étagère où il l'avait pris, juste avant de remettre de l’ordre dans la réserve dont la porte avait finalement été refermée avec précaution. Pour finir, une sensation légère lui avait effleuré l’épaule, et il ne pouvait s’ôter de la tête l’idée qu’il s’agissait d’un geste du fantôme qui souhaitait s'excuser d’être allé aussi loin.
 
Tout cela s’était passé il y a deux jours. Il avait d’abord eu le fol espoir que Yeux-Rouges soit parti, mais il avait fallu se rendre à l’évidence : il s’était simplement calmé, et se contentait maintenant de menus tours sans grande gravité. Des objets se retrouvaient subitement à l’autre bout de la pièce, quelques denrées valsaient à l’occasion, une ligne supplémentaire apparaissait dans ses livres de compte ou son balai lui échappait des mains sans raison… Simon avait dû reprendre sa vie bon gré mal gré, impatient maintenant de voir sa sœur revenir, ne songeant qu’à lui montrer ce prodige en priant pour que Yeux-Rouges ne se remette pas à détruire le Toymaker afin de fêter l’arrivée de cette nouvelle camarade de jeux. De même, il n’osait aller faire appel à un prêtre, convaincu que cette trêve fragile prendrait fin à l’instant où il irait demander de l'aide au clergé. Il voyait déjà son Toymaker, sa maison, sa vie, partir en fumée. Et surtout, surtout, il devait bien s'avouer qu'il était dévoré de curiosité. Il avait sous les yeux la preuve indéniable que ce qu’il pouvait entendre depuis des années au détour des rues de la ville détenait une part de vérité, tout comme les histoires invraisemblables que sa sœur avait pu lui raconter. Liberty était décidément une île bien singulière. Pour finir, plus encore que tout le reste, cette fois c’était à lui que quelque chose d’extraordinaire arrivait.
 
Maintenant, il aurait juré qu’il pouvait sentir quelqu’un le regarder faire par-dessus son épaule lorsqu’il travaillait.
Simon
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Posté le 12/05/2021 à 11:32:28. Dernière édition le 12/05/2021 à 17:25:20 

Simon fit la grimace. Quelqu’un avait rajouté du sel dans son thé du matin.
 
- Tu trouves ça drôle ? avait-il lâché sèchement après avoir recraché sa première gorgée.
 
L’instant suivant, Effie avait frappé à la porte en l'appelant. Il avait ouvert en grand et s’était jeté dans ses bras, l’étreignant de toutes ses forces -qui n’étaient pas bien grandes en comparaison de celles de sa jumelle, il fallait bien l’avouer. Euphemia avait gloussé en lui rendant son étreinte, le soulevant quasiment de terre en lui plantant un gros bécot sur la joue. Elle était sale, ses cheveux tressés en une natte dont des mèches s’échappaient déjà d’un peu partout, son sac encore bien rempli des nouvelles trouvailles ramenées de sa balade au phare.
 
- Frangin ! Je vais enfin pouvoir...
 
- Bonjour ! Rentre vite ! Dépêche-toi… Je t’expliquerai après !
 
- Hein ?
 
Longue à la détente après ce long voyage épuisant, Effie resta plantée là sur le pas de la porte ; Simon la tira par le bras, s’arc-boutant pour la décider à bouger, et enfin sa sœur le suivit docilement. Elle ne remarqua même pas lorsque la porte se referma toute seule derrière elle.
 
- Simon, j’ai tellement de trucs à te raconter, t’imagines même pas…
 
- Tu m’en diras tant ! Allez, vite, il faut… commença-t-il en la débarrassant de son lourd sac. La sensation d'urgence s'estompa l'espace d'un instant lorsqu'il découvrit le bouquin qu’elle avait emmené avec elle.  Oh, les Mille et une Nuits ? Il t’a plu ?
 
- Oh oui. Mais je l'ai à peine commencé ! Je l’ai lu à… commença-t-elle en rougissant jusqu’à la racine des cheveux, se remémorant l’aveu qu’elle avait écrit dans sa dernière lettre à son frère. Mince…
 
- Je vois. Et elle n’est pas rentrée avec toi, par hasard ? Elle pourrait bien avoir quelques réponses…
 
- Non ! Elle voulait rester là-bas un peu, et y faire des trucs qui la regardent. Et… Elle me manque déjà, gémit-elle, toute dépitée, se laissant tomber sur ses fesses sur la banquette à l’entrée, qui s’était subrepticement décalée de quelques centimètres.
 
- Oh, ça va ! On est hantés, et toi tu me parles de tes peines de cœur ! Tu l'as laissée il y a quoi, deux jours ? Tu la reverras, ta Blondie.
 
- Je vais mourriiiiiirr là, alors fais preuve d'un peu de pitié ! s’exclama-t-elle, imitant très mal un héros tragique sorti tout droit de l’Antiquité, réalisant seulement après ce que son frère venait de dire. Une petite minute… qu’est-ce que tu viens de dire ?
 
- Il y a un fantôme dans la boutique.
 
B O U M
 
Les jumeaux s’enlacèrent après avoir sursauté comme deux beaux diables, ouvrant de grands yeux. L’énorme fracas venu de l'étage du dessus avait magnifiquement ponctué la révélation faite par Simon.
 
- Purée d'andouille, c'était quoi ça ?! chuchota Effie.
 
- C'est lui ! C'est yeux-Rouges...! lui répondit son frère sur le même ton.
 
- Yeux-Rouges ? Comment ça, Yeux-Rouges ? Tu les a vus, toi aussi ?
 
- Non, je dis ça pour plaisanter ! Il m'a couru après, je te signale ! Tout le long du chemin depuis la tombe de papa et maman, il y a quelques jours. Je crois que je l’ai ramené avec moi…
 
- Non… Je les ai vus au Temple, avant ça ! J'ai vu leur reflet…
 
- Leur reflet ? Alors, les miroirs…
 
Bada B O U M ! Un second bruit encore plus tonitruant que le premier retentit, toujours à l’étage.
 
- Alors là, j'en ai marre. J’y vais, dit-il résolument en s'emparant d'un balai. Que Yeux-Rouges s’en prenne à lui quand il était seul c’était quelque chose, mais la présence de sa sœur lui donnait de la force, et la moutarde lui montait au nez.
 
- T’es dingue ! Reste avec moi !
 
- Non ! Reste là si tu veux, mais moi ça fait trois jours que je suis son jouet ! Il est grand temps de mater ce petit malotru. Si je redescends pas, tu fonces prévenir un prêtre !
 
- Me laisse pas, bougre d'âne ! J'ai la trouille !
 
Trop tard, Simon s’était déjà élancé dans l'escalier menant à l'étage, son arme improvisée à la main ; il déboula dans sa chambre, regardant de tous les côtés à la fois, cherchant l’origine de ces grands bruits qui les avaient effrayés. Tous les meubles étaient en place… Le salaud avait dû s’en servir de distraction. Comme pour faire écho à ses doutes, il entendit un grand cri retentir au rez-de-chaussée. Il fila comme le vent, faisant demi-tour et dévalant l’escalier plus vite qu’il ne l’avait jamais fait de sa vie, sautant quasiment la moitié des marches d’un seul bond prodigieux. Il atterrit lourdement sur le parquet, sur ses deux jambes, s’émerveilla un instant de sa prouesse, réalisa qu’il tenait toujours son balai à la main et regarda enfin sa sœur. Elle était campée là où il l’avait laissée, secouée d’un gros fou rire. Des mains invisibles lui ébouriffaient vigoureusement les cheveux, finalement libérés de leur natte, qui s’agitaient et dansaient dans tous les sens comme une masse douée d’une vie propre.
Simon
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Posté le 14/05/2021 à 00:25:31. Dernière édition le 14/05/2021 à 01:45:02 

Toute cette histoire était en train de déboucher sur la plus étrange situation que Simon ait jamais vécue. Après s’être posés pour y réfléchir tous les deux avec sa sœur, tâchant de rester concentrés alors même que le fantôme continuait de s’amuser autour d’eux, ils en étaient arrivés à la conclusion qu’il devait venir du Temple. En effet, Effie avait avoué avoir chipé plusieurs pierres précieuses à l’immense trésor qui gisait au plus profond du Temple, lors de la dernière expédition organisée par les troupes hollandaises… Yeux-Rouges lui était apparu pour la première fois à peu près à ce moment-là, l’observant dans les miroirs. Le plus probable était que Yeux-Rouges l'avait ensuite suivie jusqu’au Toymaker, avant de décider de s’y installer pour une raison encore inconnue. S’était-il attaché à Euphemia ? L’idée n’était pas si idiote que cela, car le satané intrus faisait preuve d’une grande affection envers l’adolescente, et les pitreries qu’il lui réservait étaient largement plus innocentes que ce qu’il avait infligé à Simon lors de son arrivée. En tout cas, il s’agissait là pour l’instant de leur meilleure piste.
 
- On devrait peut-être essayer de vivre avec, tenta Effie. Il a pas l’air si méchant.
 
Les jumeaux contemplaient le plafond, allongés sur le lit de Simon au premier. Yeux-Rouges, qui se tenait relativement tranquille pour le moment, faisait doucement onduler les mèches d'Effie ; il semblait particulièrement fasciné par ses cheveux, la coiffant parfois à son insu. Ce matin elle s’était réveillée avec sa chevelure enroulée autour de la tête, lui donnant l’impression d'être coiffée d’un épais turban noir.
 
- « On » devrait essayer ? Facile à dire, pour toi. Tu te promènes par monts et par vaux… répondit Simon, sans cacher une certaine amertume.
 
- Je sais pas ce que ça veut dire.
 
- Tu te balades souvent, tu n'es jamais à la maison. Je t’ai à peine vue, la dernière fois que tu étais en ville. Alors, je sais bien que tu veux la voir, mais tu pourrais… Passer un peu plus de temps avec moi aussi, non ?
 
- Désolée… lui répondit sa sœur d’une petite voix. Je fais pas exprès, et je te fuis pas, c’est juste… Il y a toujours des choses à faire, dehors. Et toi tu as toujours des choses à faire, à la boutique…
 
- Je sais, Eff. Je sais. Excuse-moi, je ne voulais pas être méchant, soupira-t-il, las et triste. Tu vois, tu es enfin là et moi je râle !
 
- On va essayer de faire plus de trucs ensemble, c’est promis. Déjà, j’aimerais l’inviter un soir à la maison. Elle t’aime bien et je sais que toi aussi… On pourrait cuisiner des trucs et passer la soirée tous ensemble, qu’on discute ou qu’on lise jusque tard comme on le fait, nous deux.
 
- Chic idée. Ça, ça me plairait beaucoup, dit doucement son frère avec un sourire.
 
Ils restèrent ainsi côte à côte en se tenant la main. La simple présence de l’un apaisait l’autre.
 
- Dis, Simon…
 
- Oui ?
 
- T'as déjà été amoureux? T’en parle jamais.
 
- Oui… Je crois. Mais en tout cas, ça n'a rien donné. Je crois que je ne suis pas fait pour ça, tout simplement.
 
- Ça…?
 
- L'amour, et… le reste. On m'a toujours dit… enfin, Pieter m’a toujours dit que ça viendrait en grandissant. J'ai grandi, je continue de grandir, et finalement je crois bien que je n'y vois pas vraiment d'intérêt.
 
- Ah. D’accord. C’est dommage, non ?
 
- Non… Non, je ne pense pas. C’est comme ça, c’est tout. Ça ne m’empêchera pas de vivre.
 
- …
 
- Quoi ? Tu n’es pas d’accord ?
 
- Si, bien sûr. Je pensais juste… J’ai très envie de lui offrir un truc. Elle m'a donné une bague ! Y’a longtemps, j’avais donné mes boutons de chemise à Cendre… Me regarde pas comme ça, je croyais que ça valait cher. Qu'est-ce je pourrais lui offrir, à elle ? Un couteau ? Un collier ? Une belle grenouille ?
 
Yeux-Rouges, qui avait sagement attendu une occasion de faire son intéressant, lui suggéra fort obligeamment une idée de cadeau en lui renversant le contenu d'un vase de fleurs sur la tête, eau incluse.
Simon
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Posté le 15/05/2021 à 18:33:37 

Les jumeaux étaient attablés autour d’un robuste déjeuner, et plongés dans une grande et sérieuse discussion. Simon s’était levé aux aurores, comptant profiter de la relative tranquillité offerte par la présence de sa sœur, qui attirait Yeux-Rouges comme un aimant, pour travailler. Effie avait passé la majeure partie de la matinée à dormir.
 
- Bon. Il faut trouver une solution, pour Yeux-Rouges, commença Simon en se versant une tasse de thé, surveillant d’un œil la cuisson des œufs au plat tout en grignotant une mangue séchée.
 
- Tu penses à quoi ? répondit Effie qui, contrairement à son frère déjà préparé depuis longtemps, était encore vêtue de la vieille chemise qui lui servait d’habit de nuit.
 
- On a lu que ce genre de… de fantôme, d’esprit, restait pour une bonne raison. Si on trouve laquelle, si on trouve comment communiquer avec lui et comment l’aider, alors peut-être pourra-t-il partir en paix et nous laisser tranquilles.
 
- Ça marche, dit sa sœur en agitant une cuillère dans les airs. Moi j’irais enquêter dehors, et toi tu chercheras en ville et dans tes bouquins. Je connais p’t’être un gens ou deux qui… Hon-hon. Après, j’insiste peut-être mais il est pas si dérangeant que ça, hein ?
 
- Parle pour toi, c’est clair qu’il t’aime bien… Quand il s'y met, c’est presque comme s’il allait tirer ta chaise pour que tu t’assoies. Moi, j’ai encore retrouvé du sel dans mon thé tout à l’heure. Et tu feras attention, je l’ai vu tremper le couteau à beurre dans le pot de moutarde.
 
- Ah ouais, je me disais bien aussi, dit sa sœur, la bouche pleine d’une tartine de confiture qui avait définitivement un drôle de goût.
 
- Beurk.
 
- Fais pas cette tête, c’est pas mal du tout…
 
- Sans façon, merci.
 
Sa sœur rit, fit passer la dernière bouchée avec une gorgée de thé chaud, puis se leva en s’appuyant fort sur la table.
 
- Tiens, j’ai pensé à un truc… commença-t-elle avant d’aller fouiller ses affaires, soigneusement entassées dans sa chambre au deuxième.
 
Elle passa un certain temps là-haut, temps que mit à profit Simon pour débarrasser la table et faire un brin de vaisselle -il en ressortit arrosé des pieds à la tête, Yeux-Rouges prenant un malin plaisir à faire déborder le baquet. Le garçon s’essuyait le visage lorsqu’il entendit une suite de coups sourds annonçant sa sœur, qui redescendait les escaliers avec la délicatesse d’un éléphant. Maintenant décemment habillée d’un pantalon de lin tout simple et d’une chemise propre, elle portait un gros sac dans ses mains, visiblement bien lourd.
 
- Voilà ! dit-elle triomphalement en le retournant au-dessus de la table.
 
Des dizaines et des dizaines de pièces d’or se répandirent devant Simon, bouche bée, qui voyait là plus d’or qu’il n’en avait jamais vu de sa vie. Le flot de métal doré semblait ne jamais devoir se tarir… Et lorsque enfin il le fit, le vieil établi de bois tout couvert de marques et de traces de peinture de feu Maître Blythe était scintillant d’or.
 
- Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-il d’une voix faible.
 
- Je me suis dit qu’il était temps que je participe aux finances de la maison. Ça suffira ?
 
- Combien…?
 
- Là, y’a cinq mille huit cent soixante dix-neuf pièces d’or. J’ai compté.
 
- C’est plus que ce que je gagnerai en plusieurs années… Comment as-tu… ?! J’imaginais qu’on pouvait bien gagner sa vie en jouant les chasseurs de trésors et les explorateurs, mais pas à ce point-là… Tu as dû mettre un temps fou à réunir tout cela !
 
- Bah non, pas trop. La paye est bonne quand on bosse avec le gouvernement. Plus quelques à-côtés… Ça, c’est rien comparé à ce qu’il y avait au temple, par exemple. Et puis j’ai des gemmes aussi, et des dons de mon père adoptif. Là, c’est juste que ce que je trimballais sur moi.
 
- « Juste » !?
 
- Ouep. J’ai, genre, cent mille en banque.
 
- Garhgl ?
 
- Cent mille.
 
- Tu te fiches de moi ? Tu as conscience que tu pourrais racheter l’intégralité des boutiques de la rue ou presque avec tout ça ?!
 
- Ah ouais ? Tu penses que ça serait une bonne idée ?
 
- Mais non, andouille ! Mais… Tu es riche ! RICHE ! s’écria Simon, s’étranglant d’un rire épouvanté.
 
- On est riches, lui répondit-elle avec un petit sourire en coin. T’as plus à t’en faire, frérot.
Simon
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Posté le 16/05/2021 à 21:31:22 

- Et si elle ne m’aime pas ?
 
- Ce ne serait pas la fin du monde, si ?
 
- Oh, si… murmura Effie, abattue. J’arrive pas à savoir si elle aussi… Dès que je la vois c’est un peu plus fort, et j’arrête pas d’avoir envie d’y dire, tu vois ? Lui avouer tout, et basta ! Et en même temps ça me terrifie et j’ai une trouille monstre. Et si elle me rejette ? Et si en fait, elle s’en fichait parce que Solal et elle…
 
- Ah, Solal… soupira Simon. Que l'on soit intéressé par les choses de l’amour ou non, il y avait certaines gueules que l’on pouvait très bien admirer quand même.
 
- Ah, toi aussi ? Génial… maugréa-t-elle. Aïe !
 
Elle venait de forcer un peu trop avec son couteau à bois, faisant riper la lame qui était venue lui entailler un doigt.
 
- Fais attention ! s’écria Simon, attrapant immédiatement un torchon pour le presser contre la plaie. Il examina rapidement la blessure ; par chance, cela n'était que superficiel et c'est à peine si une goutte de sang coula. Reste concentrée, enfin... Tu manies un couteau !
 
- Pardon, Simon. J’avais la tête ailleurs.
 
- Hmpf. C’est rien, va. Voilà… Reprends ton couteau et applique la lame de trois quarts. Appuie, doucement mais fermement. Tourne le poignet, maintenant, dit Simon d’un ton docte. Pas trop, ou tu vas abîmer ce que tu as déjà fait.
 
Effie était actuellement en train de sculpter quelque chose dans un petit morceau de bois, courbée sur l’établi du Toymaker ; Simon la guidait, lui apprenant à sa demande les rudiments de la sculpture. Des copeaux de bois blanc s’amoncelaient sur le plan de travail. Les jumeaux avaient décidé de s'accorder un peu de temps ensemble, avant qu'Effie ne reprenne la route pour tenter de trouver de l'aide à propos de cette histoire de fantôme tandis que Simon enquêterait de son côté, en ville.
 
- La vache, c’est dur… Comment tu fais ?! Je t’ai vu faire ça en deux temps trois mouvements…
 
- L’habitude. L’expérience. C’est mon métier, hein ? Et encore, là, je t’ai prêté du bois tendre pour débuter.
 
- La vaaaache…
 
- Hé oui. Et pourtant, tu te débrouilles plutôt bien, crois-moi ! On reconnaît déjà ce que c’est sensé être. Beau boulot, Eff. Il faudra continuer de travailler dessus, bien sûr, mais je suis convaincu que le résultat sera à la hauteur.
 
- On m’arrête plus, répondit-elle crânement, reprenant du poil de la bête suite au compliment.
Simon
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Posté le 17/05/2021 à 19:34:25. Dernière édition le 22/05/2021 à 18:50:25 

Les jumeaux s’étaient donné trois jours pour trouver des indices sur cette histoire de fantôme. Euphemia était partie au petit matin, sac sur l’épaule et fort déterminée à faire le tour des villages indigènes qu’elle avait déjà eu l’occasion de visiter. Peut-être que ces sauvages pourraient les aider, leurs tribus comptant nombre de chamanes et de prêtres prétendument versés dans les mystères occultes et en tout cas sûrement plus versés dans ce genre de choses qu’eux, ou que n’importe qui dans cette ville. Quoique… Simon, qui s'occupait d'enquêter en ville, avait passé la journée à flâner au marché, discutant ça et là avec des marins, corsaires et marchands douteux, graissant quelques pattes à l’occasion. Un docker à la peau sombre avait fini par lui conseiller à mi-voix une certaine boutique spécialisée dans les affaires surnaturelles. C’était là la meilleure piste qu’il eut trouvée de la journée, et il se décida à s’y rendre lorsqu’il devint clair que rien de plus sérieux ne sortirait de son enquête, les gens l’esquivant plus que de raison à cause de son visage défiguré quand ils ne se moquaient pas carrément de lui. Il suivit les indications données par le marin et se retrouva devant une cabane miteuse, guère plus qu’une cahute coincée dans un recoin malfamé du port. Non loin, une taverne vomissait des marins et des soldats déjà ivres, qui se faisaient alpaguer par des prostituées et des vendeurs à la sauvette à peine avaient-ils posé le pied dehors. Des rires, des insultes et d’occasionnels bruits de jouissance retentissaient. Simon, qui aurait fui l’endroit comme la peste il y a peu, s’y mouvait comme une ombre, s’efforçant d’imiter sa sœur qui aurait été là comme un poisson dans l’eau. Les murs de bois de la boutique étaient de guingois, et un simple bouquet de plumes multicolores ornait la porte d’entrée. Un grand gaillard visiblement armé attendait à côté de la porte, pistolet à la ceinture et la main posée sur la garde de sa rapière. Il détailla Simon des pieds à la tête, arbora un petit sourire moqueur et décida qu’il ne représentait pas une menace. Il ne regarda même pas Simon lorsqu’il passa à côté de lui, qui s'arrêta un instant, souffla, puis poussa la porte et entra dans la cabane.
 
L’atmosphère y était enfumée, puante même. Tout était rempli d’un incroyable fatras qui s’étendait du sol au plafond, rendant la navigation à l’intérieur chaotique. Simon frémit, hurlant intérieurement devant l’apparent bazar qui mettait à mal son côté maniaque. Au Toymaker, chaque jouet, chaque outil était à sa place -voilà quelque chose que sa sœur n’aurait jamais réussi à changer, peu importe combien d’objets elle, ou Yeux-Rouges, aurait égarés. Les fenêtres étaient obstruées, et la seule lumière à l’intérieur venait de lampes accrochées ça et là, certaines dangereusement près des murs en bois à son goût. Il n’était pas seul dans la boutique ; un couple bien habillé était plongé en grande discussion devant le comptoir derrière lequel se tenait un grand et vieux Noir au crâne rasé de près, la mâchoire recouverte d’une ombre de barbe blanche. Bien qu’il fut décharné, les muscles de son cou saillaient et sa chemise sans manches laissait voir ses bras nus, encore puissants et zébrés de cicatrices dues au fouet ou au couteau. Son visage était sillonné de rides profondes et le blanc de ses yeux était jaunâtre, tandis que ses iris étaient d’un noir d’encre. L’homme se gratta la joue, indifférent à la discussion qui se déroulait devant lui, et Simon remarqua qu’il lui manquait un doigt à la main droite. Quelque chose, ou quelqu’un, lui avait tranché l’index.
 
Le couple ne semblait pas vouloir partir de sitôt et ce malgré qu’ils aient visiblement déjà payé ce qu’ils étaient venus chercher ici, un tas de babioles mystiques achetées à un prix indécent à en croire la bourse bien garnie que le propriétaire de la boutique s’empressa de mettre à l’abri. Simon se mit à explorer la boutique d’un pas lent en attendant son tour, déambulant dans les méandres de ce labyrinthe fantastique qui paraissait bien plus étendu qu’il n’aurait logiquement dû l'être lorsque l’on voyait la boutique de l’extérieur. L’endroit était bourré de curiosités qui auraient fait bondir Euphemia ; il l’imagina, surexcitée, touchant à tout et allant d’une affreuse découverte à une autre. Et pour cause : sur cette étagère-ci, un crâne aux orbites vides trônait, sa mâchoire inférieure encore rattachée au reste, une dent en or fermement enfoncée dans l’os. A côté, une rangée de grandes bouteilles opaques se passait d’étiquette, sauf une sur laquelle on avait dessiné une tête de mort maladroite ; suivaient divers récipients, décoctions malodorantes et alcools méconnus, pour beaucoup recouverts de poussière et certains même recouverts de bernacles et de coraux. On y trouvait aussi des pots de pigments de diverses couleurs avec lesquels se peindre le corps. Des bâtonnets d’encens côtoyaient un vieux crucifix taché de sang, posé à côté d’un couteau de pierre au tranchant effilé et au manche garni d’un cuir étrange, très pâle… Simon se mordit la lèvre, se demandant avec dégoût s’il ne s’agissait pas là de peau humaine ; son regard tomba alors sur un cadre de bois qui servait de présentoir à une peau tendue, tatouée de ce qui ressemblait à une carte. Non, c‘était sûrement une peau de cochon, n'est-ce pas… ? Plus loin, il grimaça devant une affreuse tête réduite aux lèvres cousues, accrochée à côté d’une seconde tête, celle-ci féminine, dont on avait transpercé le crâne avec un clou. Un poulet déplumé et momifié leur tenait compagnie, pendu par une corde passée autour de son long cou nu. Plus bas, on avait appuyé des moulages funéraires contre le mur, ainsi que ce qui ressemblait à un énorme phallus en terre cuite, sculpté et gravé de symboles. Deux cercueils miniatures servaient de récipients, le premier pour des bouquets de fleurs et de plantes séchées et le second pour d’énormes cigares qui dégageaient une odeur âcre sans même être allumés. Dans un coin de la cabane, tout un espace était réservé à d’innombrables bocaux dans lesquels flottaient des créatures plus ou moins identifiables, conservées dans un liquide transparent. Il s’arrêta un long moment devant ceux-là, identifiant avec un dégoût grandissant ce qu’ils contenaient : un œil de bœuf, un cerveau, une grenouille boursouflée, un singe entier recroquevillé sur lui-même, un chaton bicéphale qui ne devait pas avoir plus de quelques jours, des poissons aux bouches immenses garnies de dents effilées et aux yeux globuleux qu’il n’avait jamais vus, et ce qu’il crut être une pieuvre ou un calamar d’une taille phénoménale, tassé dans le plus grand des bocaux. Il n’était pas tout à fait sûr, mais bien caché derrière tout cela il aurait juré pouvoir distinguer un dernier récipient transparent où flottait tout un groupe d’espèces de crevettes rosâtres, avec une grosse protubérance en guise de tête et de grands yeux…
 
Il réprima un hoquet et détourna les yeux, arrivant au bout de ce qu’il pouvait supporter. Les masques de bois ornés de plumes multicolores, là, étaient bien plus jolis à regarder, bien qu’eux aussi effrayants avec leurs crocs peints et leurs yeux fixes ; tous figuraient des animaux : crocodile, coq, vache, chien, vautour ou lézard… Finalement, alors qu’il revenait à son point de départ, il remarqua un léger mouvement quelque part au-dessus de la tête du Noir, à moitié plongé dans l’ombre. Il y avait un serpent dans une cage de bois accrochée en hauteur, une cage aux barreaux bien trop écartés pour empêcher le reptile de sortir. Mais l’animal ne semblait pas particulièrement pressé de bouger de son perchoir pour l’instant. Le couple était toujours en train de discuter, et Simon jura intérieurement.
 
- Votre avis, mon garçon ? dit l’homme en se tournant vers lui, le prenant au dépourvu. Ses vêtements de riche facture détonnaient outrageusement avec la sinistre boutique et trahissaient le petit nobliau en quête de frissons, probablement venu s’encanailler dans la partie populaire du port. Oh ! Oh, mon Dieu !
 
- Pardon ? balbutia Simon, qui avait sursauté au cri soudain qu’avait poussé l’homme en voyant son visage.
 
- Ouh ! Qu’il est laid ! s’écria la femme lorsqu’elle se retourna à son tour, elle-même richement vêtue, ses bijoux exposés aux yeux de tous. Ce couple était probablement la raison pour laquelle un type montait la garde à l’entrée… On ne se baladait pas sans escorte dans de tels endroits.
 
- Effectivement, ma chère. Affreux enfant ! Hélas, cela ne devrait pas nous surprendre que de telles créatures se retrouvent ici…
 
- Mais que lui est-il arrivé ? piailla-t-elle. Qu’est-il arrivé à son visage, enfin ?!
 
- Excusez-moi, c’est à moi que vous parlez ? répondit Simon après un long silence inconfortable au cours duquel la femme tordit le visage comme si on lui avait placé un étron sous le nez. Il avait fini par comprendre qu’elle s’adressait à lui à la troisième personne.
 
- Évidemment ! Qui d’autre ? Quel petit mal élevé… L’esprit va avec le corps, dit-on. Va-t-il se décider à me répondre ? Quelle catastrophe a-t-elle donc pu le défigurer ainsi ?
 
- Oh oui, je suis très mal élevé, fit Simon alors que l'indignation prenait le pas sur le malaise induit par les remarques du couple. J’ai dévoré ma sœur au berceau et j’ai rongé ses os pendant que nos parents forniquaient pour prévoir le suivant. Je jette mon pot de chambre directement chez moi, aussi. Pourquoi nettoyer ? Les brûlures, c’était un simple accident de cuisson, le mois dernier. L’huile chaude, tout ça… Je cuisinais des rats. Il s’est débattu et ça m’a giclé partout sur la tête. Ouille.
 
L’affreuse bonne femme ne se démonta pas, au contraire de son mari qui pâlit et réprima un haut-le-cœur d’un air théâtral.
 
- Sale petit animal…. On se croit malin, n’est-ce pas ? Heureusement que nous avons déjà trouvé ce que nous cherchions. Le club sera ravi de nos trouvailles, ce soir ! J’ai hâte de voir la tête de cette salope de Beatrix, dit-elle d’un air suprêmement dédaigneux et elle sortit à grands pas, son mari à sa suite, les bras chargés de leurs achats.
 
- Le bonjour à toi. Avance, mon garçon, dit le propriétaire de la boutique lorsqu’ils furent partis. Il avait une voix grave et rauque, et lui faisait mollement signe d’avancer.
 
- Bonjour. Excusez-moi… commença Simon, intimidé.
 
- Tu cherches quelque chose en particulier ? le coupa le vieux Noir. Qu’est-ce qu’un pimpant jeune homme comme toi pourrait bien venir chercher ici ?
 
Simon redressa le menton, piqué au vif, laissant la douce lueur des lampes éclairer ses cicatrices, galvanisé par la moquerie. Soudain, il avait beaucoup moins peur.
 
- Je cherche de quoi entrer en contact avec un esprit. On m’a dit que vous étiez le genre de personne à qui s’adresser. Je suis certain que vous avez mieux en stock que ce que vous avez refilé à ces deux idiots… et pour moins cher.
 
- Oh, oh… En voilà un courageux ! On t’a bien renseigné… Je suis Papa Pierre, dit l’homme, et il lui tendit sa main couverte de cals aux doigts tordus par l’arthrite.
 
- Simon. Juste Simon, répondit-il en serrant la main tendue. Ce « Pierre » avait une poigne surprenante.
 
- Passons aux choses sérieuses. Qui veux-tu contacter ? Un amour perdu ? Un parent, peut-être ?
 
- Non, rien d'aussi… personnel. Je souhaite simplement, disons, explorer un peu, vous voyez ? Simple curiosité.
 
- Je vois très bien. Un peu comme ces "deux idiots" au final, comme tu les appelais. Et si c’était dangereux ? Y as-tu au moins pensé ?
 
- Hé bien, oui, mais…
 
- Mais ! Mais tu t’en fiches, assurément. Ce n’est pas mon problème. Je vais accéder à ta requête.
 
Simon allait répondre au culotté vendeur, mais son instinct lui souffla de ne pas s’offusquer de ces manières bien singulières et il s’interrompit au dernier moment. Le Noir fouilla dans la masse de babioles et de colifichets, marmonnant dans une langue que Simon ne comprenait pas ; cela ressemblait à un mélange de langues latines, du français ou du portugais peut-être… Le serpent sortit la tête de sa cage et darda sa langue à plusieurs reprises en direction de Simon, curieux de sentir ce nouvel arrivant. Simon le fixa, fasciné par les motifs qu’il distinguait sur la peau lisse du reptile ; sa myriade d’écailles scintillantes reflétait la lueur des lampes, lui donnant des reflets dorés. L’animal était magnifique.
 
- N’aie pas peur. Le boa ne te fera pas de mal, dit le Noir qui s’était redressé sans un bruit, ses yeux noirs brillants d’un drôle d’éclat.
 
- Je n’ai pas peur, monsieur, se défendit Simon en se retenant de sursauter, surpris par la réapparition soudaine de l’homme. J’admirais juste ses écailles.
 
A ces mots, le serpent s’étira paresseusement hors de la cage, déroulant ses anneaux vers son maître qui lui tendit un bras avec nonchalance. Le reptile s’y accrocha et rampa jusque sur ses épaules où il se lova confortablement, ses minuscules yeux à la pupille fendue restant fixes.
 
- Regarde ce que je t’ai trouvé, commença Papa Pierre, en entassant une quantité invraisemblable de choses sur le comptoir déjà bien encombré. Grigris, bouquet de branches de rose séchées, encens, infusions et fétiches… Tout cela favorise le contact avec l’esprit, le pousse à se manifester au maximum ; l’odeur forte lui plaît, il a envie de sortir de sa cachette et il se montre imprudemment. Porte cette amulette bénite en argent et verse un peu de rhum et de miel dans un bol que tu poseras devant toi. Tu devras cracher dedans à trois reprises puis y broyer un piment cru. Trempe ensuite une branche de rose dans la mixture ainsi créée, puis sers-t’en pour tracer une croix dans ce morceau de bois brûlé, récupéré sur un bûcher où s’est consumé un bœuf pour le Guédé. Lorsque tu es prêt, que tu as fait offrande à l’esprit, accroché les fétiches autour du lieu d’apparition pour te protéger et prié, trempe ce clou de cercueil dans la mixture et plante-le au milieu de la croix. Frappe exactement trois coups, pas un de plus. Appelle l’esprit, et là il te répondra.
 
Simon hocha la tête, impressionné. Soudain, la perspective de ce qu’ils allaient essayer de faire le frappa dans toute son intensité. Une certaine exaltation l’envahit, nourrie par l’étrange certitude que l’homme en face de lui lui laissait sciemment entrevoir un bout de son monde, un monde bien caché et très réel autrement interdit à la plupart des citoyens de cette ville.
 
- Merci, Papa Pierre. Je ferais comme tu diras, dit-il solennellement, et le tutoiement lui était venu sans même qu’il ne s’en rende compte -ni ne s’en offusque.
 
Papa Pierre le salua puis sourit, exhibant des dents jaunies par le tabac.
 
- De rien, mon jeune ami. Et maintenant, discutons paiement…
Euphemia de Windt
Euphemia de Windt
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Posté le 18/05/2021 à 17:43:21. Dernière édition le 18/05/2021 à 19:03:48 

Trois jours pile après leur séparation, Effie était revenue bredouille. Elle avait poussé jusqu’à New Kingston sans succès. On s’était détourné d’elle les uns après les autres, certains indigènes refusant tout net d’entendre parler de fantômes, qui plus est par un de ces étrangers -et peu importe qu’elle se fusse toujours bien entendue avec eux. Il y avait de ces secrets qu’on ne voulait pas partager, tout simplement. Fort heureusement, elle avait vite vu à l’air excité et déterminé de son frère, lorsqu’il lui avait ouvert la porte du Toymaker après qu’elle y eut frappé une fois revenue en ville, que lui avait en revanche fait une découverte intéressante. Il l’avait faite entrer et lui avait raconté sa rencontre avec Papa Pierre sans même lui laisser le temps de se débarrasser de ses affaires, passant de longues minutes à lui décrire en détail l’affreuse et fascinante boutique. Il avait été décidé depuis que leur tentative se ferait dans la chambre d’Effie, lieu que le fantôme semblait épargner lorsqu’il leur jouait ses tours de pendard. Ils seraient tranquilles là-haut, et pourraient mener leur entreprise à bien à l’abri des regards.
 
- Tu es prête ? J’ai tout noté là, dit Simon, assis sur le sol de la chambre, dos à la porte et face à la minuscule fenêtre ronde qui était l’unique source de lumière dans la pièce.
 
- A fond, répondit-elle, assise en tailleur elle aussi. Même si j’ai rarement eu autant la trouille.
 
- Moi aussi, mais je n’en peux plus. Je veux savoir… Porte ça, dit-il en lui passant une amulette autour du cou. Faite en argent, elle représentait Saint Antoine de Padoue, le patron des perdus et des choses oubliées. Lui-même portait déjà la sienne.
 
Ils avaient tous deux préparé la petite pièce, allumant des bâtonnets d’encens, installant les colifichets et les amulettes sur chacun des murs et des meubles, bien en vue. Un bol fut placé au sol et Simon y versa soigneusement le rhum et le miel. Il s’interrompit pour boire à une petite bouteille que Papa Pierre lui avait offerte, lui expliquant qu’il s’agissait là d’une décoction de sang de poulet bouilli avec diverses plantes et au moins deux alcools, réputée favoriser la perméabilité de l’esprit de quiconque souhaitait entrer en contact avec les morts et les esprits. Simon rota, écœuré, la bouche emplie d’un goût douceâtre et métallique et tendit la bouteille à sa sœur, qui renifla le goulot.
 
- Ça pue, ton truc ! se plaignit-elle, avant de se pincer le nez et de s’en envoyer courageusement une grande lampée. Heureusement, Simon avait pris soin de ne pas lui dire de quoi était faite la potion.
 
Il se pencha en avant et cracha dans le bol à trois reprises, sa salive flottant à la surface ; il plongea ensuite un piment dedans, qu’il s’efforça de broyer sans renverser le récipient. La tâche s’avéra étrangement difficile, et Simon réalisa qu’il commençait à être ivre. La potion était beaucoup plus forte que prévu, et avec le puissant parfum d’encens qui envahissait la pièce la tête allait bientôt lui tourner. Effie le regardait faire avec attention, elle-même en proie à un vertige grandissant. Elle vit son frère tremper une branche de rose séchée dans le bol puis l’utiliser tel un pinceau pour tracer une croix sur le bout de bois carbonisé. Enfin, il se saisit d’un cou rouillé qu’il trempa lui aussi dans le bol.
 
- Tiens le… le bois, s'il te plaît, dit-il d’une voix pâteuse à sa sœur qui s’exécuta mollement.
 
Il plaça le clou pile à l’intersection des deux traits qu’il avait dessinés, leva un petit marteau et -fort heureusement pour les doigts de sa sœur- fort de son expérience d’artisan, frappa avec précision sur le clou, trois fois. Il ne cessa de prier tout du long à voix basse.
 
- Yeux-Rouges ? appela-t-il ensuite d’une voix mal assurée.
 
La température de la pièce descendit notablement de quelques degrés et leurs oreilles à tous les deux se débouchèrent, comme lors d’un changement subit de pression. Yeux-Rouges était là. Sa présence était presque palpable, dense, comme lorsque Simon l’avait senti poser sa main sur son épaule, après qu’il l’eut suivi lors de sa visite sur la tombe de ses parents. Si elle plissait les yeux, Effie aurait juré qu’elle pouvait distinguer une drôle d’ondulation dans l’air, comme ce frémissement que l’on pouvait parfois observer au ras du sol les jours de grande chaleur. Plus le temps passait et plus la sensation d’ivresse commençait à devenir franchement désagréable.
 
- Tu m’entends, n’est-ce pas ? Peux-tu parler ?
 
Pas de réponse. Yeux-Rouges restait là, sans rien faire.
 
- Attends… Il aime les miroirs, non ? Je vais en chercher un ! s’écria Effie.
 
- Non ! Il ne faut pas sortir de la pièce avant que ça ne soit fini !
 
Soudain, l’unique fenêtre de la pièce explosa, répandant des morceaux de verre partout sur le sol autour d’eux. Ils poussèrent un cri de surprise, levant les bras pour se protéger les yeux. Le silence revint immédiatement après.
 
- Bon sang ! Ça va ?
 
- Oui, ça va… Ils ne m’ont pas touchée.
 
- Regarde !
 
Les bris de verre éparpillés sur le sol se déplaçaient, rapprochés les uns des autres par une main invisible pour former une grande surface brillante.
 
- Le voilà, ton miroir, murmura Simon du bout des lèvres.
 
- Oh non, ça recommence, gémit Effie, se sentant devenir légère, la vision réduite à un tunnel de plus en plus étroit. Les sensations étaient fortement similaires à celles qu'elle avait vécues lorsque le chamane prisonnier avait plongé avec elle, loin dans les entrailles de la terre.
 
Ils flottèrent longtemps, leur esprit embrumé par l’alcool se laissant faire avec une facilité déconcertante. Au bout du tunnel, tout était rouge orangé. Les couleurs dansantes devinrent des flammes pour de bon. Quelque part au milieu d’une campagne, près d’une forêt d’arbres d’un genre qu’Effie n’avait jamais vus, une assemblée de gens, une cinquantaine peut-être, veillaient autour d’un tas de bois, torches à la main. Il faisait nuit, une de ces nuits claires où la lune éclaire tout d’une lueur maladive. Les gens rassemblés ressemblaient à des paysans, l’air grave et pauvrement vêtus, et en fond l’on pouvait voir la silhouette de bâtisses du village qui se découpaient. Une petite chapelle de pierre se dressait juste à côté, ses lourdes portes de bois renforcé de fer bien fermées. Et, enfin, une jeune femme rousse au visage se débattait, ligotée à un poteau dressé au milieu du tas de bois ; c’était un bûcher. Simon et elle étaient mêlés à la foule, et ils purent observer à loisir la pauvre fille. Elle était habillée d’une robe rapiécée de partout et jetait des regards affolés sur la foule, cherchant de l’aide. Ses yeux passèrent sans les voir sur Simon puis sur Effie, qui leva un bras comme pour dire quelque chose, mais rien ne sortit de sa bouche. La rouquine parlait dans une langue aux accents rauques, précipitamment, reconnaissant certains visages parmi la foule de ses bourreaux. Elle les supplia tout d’abord, même lorsqu’il devint évident que rien ne les ferait changer d’avis : plusieurs tenaient déjà des torches bien près du tas de bois. Il était clair qu’elle ne pourrait compter sur aucune pitié. Déjà, d’autres hommes s’avançaient pour lancer des seaux de graisse huileuse afin d’imbiber le bois, éclaboussant parfois leur future victime ; celle-ci n’aurait pas droit à la mort miséricordieuse apportée par l’asphyxie due à la fumée, qui plongeait généralement la victime dans l’inconscience avant que les flammes ne l’atteignent. A la tête de l’assemblée, une vieille femme au fichu bien serré sur le crâne faisait de son mieux pour couvrir les cris de la jeune femme dont la voix montait dans les aigus tandis que la panique la gagnait. L'ancêtre scandait ce qui ressemblait à une liste d’accusations, ponctuant parfois ses dires d’un sermon que reprenait la foule dans un murmure. Alors que les appels de la rousse devenaient de plus en plus forts, la porte de la chapelle s’ouvrit à la volée et une seconde jeune femme, brune celle-ci et environ du même âge que la suppliciée, sortit en courant, suivie de près par un prêtre qui tentait vainement de la rattraper. Elle poussa un grand cri déchirant qui ressemblait à un mot en voyant le bûcher, et elle se précipita vers l’assemblée. La vieille l’agrippa au passage d’une poigne de fer, ses serres crochues s’enfonçant dans son épaule ; son autre main vint saisir le menton de la brune pour la forcer à la regarder. Elle dit quelques mots d’un ton dur et la brune lui cracha dessus, le visage trempé de larmes. La vieille la gifla avec une force terrible, puis fit signe aux gens qui les entouraient. Deux gaillards costauds se détachèrent de la foule, prirent chacun un des bras de la brune et la ramenèrent de force vers la chapelle, talonnés par le prêtre qui hochait la tête, satisfait. La brune se débattit furieusement tout au long du chemin, cherchant à griffer les yeux de ses ravisseurs sans parvenir à les atteindre ni à leur faire lâcher prise.
 
- Sasha ! SASHA ! hurla-t-elle, et chacun des jumeaux comprit alors que c'était là le nom de la suppliciée. Elle eut un dernier cri désespéré, interminable, puis les portes de la chapelle se refermèrent sur elle.
 
Du côté du bûcher, on avait commencé à allumer le tas de combustible, et très bientôt des flammes oranges vif s’élevèrent. Les supplications de la rousse laissèrent place à des imprécations terribles qu’elle proférait d’une voix affreuse, déjà cassée par ses hurlements précédents et entrecoupée de quintes de toux qui faisait peine à entendre. Ses bourreaux ne bougèrent pas d’un pouce, le feu se reflétant dans leurs prunelles. Les cris de « Sasha » se transformèrent en hurlements de douleur inarticulés quand les flammes commencèrent à lui lécher les pieds, avant de commencer à dévorer pour de bon ses vêtements et sa peau, gagnant ensuite très vite le reste de son corps éclaboussé de graisse et d’huile. Sa peau noircit et se craquela, ses cheveux prirent feu, et ses yeux écarquillés d’horreur se virent teintés de rouge par les flammes.
 
 
La scène prit fin au moment où les cris insoutenables de la fille s’éteignirent enfin. Les jumeaux revinrent à eux, toujours assis au même endroit. Au sol, devant eux, les éclats de verre étaient de nouveau inertes.
 
- Affreux… C'était affreux, dit Simon. Il se frotta furieusement les yeux d’une main et lâcha un sanglot, les souvenirs de sa propre brûlure remontant à la surface. Même près de dix ans plus tard, il n’avait jamais pu oublier la morsure du feu.
 
Effie, envahie par la nausée, prit son propre visage dans ses mains. Elle sentit alors quelque chose écarter ses bras et un poids pesa soudain sur ses jambes repliées en tailleur. Elle réalisa, hébétée, qu’on s’était lové contre elle, ainsi que le faisait régulièrement Cendre lorsqu’elle recherchait un contact rassurant pour dormir.

- Oh, Simon… Simon… Je crois qu’elle me fait un câlin.
Simon
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Posté le 19/05/2021 à 20:30:17 

- Hors de question de la chasser, dit Effie avec fermeté.
 
- Non, bien sûr que non, maugréa Simon, abattu. Ses mains tremblaient légèrement autour de sa tasse de thé, qui ne lui apportait qu'un bien maigre réconfort. Pas après ça.
 
- On est d’accord.

- Elle s'est calmée, de toute façon. En fait, on dirait presque…

- Ouais… Tu crois qu'un fantôme peut déprimer ?
 
Yeux-Rouges (Sasha ?) ne lâchait plus Effie, restant en permanence à côté d'elle. C'est à peine si elle avait osé tenter un mauvais tour depuis l'épisode de la séance de spiritisme. Simon et Effie, ébranlés par l’expérience, avaient ensuite passé la nuit ensemble, nichés au milieu des draps dans le lit de la chambre du premier étage. Ils n’avaient dormi que d’un œil, tâchant de se rassurer l’un l’autre, échangeant parfois quelques mots à voix basse. Aucun des deux n’avait pu se détacher de l’impression tenace qu’une troisième présence était restée avec eux toute la nuit, ne les quittant qu’au petit matin pour s’évanouir quelque part ailleurs dans la boutique. Plus il y pensait et plus Simon, qui n’était pas certain que sa sœur se soit rendue compte de la chose, était convaincu d’une certaine ressemblance entre sa sœur et la jeune femme brune de leur vision, celle qui avait couru vers le bûcher pour tenter d’atteindre son amie avant d'être stoppée dans sa course. De là à en conclure que la raison pour laquelle Yeux-Rouges (Sasha!) appréciait tant sa sœur était que… Hmm. Il considéra étrangement Effie pendant quelques instants, pensif. S'il se laissait trop aller à la contemplation, son esprit vagabondait et il ressentait à nouveau la chaleur des flammes…
 
- Je n'en sais rien, dit Simon en haussant les épaules. Maintenant, je suppose qu'elle est contente d'avoir trouvé un endroit où… où vivre. Faute d'un meilleur mot.
 
- Qu’est-ce que tu me réponds si je te dis que j’ai subitement décidé de la protéger à tout prix ? dit-elle, menton relevé, ses yeux verts plongés dans ceux de son frère jumeau.
 
- J’en dis que tu as tout à fait raison, que je suis très fier de toi et que je vais t'aider, lui répondit-il avec un petit sourire triste. Ce serait peut-être une bonne idée que nous allions demander conseil à Papa Pierre. Quelque chose me dit que nous sommes loin d’en avoir fini avec cette histoire…
Simon
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Posté le 21/05/2021 à 11:58:07. Dernière édition le 21/05/2021 à 12:00:04 

- Du courrier est arrivé pour toi hier soir, dit Simon, confortablement installé dans son fauteuil, ses longues jambes tendues devant lui, en s’adressant à sa sœur encore une fois sortie bien tardivement du lit. La lettre est sur la table.
 
- Tu l’as ouverte ? maugréa-t-elle d’une voix ensommeillée, les cheveux en pétard. Sa chemise de nuit commençait à ressembler à un vieux torchon. Autour d’elle, une légère variation de l’air indiquait à n’en point douter que Sasha (décidément, nommer Yeux-Rouges aidait à ne plus la considérer comme une menace) l’accompagnait.
 
- Bien sûr que non, enfin ! répondit son frère, scandalisé. Et tu me feras le plaisir de mettre ce truc à laver, il commence à empester… Maintenant mange et dépêche-toi de te préparer, on a dit qu’on allait voir Papa Pierre aujourd’hui.
 
Euphemia s’attabla et son frère lui servit une généreuse portion de haricots au lard et à la mélasse ; il avait gardé le plat au chaud le temps qu’elle se réveille, lui-même ayant encore une fois avalé son déjeuner aux aurores avant de se mettre au travail. La jeune femme s’empara d’une cuillère de bois et entreprit de manger sans cérémonie, engloutissant son assiette en quelques minutes et faisant signe à son frère de la resservir. Pendant ce temps, Simon se tournait les pouces, sirotant une énième tasse de thé (les finances de sa sœur lui avaient permis de remplir la réserve du Toymaker à craquer, y compris de dizaines de pots d'infusions et de thés différents pour sa plus grande joie) en observant l’air autour de sa sœur. Sasha ne leur jouait plus de tours. Non, vraiment, est-ce qu’un fantôme pouvait déprimer ?!
 
Enfin, Effie fut repue et remonta se débarbouiller et s’habiller. Lorsqu’elle redescendit, pieds nus et vêtue des simples chemise et pantalon de lin qu’elle affectionnait maintenant, elle se saisit enfin de la lettre qui lui était destinée, frémissant d’excitation en découvrant son expéditeur -ou plutôt son expéditrice. Elle parcourut la lettre, la relut une deuxième fois puis une troisième, puis réclama de quoi écrire et s’attela immédiatement à la rédaction d’une réponse sur laquelle elle plancha longuement. Une fois son œuvre finie, elle la ficela soigneusement et la rangea dans son sac. Elle la ferait porter d'une manière ou d'une autre jusqu’au phare dès que possible. Elle huma à plusieurs reprises la missive qu’on lui avait envoyée ; elle aurait juré qu’elle pouvait sentir un peu de son parfum sur le papier, qu’elle finit par plier et ranger contre son cœur.
 
- Allez, en route ! dit-elle toute ragaillardie. Emmène-moi voir ce fameux gars.
 
- Tu as encore un peu de sauce sur le menton, espèce de charmeuse, répondit sèchement Simon dont l’impatience grandissait en lui jetant un chiffon.

***

Les jumeaux marchaient côte à côte à grands pas, se dirigeant vers le quartier du port. La discussion allait bon train entre eux, Simon expliquant en détail les travaux qu’il pouvait maintenant entreprendre au Toymaker grâce à l’argent apporté par sa sœur. Les gens qu’ils croisaient se retournaient parfois, intrigués par ce duo peu commun, entre le jeune homme défiguré au flamboyant foulard et la jeune femme qui n’hésitait pas à écarter sans ménagement quiconque ne se poussait pas, dissuadant quelques râleurs en serrant le poing dans leur direction, lâchant à l’occasion quelques abominables jurons. A chaque fois, Simon la prenait par la main et l’éloignait de la possible esclandre, lui lâchant des paroles rassurantes à voix basse -plutôt par peur d'attirer trop l'attention que de voir sa sœur blessée dans la bagarre. Effie était très clairement nerveuse. Et d’ailleurs, il avait beau regarder, Simon ne distinguait plus cette variation d’air autour d’elle. Sasha devait être restée à la maison. Enfin, ils arrivèrent sur le port à proprement parler, avec ses tavernes fréquentées à toute heure et ses travailleurs pressés. Cette fois, même Effie fit profil bas, pas suffisamment téméraire pour chercher des noises à n’importe qui ici, où les individus louches se trouvaient à chaque coin de rue.
 
- Lieut’, dit un homme en livrée de soldat, apparemment déjà bien attaqué par l’alcool, qui salua Euphemia au passage à la grande surprise de Simon.
 
- Non, moi c’est Euphemia, répondit l’intéressée avec une certaine irritation. Liet, c’est le gros qui cuve sa bière à l’auberge.
 
Ils laissèrent derrière eux le soldat médusé, Simon retenant à grand peine un rire.
 
- Je crois qu’il voulait dire « lieutenante », chuchota Simon à l’oreille de sa sœur. Rapport à ta promotion.
 
- Ah merde, c’est vrai.
 
- Dis donc, il boivent en service, les soldats… ?
 
- Y’a un moment où il ne boivent pas ?
 
Quelques instants plus tard, ils arrivèrent sur les docks. Une quantité invraisemblable de vaisseaux était amarrée, et l’endroit grouillait de marins qui s’interpellaient les uns les autres. La foule était parfois traversée par un fonctionnaire escorté par les gardes de la ville, chargé de régulariser l’amarrage des bateaux et la réception des marchandises. Les jumeaux s’arrêtèrent un peu pour admirer les bateaux, dont certains étaient si immenses qu’il paraissait incroyable que de tels mastodontes puissent flotter sur les eaux.
 
- Tiens, regarde… fit Simon en pointant la cahute du doigt. On est arrivés.
Simon
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Posté le 22/05/2021 à 18:49:05. Dernière édition le 22/05/2021 à 22:55:33 

Il fut frappé par la même impression de labyrinthe oppressant à l’instant même où il posa le pied dans la boutique, et Effie se pressa contre lui, frémissante d’excitation. Il aurait juré que les couloirs avaient changé, et plusieurs des objets qu’il pouvait voir d’ici ne lui disaient rien. C'était comme si la boutique avait changé du tout au tout en l'espace de quelques jours.
 
- Oooohhh ! fit Effie, absolument émerveillée, en pointant du doigt le plafond : un crocodile empaillé était suspendu au-dessus de l’entrée, ouvrant droit vers les visiteurs sa gueule menaçante garnie de crocs acérés.
 
De chaque côté de l’allée centrale se trouvaient maintenant des oiseaux empaillés et des poissons séchés ; et cette fois, l’énorme phallus en terre cuite peint de couleurs vives était accroché sur le mur le plus proche, tel un gigantesque porte-manteau obscène et délirant.
 
- La vache, tu crois que c’est un vrai…?! s’exclama Effie, fascinée.
 
- Quoi ? Mais non, c’est un faux, enfin ! bafouilla son frère, rouge comme une tomate. C’est de l’argile !
 
Au fond de la boutique, Papa Pierre agitait minutieusement un vieil encensoir qui dégageait une épaisse fumée bleutée à l’odeur puissante, en psalmodiant une litanie dans la langue que Simon l’avait déjà entendu utiliser et qu’il avait fini par identifier comme étant du créole, parlé par les esclaves et les flibustiers autour de Saint-Domingue et d’Haïti. Le temps que Simon se retourne pour lui dire de le suivre, et Effie s’était déjà volatilisée parmi les rangées de bizarreries et de monstruosités. Le jeune homme haussa les épaules et rejoignit l’homme, qui l’accueillit avec un grand sourire.
 
- Bonjour, mon jeune ami. Vas-tu bien ?
 
- Très bien, Papa Pierre.
 
- Je vois que tu m’as ramené une amie…
 
- Je te présente ma sœur, Papa Pierre. Elle s’appelle Euphemia. Excuse-la, elle est parfois un peu sauvage.
 
- Tu lui diras bien que je suis enchanté quand elle aura fini de fouiller mes trésors, alors. Ha ha ! Elle ne veut rien ? Un philtre d’amour, peut-être ? Pour être sûre et certaine que cet amour soit partagé…
 
- Comment sais-tu cela ? dit Simon, et à l’instant même où les mots franchissaient ses lèvres il sut que cela n’avait aucune importance. Bien sûr que Papa Pierre *savait*. Non, écoute… Peux-tu nous aider ? On a réussi le rituel, et nous avons… vu… certaines choses. Et ce fantôme, là, il n’est pas… Il n’est pas méchant. C’est juste quelqu’un qui a souffert, et ce n’est pas juste que cela continue.
 
- Je t’avais prévenu, et maintenant tu vas vouloir t’en mêler. C’est pour ça que je t’ai dit que c’était dangereux. Tu veux lui apporter le repos ? Le libérer ?
 
- Oui, répondit-il sans hésiter.
 
- C’est là un désir puissant, sincère et inconditionnel comme l’amour que ta sœur éprouve, dit le vieux Noir après avoir longuement examiné le jeune homme. C’est quelque chose de très fort, et de surtout très bon pour nos affaires… Toi et ta sœur, venez nous voir à la nuit tombée, à côté des anciens abris à esclaves derrière la ville. La jungle a reconquis le terrain, il faudra s’enfoncer un peu dans la forêt et les marais. Toi, je crois que tu n’auras pas de mal à trouver, alors il faudra guider ta sœur. Suivez les tambours.
 
Simon hocha la tête, imaginant sans peine qu’il parlait des nombreux chemins sauvages qui parsemaient les collines derrière Ulüngen, abandonnés depuis longtemps comme l’était celui menant aux ruines du domaine De Windt. A cet instant, il y eu un bruit de vaisselle cassée et Euphemia réapparut quelques secondes plus tard en tournant exagérément la tête de tous les côtés, yeux écarquillés, l’air très surprise. Simon et Papa Pierre la regardèrent sans rien dire, abruptement interrompus dans leur conversation. Un morceau du phallus en terre cuite, apparemment brisé en mille morceaux, roula sur le sol.
 
- Il n’y a que nous dans la boutique, finit par dire tranquillement Papa Pierre.
 
- Chiasse. Pas fait exprès, marmonna la fautive en piquant un fard.
 
- Ce n’est pas très grave. Mais il faudra payer pour ça quand même, lâcha le vieux Noir sans se départir de son sourire.
Simon
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Posté le 23/05/2021 à 15:42:28. Dernière édition le 23/05/2021 à 15:45:20 

Simon était affalé sur l’établi de sa boutique, la tête dans les bras, ne pensant à rien, bienheureux de subir le silence et le calme après cette nuit étrange. Effie, elle, dormait à l’étage, complètement épuisée. Elle était montée sans un mot -et à vrai dire, nulle explication n’était nécessaire. Lorsqu’il était monté un peu plus tard pour s'assurer qu'elle allait bien, tout ce qu’il avait entendu à sa porte avait été des ronflements sonores.

Les événements de la nuit passé tournaient en boucle dans sa tête. Le soir même de leur visite à Papa Pierre, ils s’étaient prudemment rendus dans les collines boisées derrière Ulüngen, prenant soin de se faire discrets. Une fois à distance raisonnable des remparts de la ville, un sentiment diffus avait étreint Simon, le poussant à avancer dans une direction dont il était convaincu qu’elle les mènerait au point de rendez-vous indiqué par le vieux Noir. Très vite, l’obscurité était devenue suffisamment épaisse pour qu’ils regrettent tous deux de ne pas avoir pris de torches, conformément aux instructions de Papa Pierre qui leur avait assuré qu’elles ne seraient pas nécessaires. Ils avaient avancé quelques minutes en aveugle dans la jungle ténébreuse, se tenant par la main, puis les lumières leur étaient apparues. Le chemin était marqué : on avait suspendu des bocaux remplis de lucioles aux arbres, à intervalles réguliers. Quiconque se serait aventuré ici avec une source de lumière plus puissante aurait raté ces balises. Les jumeaux avaient repris courage et avaient continué, une vibration sourde grandissant dans leurs ventres. C’était le son étouffé des tambours, plus distinct à chaque mètre parcouru ; parfois, ils avaient croisé les vestiges de cabanes rudimentaires, bâtisses de bois et de terre abandonnées et vouées à disparaître. Enfin, ils avaient distingué une grande lueur émanant d’une clairière artificielle, profondément enfoncée dans les bois. Le son des tambours mêlé aux chants était devenu assourdissant. Simon avait écarté les dernières végétations leur barrant la route, et les jumeaux De Windt avaient fait leur entrée au milieu d’une scène irréelle.
 
Un grand bûcher flambait au milieu de la clairière, et les deux visiteurs eurent spontanément un mouvement de recul, se remémorant l'affreuse scène de la mort de Sasha, mais ceci était une fête : une centaine de silhouettes découpées par la lumière dansaient, chantaient, jouaient de la musique ou discutaient autour du feu, projetant leurs ombres grotesques sur le sol. De loin, l’on aurait cru qu’il s’agissait d’inquiétants monstres, mélanges d’animaux et d’humains qui se déhanchaient. Lorsque leurs yeux s’étaient enfin réhabitués à la lumière, ils avaient vu qu’il s’agissait simplement de gens masqués, portant le même genre de masques de bois peints que Papa Pierre exposait dans sa boutique : chien, chat, serpent, lion, crocodile, rat, vache, oiseaux et poissons, tous rendus étrangement vivants par les lueurs dansantes. Beaucoup de ces gens allaient torse nu dans la chaleur dégagée par le feu, et un petit nombre allait presque complètement nu, sans pudeur, hommes et femmes mélangés. L’extrême majorité d’entre eux était Noir ou métis, et lorsque Simon et Effie s’étaient avancés parmi eux ils avaient vu que beaucoup arboraient des mutilations, oreilles, doigts, mains et même pieds coupés, cicatrices des sévices infligés par leurs maîtres, anciens et nouveaux. Ils étaient au milieu d’une célébration cachée, scène de liesse à laquelle seule l’invitation donnée par Papa Pierre les avait laissés accéder. Personne ne s’était étonné de leur présence, certains les accueillant même à bras ouverts. Une femme avait embrassé Simon et lui avait offert de l’alcool avec un grand sourire, une autre avait tendu un bol de piments marinés à Effie (qui en avait croqué une poignée entière), puis elle avait plongé la main dans un second bol rempli de pigments indigo pour tracer des traits parallèles sur le visage de la jeune femme qui s’était laissée faire, ravie. Ils avaient fendu la foule des danseurs, manquant plusieurs fois de se faire entraîner. A plusieurs reprises, lorsqu’il avait regardé vers la lisière de la clairière, Simon aurait juré que des couples des deux sexes s'adonnaient à des ébats plus ou moins osés, à peine dissimulés par les fourrés. Plus loin, une hutte solitaire se dressait juste à la lisière des bois entourant la clairière, à la frontière entre la lueur projetée par les flammes et les ténèbres ; et devant elle se tenait un grand homme décharné coiffé d’une tête de taureau aux cornes peintes, son torse nu parsemé de poils blancs et les jambes couvertes par un pagne bleu. Il leur avait fait de grands signes pour les faire venir à lui avant de les accueillir à bras ouverts, les présentant à ceux qui l’entouraient et répétant qu’ils étaient ici ses invités ; lorsqu’il avait retiré son masque, aucun des deux jumeaux n’avait été surpris de découvrir le visage de Papa Pierre. Il avait salué Effie puis pris Simon par l’épaule comme l’aurait fait un père et l’avait poussé à s’asseoir avec lui. Le jeune homme s’était exécuté, hébété et se sentant déjà ivre rien par la simple ambiance dégagée par la fête. Effie s’était éclipsée, les yeux grands ouverts, absorbant tout ce qu’elle voyait, se soûlant au bruit et aux gestes de cette assemblée formidable.
 
- Mon intuition m’a guidé, avait commencé gravement Papa Pierre. C'est pour cela que je t’ai donné le droit d’être ici. Que vous avez le droit d’être ici, tous les deux. Il ne faut pas trahir ce cadeau.
 
- Jamais, avait répondu Simon. De toute façon, qui croirait un garçon timide et défiguré ? Sans parler de sa sauvageonne de sœur.
 
- Cela aussi, oui, avait dit Papa Pierre, amusé. Elle ne veut pas participer à notre conversation ?
 
Simon avait cherché Euphemia du regard, finissant par la trouver très occupée à gambader au milieu des danseurs, goûtant à chaque gourde ou plat qu’on lui tendait, apostrophant et apostrophée par les gens.
 
- A sa guise, avait conclu Papa Pierre. Ici, nous sommes tous libres… Et maintenant, ouvre bien tes oreilles et écoute-moi.
 
Leur discussion avait duré pendant la majeure partie de la nuit, devenant de plus en plus étrange et abstraite à mesure que le temps s’étirait. Pendant ce temps, Euphemia avait dansé sans s’arrêter, finissant torse nu et le corps ruisselant de sueur, exsudant une énergie animale qui avait provoqué des hurlements d’allégresse chez les autres danseurs. Parfois, on aurait cru qu’elle était environnée d’un nuage de chaleur qui déformait l’air autour d’elle.
Euphemia de Windt
Euphemia de Windt
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29/02/2012
Posté le 24/05/2021 à 13:57:30. Dernière édition le 27/05/2021 à 10:00:28 

Effie avait dansé des heures durant, arrachant sa chemise sans même y penser lorsque la chaleur du brasier était devenue trop forte, portée par une énergie qui semblait sans fin jusqu’à ce qu’un épuisement total et soudain ne la gagne, manquant la faire s’effondrer d’un bloc par terre. Simon avait dû à moitié la porter pour rentrer chez eux, baignés par les premières lueurs de l'aurore. Aucun des deux ne parla durant le temps que dura le trajet du retour, chacun ruminant son expérience respective. Derrière eux, les autres participants à la cérémonie s’étaient évanouis dans la nature par petits groupes, et bientôt ce fut comme si ce rassemblement fantastique n’avait jamais existé.
 
Elle avait le souvenir diffus d’avoir dansé avec quelqu’un dont elle ne pouvait se rappeler le visage, une femme qui lui avait communiqué une énergie débordante, la poussant à continuer encore et encore. Ç'avait été quelque chose de profondément sauvage et libérateur, accueilli avec joie par les autres danseurs. Une fois rentrée avec son frère, elle avait péniblement monté les marches jusqu'à sa chambre, à quatre pattes, abandonnant Simon au rez-de-chaussée où il s'était laissé choir sur le premier siège venu. Elle dormait maintenant d’un sommeil profond et sans rêves, étalée sur sa couche, et quelqu’un ou quelque chose vint se ménager une place contre elle, écartant doucement draps, oreillers et coussins en tâchant de ne pas la réveiller.
 
Elle grogna et remua dans son sommeil, d’abord dérangée, puis elle s’abandonna contre la présence étrangement fraîche et rassurante, se retournant sur le ventre. Elle s'imaginait de retour avec elle, enlacées toutes les deux sous la couverture près du brasero au sommet du phare, le ciel étoilé au-dessus d'elles. Elle replaça sa tête afin de trouver un angle plus confortable, la joue en contact avec ce qui ressemblait à de la peau douce ; elle effleura la courbe d’un sein en déplaçant son bras, et elle serra contre elle cette compagne silencieuse. Si Simon avait pu la voir dormir ainsi, il aurait constaté que sa sœur reposait à quelques centimètres du sol, comme si quelqu’un se trouvait entre elle et le mince matelas, qui était légèrement creusé par une forme invisible.
Simon
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14/02/2021
Posté le 25/05/2021 à 20:51:55. Dernière édition le 25/05/2021 à 20:53:11 

Effie était repartie sur le front, occupant la garnison de l'avant-poste avec le reste des troupes hollandaises ; apparemment, la nouvelle générale l'avait elle aussi promue lieutenante. Simon se retrouvait ainsi de nouveau seul, tournant en rond dans sa boutique -quand il n'était pas occupé à remplir ses commandes, qui même si elles étaient bien moins fréquentes qu'avant, avec toutes ces fermetures intempestives de la boutique, le tenaient tout de même encore fortement occupé pendant la majeure partie de la journée.

Son inquiétude pour sa sœur ne le lâchait plus. Qu'il lui fasse confiance ou non n'était pas la question : c'est de guerre que l'on parlait, pas de bagarres de taverne. Coups de sabre, de poignard et de hache échangés sous les balles sifflantes des fusils et des pistolets. Il repensa alors à ce que lui avait enseigné Papa Pierre, patiemment, déversant son savoir lors de cette nuit irréelle. Il prit une profonde inspiration.

- Sasha ? appela-t-il doucement.

Évidemment, aucune voix ne s'éleva pour lui répondre. Cependant, il était certain qu'elle écoutait… Maintenant, il savait reconnaître les signes infimes qui trahissaient la présence de son étrange hôtesse. Il commença à lui parler, comme il l'aurait fait avec Pieter ou Euphemia.
Simon
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Posté le 27/05/2021 à 00:15:12. Dernière édition le 27/05/2021 à 00:16:47 

Impossible de dire si ses efforts portaient leurs fruits, ni même si Sasha comprenait ce qu’il s’efforçait de lui dire. Après tout, la logique voudrait qu’ils ne parlent pas la même langue… D’ailleurs, un fantôme était-il limité par ce genre de choses ?! Encore une question à première vue idiote, mais qui faisait tourner Simon en bourrique… Las, il porta sa tasse favorite à ses lèvres, la trouvant vide. Il avait tellement la tête ailleurs qu’il ne s’était même pas rendu compte qu’il avait déjà terminé son thé.
 
- Journée de merde, marmonna-t-il dans sa barbe. Pour qu'il jure ainsi, il en fallait beaucoup.
 
Ses tentative de contact ne donnaient pas grand-chose, bien que Sasha écoutât ; cela, il en était sûr. Il manquait quelque chose pour que ces échanges soient concluants, quelque chose sur lequel il n’arrivait pas à mettre le doigt. Il lui manquait un… Un catalyseur. Papa Pierre avait comparé la communication avec les défunts à une recette de cuisine : sans les bons ingrédients, même la meilleure des recettes pouvait se transformer en catastrophe répugnante. Le jeune homme se massa les tempes, l'irritation le disputant à la fatigue. Il était éreinté.
 
- Écoute, Sasha… C’est bien ton nom, n’est-ce pas ? Je te propose un marché, tout bête… Tu pourras rester ici tant que tu veux, tant que tu ne nous mèneras pas la vie dure. Si ça se trouve, nous pourrions même t’aider… Qu’en dis-tu ?
 
Un léger courant d’air lui indiqua qu’elle était là, sans doute à quelques centimètres seulement de lui, attentive. Bien sûr, il n’obtint toujours aucune réponse. Il jura à nouveau et il s'enferma dans le silence qui régnait dans sa boutique fermée. Il avait veillé tard, minuit était passé, et la nuit était calme. Son esprit se mit à vagabonder à cause de la fatigue, passant tour à tour de sa vie avant sa sœur, calme, discrète et sous le signe de la timidité, à sa sœur elle-même, une véritable tornade ambulante qu'il n'avait évidemment pu s'empêcher d'aimer de tout son cœur, puis aux gens qu’il avait rencontrés grâce à elle et tant d’autres choses encore. Son esprit dériva bientôt totalement, repartant dans l’une de ces errances en forme de rêve éveillé qui lui jouaient auparavant bien des tours. Et s’il arrivait à rentrer en contact avec ce cher vieux Maître Blythe, qui lui manquait terriblement ? Restait-on fou ou malade dans l’au-delà ? Tout le monde était-il concerné par ces histoires de fantômes et d’esprits errants, ou n’était-ce que le fruit du hasard ? Cela arrivait-il à des gens précis pour une raison encore plus précise ? Il avait une ébauche de théorie selon laquelle le bizarre appelait le bizarre, ce qui aurait expliqué pourquoi autant de résidents de Liberty paraissaient complètement dingues (il convient peut-être de préciser ici qu'il plaçait sa sœur et lui-même parmi les anormaux, ayant depuis quelque temps maintenant abandonné l'idée de mener une vie banale), entre autres choses… Ses yeux se perdirent dans le vague tandis qu’un tourbillon de pensées chaotiques envahissait son crâne. Sans qu’il ne s’en rende tout à fait compte il se retrouvait là dans la même situation, détaché de la réalité, que le soir où Euphemia lui était apparue pour la première fois, guidée de son côté par le chamane prisonnier dans les entrailles de la terre.
 
Un reflet miroitant dans le coin de sa vision le tira légèrement de sa rêverie, le faisant cligner des yeux plusieurs fois ; sa vision se rétablit et se fixa sur Sasha.
 
Elle paraissait presque faite de chair et d’os : une jeune femme à peine plus âgée que lui-même et sa sœur, à portée de son bras, vêtue d’une épaisse robe toute simple à l’air démodé depuis des années, faite pour un climat aux antipodes de celui chaud et humide des Caraïbes. Ses longs cheveux roux, bien plus lisses et sages que la crinière brune d’Effie, flottaient autour de son visage au nez retroussé et à la peau laiteuse constellée de taches de rousseur, où deux yeux clairs et brillants à la couleur indéfinissable l’observaient d’un air inquisiteur. Elle paraissait tendue, méfiante presque. Lasse, comme lui. Et puis, il y eut une légère variation dans l’air, comme une vague, et elle sourit… Elle lui sourit, d’un charmant sourire à fossettes annonciateur de gaieté, bien loin de l’image de peur et de douleur absolues dont ils avaient été témoins lors de la scène de sa mort. Elle se détendit ostensiblement, puis sa bouche s’arrondit de surprise et elle porta sa main pâle au visage défiguré de Simon pour caresser sa joue brûlée. Son toucher était glacé. Elle articula quelques mots, doucement, qui réussirent à traverser ce qui les séparait, quoi que ce fût, pour l’atteindre.
 
- Вы тоже…?
 
Sa voix n’était qu’un murmure ténu, mais Simon ne l’entendit pas moins.
 
- Oh… Désolé, je ne te comprends pas, répondit-il, la déception pointant le bout de son nez mais n’arrivant quand même pas à gâcher ce moment merveilleux.
 
Sa propre voix lui paraissait assourdie, comme s’ils avaient parlé sous l’eau ou à travers une nappe de brouillard tellement épaisse qu’elle déformait les sons. Sasha eut l’air interdite, tendant l’oreille, puis elle eut une petite moue triste et haussa les épaules en un geste aussi simple qu’évident : « je ne te comprends pas non plus ». Alors, le jeune homme tendit sa propre main et vint effleurer une mèche de ses cheveux flottants qui ondulaient lentement. Elle le laissa faire, heureuse de retrouver un contact humain, faisant tout ce qu’elle pouvait pour agripper sa main ; mais sa prise était inexistante, incapable de saisir quelque chose d’aussi vivant. Elle frotta sa joue fantomatique contre ce carré de peau chaude et pleine de santé, exprimant malgré tout une joie indicible. Elle disparut peu après en s’évanouissant dans les airs, au moment même où Simon sentit qu’il perdait le fil de ce moment sans égal, et son visage chaleureux au sourire ravi fut la dernière chose qu’il vit disparaître. Un tonitruant sentiment de triomphe envahit son cœur.
Simon
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Posté le 28/05/2021 à 18:44:34. Dernière édition le 28/05/2021 à 18:46:06 

Au final, Simon avait découvert la clé bien plus facilement qu’il ne l’aurait cru. Si seulement il avait été capable d'expliquer précisément ce en quoi elle consistait, ou comment elle fonctionnait…! Il voyait maintenant Sasha en quasi permanence, aussi visible pour lui que n'importe qui ou presque. Elle flottait d’une pièce à l’autre, sa chevelure rousse ondoyant autour de sa tête. Elle se mettait parfois à le suivre, contemplant avec curiosité tout ce qu’il faisait jusqu’à ce qu’elle s’en désintéresse à nouveau et ne se remette à examiner quelque fissure, crevasse ou objet, parfois pendant des heures. Simon ne pouvait se départir d’une certaine tristesse en la voyant ainsi tourner en rond, jamais tout à fait en paix ni suffisamment stimulée pour oublier sa condition, se doutant bien de ce qu’il lui manquait. Il tentait souvent de lui parler, l’encourageant tandis qu’elle prenait de la force, mais bien qu’elle soit de plus en plus ancrée dans la réalité sa voix désincarnée s'exprimait toujours dans un langage aux accents rauques qui lui était incompréhensible.
 
On frappa avec force à la porte, puis la voix de sa sœur s’éleva depuis la rue, suivie d'une exclamation courroucée et du bruit de la clé qu’on tournait dans la serrure. Effie venait de se rappeler que Simon lui avait offert un double des clés de la boutique, réalisé de ses mains, afin qu'elle puisse y entrer qu’il soit présent ou non. A ce moment-là, le Toymaker était véritablement et définitivement devenu sa maison à elle aussi.
 
- Simooooooooon ! appela la jeune femme, soulagée d’être enfin arrivée, apparaissant dans l’embrasure de la porte ouverte.

Elle retenait d'une main son lourd sac de voyage sur son épaule, et des bleus et coupures récents parsemaient son corps. Elle était rentrée plus tôt que prévu, épuisée par ses combats dans les avant-postes, et elle vint bruyamment embrasser son frère qui la serra avec bonheur dans ses bras, toujours heureux au-delà des mots de la voir revenir quelle que fut la durée qu’ils passaient éloignés l’un de l’autre. Sasha avait passé la tête à travers le plafond immédiatement après qu’Effie eut mis un pied dans la boutique, toute son attention fixée sur la nouvelle arrivante sur laquelle elle fondit d’un coup dès que l’étreinte des jumeaux prit fin. Elle ne s’arrêta qu’à quelques centimètres d’Effie qui poussa un cri aigu, d’abord effrayée, puis proprement stupéfaite.
 
- Woah ! fit la jeune femme, prise de court par cette tempête rousse qui s’était mise à lui flotter doucement autour comme pour parader. Sasha ?! J’ai failli faire une crise cardiaque ! Comment c’est possible ? Qu’est-ce que t’as fait ?
 
Elle tourna sa mine ébahie vers son frère, bafouillant sous le coup de la surprise. Simon lui sourit en retour et haussa les épaules, parfaitement incapable de lui expliquer les changements survenus en lui durant ces derniers jours. Il avait pris soin de ne rien révéler du progrès effectué en son absence dans ses lettres.
 
- Elle… Tu… On peut la voir ? Tout le monde ?!
 
- En fait, je n'étais pas sûr que tu puisses la voir, toi aussi. Pieter est passé un peu plus tôt dans la journée et il ne s’est rendu compte de rien, répondit le jeune homme. J'ignore à quoi cela est dû, mais…
 
- C’est fantastique de pouvoir enfin la voir, le coupa sa sœur, émue.
 
Sasha s’était campée devant elle pour l’examiner des pieds à la tête. Euphemia lui rendit son regard, plantant ses yeux dans les siens, scrutant ce visage qu’elle redécouvrait, émerveillée comme l’avait été son frère plus tôt. Les deux jeunes femmes se détaillèrent longuement l'une l'autre, puis Effie redressa le buste, laissa tomber son sac de voyage et écarta largement les bras. Sasha s’empressa d’accepter l’invitation et lui fonça dessus pour se lover contre elle et se laisser étreindre, assoiffée du moindre contact. Effie entreprit alors spontanément de lui couvrir le visage et les cheveux de baisers, qui lui donnèrent l’étrange sensation d’embrasser un lambeau de brume.
Simon
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Posté le 29/05/2021 à 18:54:23. Dernière édition le 29/05/2021 à 20:02:14 

- Eff, je vais avoir besoin de toi. Il faut retrouver ce qui la lie à nous. Tu as dit que la première fois que tu l’as vue c’était au temple, après avoir volé des choses dans le trésor… Est-ce que tu saurais reconnaître les pierres que tu as ramenées de là-bas ?
 
- Il y en avait des pleines poignées, avoua-t-elle. Ça va nous prendre des heures rien que pour les différencier les unes des autres.
 
- On n’a pas vraiment le choix… Tout est à l’abri, stocké dans le coffre à l’étage.
 
- Le coffre ?!
 
- Tout à fait, répondit-il, imperturbable. Le coffre renforcé où se trouvent tous les papiers et toutes nos richesses.
 
- Et pourquoi j’en ai jamais entendu parler ?
 
- Tu n’as pas demandé, répondit Simon, sur la défensive. Aussi, c’est moi qui gère les comptes, alors…
 
- Ça va, J’ai compris !
 
Ils montèrent à l’étage, et Simon tira le lit pour révéler une trappe dans le mur, soigneusement renforcée de fer et verrouillée à double tour. Euphemia retint religieusement son souffle à la vue de son contenu lorsque son frère ouvrit la porte ; le coffre était bourré de papiers et surtout de sacs d’or et de pierres rapportés lors de ses voyages. Rubis, émeraudes, saphirs, opales et encore beaucoup d’autres gemmes gisaient ça et là au milieu des pièces d’or, certains des sacs pleins à craquer ayant laissé échapper ce qu’ils contenaient. Il y en avait pour une petite fortune, et les yeux des jumeaux brillèrent à l’unisson. Ensuite, ils sortirent un à un les sacs, les renversant sur le tapis de la chambre au fur et à mesure. Ils nagèrent bientôt au milieu d’un bon centimètre de richesses scintillantes.
 
- C’est beau, purée, souffla Effie.
 
- Restons concentrés, hein ? lui rétorqua son frère, qui réprimait lui-même bien mal son excitation.
 
Ils commencèrent à retourner tout ce qui jonchait le sol, brassant d’une main plus d’or que n’en gagneraient certains citoyens d’Ulüngen dans toute leur vie.
 
- Tu imagines, si c’est une pièce… ?
 
- J'espère pas. Bon sang, c’est à s’y perdre, ronchonna Simon. Où est Sasha ?
 
- Elle était avec moi ce matin, répondit sa sœur, qui rosit sous le regard qu'il lui lança. Sasha avait une fois encore passé la nuit en sa compagnie, accrochée à elle comme un jeune singe à sa mère.
 
- Si c’est bien ce qu’on croit, si elle est bien liée à l’un de ces objets, elle peut sûrement nous le montrer. L’avoir en notre possession pourrait grandement nous aider. Sasha !
 
Elle répondit immédiatement à son appel, à sa grande surprise. Elle traversa le plancher et vint flotter à leur hauteur, à l’horizontale, contemplant leurs efforts d’un air vaguement intéressé, avant de venir jouer avec les cheveux d’Effie qui tenta vainement de l’en empêcher en gloussant.
 
- On a besoin de ton aide, dit Simon en détachant les syllabes, dans l’espoir vain que cela lui permette de traverser la barrière de la langue.
 
- Tu as déjà essayé de la faire lire ou écrire ? demanda Effie, se remémorant les suggestions de sa tante Faye.
 
- Oui, c’est même l’une des premières choses auxquelles j’ai pensé. Mais je crois qu’elle ne sait pas écrire… Elle s’est contentée de jouer avec la plume et de dessiner des trucs sur mon livre de comptes. Sasha, s’il te plaît… Pourquoi es-tu là ? Est-ce que l’une de ces choses t’appartient ?
 
Elle le fixa avec l’air de celle qui fait de son mieux pour comprendre ce qu’on attend d’elle, sans succès, tandis qu’il faisait de grands gestes de la main pour désigner l’or et les pierres par terre. Il en prit certaines pour les lui mettre sous le nez les unes après les autres, mais à chaque fois Sasha restait sans réaction, perplexe devant le manège du jeune homme. Simon, en désespoir de cause, se mit à les saisir à pleines mains pour les déverser devant elle, les faisant rebondir et s’éparpiller plus encore dans toute la pièce. Il finit par arrêter, lassé, et se laissa retomber sur ses genoux. Effie vint lui passer un bras autour des épaules pour le rassurer.
 
- C’est pas grave, on trouvera bien… Hein, Sasha ?
 
Mais le fantôme ne leur prêtait plus aucune attention. Elle avait tourné la tête et fixait quelque chose avec plus d’intensité que jamais ; une toute petite pierre gisait par terre, à moitié recouverte par le tapis. Sasha fut prise d’une grande agitation et tendit les mains pour les mettre autour de cette pierre, qu’elle saisit et leva à hauteur de son regard, la cachant pour l’instant à la vue des jumeaux. Son expression passait du soulagement à la tristesse puis à l’allégresse, sans arrêt ; jamais Effie et Simon ne l’avaient vue aussi expressive. Sasha finit par les regarder eux à nouveau, puis ouvrit doucement les mains pour dévoiler une petite pierre verte toute simple, peut-être la plus banale de toutes en comparaison de celles qu’ils avaient sorties du coffre.
 
- Oh, je la reconnais ! Elle était par terre, dans la salle du trésor ! Je l’ai juste prise parce qu’elle me plaisait… dit Effie, intriguée.
 
- De la malachite
 
La pierre, qui tenait dans la paume, était un morceau d’une belle couleur verte ; elle n’était ni polie ni préparée d’aucune façon, et semblait avoir ramassée la veille. Plus les jumeaux la regardaient et plus sa couleur s’accentuait, finissant par emplir l'intégralité de leur champ de vision. Le cœur de Simon le tirailla alors qu’un autre de ces moments étranges arrivait à toute vitesse, et il fit son possible pour se détendre. Lui et sa sœur se mirent à ressentir chacun à sa manière cette sensation indéfinissable, de plus en plus familière, qui indiquait qu’ils étaient en train de franchir une autre barrière entre eux et leur hôtesse. Simon s'y engagea à pas prudents, prenant son temps pour s’imprégner de tout. Effie, elle, s’y jeta corps et âme avec une confiance absolue.
 
Un battement de cœur plus tard et ils étaient au bord d’un lac, au milieu d’un paysage en tous points semblable à celui de la scène de la mort de Sasha, et que Simon supposa être ce à quoi devaient ressembler les territoires tempérés du Vieux Continent avec ses grandes forêts de pins et d’arbres aux troncs épais, séparés par de grandes étendues herbeuses. L’endroit était envahi du bourdonnement des insectes qui butinaient parmi une myriade de hautes herbes aux fleurs éclatantes, et un grand rapace plana dans le ciel au-dessus de leurs têtes en projetant brièvement son ombre immense sur eux. On distinguait des montagnes à l’horizon, dont certains sommets étaient étrangement blanchis.
 
- De la neige, réalisa-t-il, émerveillé. Nés dans les Caraïbes, ni lui ni sa sœur n'en avaient jamais vu.
 
La main d'Effie vint se glisser dans la sienne, et leur lien était presque tangible en cet instant ; le contact de sa jumelle raffermit son cœur et lui donna envie de parcourir ces étendues pour en découvrir toutes les merveilles. Il fut tiré de sa rêverie par des voix, et reconnut la langue dans laquelle parlait Sasha. Elle était là, en chair et en os, vêtue encore une fois de sa robe toute simple, et la brune qui avait crié son nom en la voyant brûler sur le bûcher l’accompagnait. Les deux jeunes femmes étaient assises sur une couverture autour d'un panier et partageaient un repas frugal fait de pain, de noix et de fruits secs qu’elles grignotaient en discutant. Simon fut encore une fois frappé par la grande ressemblance entre l’inconnue aux cheveux noirs et sa sœur. Ils s’approchèrent doucement, ne pouvant s’empêcher d’avoir l’impression qu’ils dérangeaient une scène intime, et le jeune homme put mieux distinguer le visage de la brune. Il était moins anguleux que celui de sa sœur, et elle avait les yeux marrons plutôt que verts, mais la ressemblance était bel et bien présente. La brune finit par se lever et retira ses vêtements, ne gardant que de quoi couvrir sa nudité avant de partir en direction du lac, criant et riant lorsqu’elle mit les pieds dans l’eau froide.
 
- Sasha ! Вы присоединитесь ко мне ? Там есть форель !
 
- Нет, спасибо! Но будьте осторожны, ладно?
 
- Конечно ! Ты же меня знаешь, да ?!
 
Et la brune plongea d’un coup, troublant brièvement la surface avant de ressortir plus loin en crachant un jet d’eau, les cheveux trempés, et de commencer à faire des brasses dans le petit lac. Sasha se mit à repriser tranquillement un vêtement sur la berge, et de longues minutes s’écoulèrent sans que plus personne ne dise quoi que ce soit. Il n’y avait que le soleil, le chant des oiseaux et les clapotis du lac et de la baigneuse. Elle plongea à plusieurs reprises au même endroit, ayant apparemment repéré quelque chose ; elle finit par brandir un bras en l’air au-dessus des eaux.
 
- Sasha ! Sashaaaa ! appela-t-elle avec force en serrant quelque chose dans son poing.
 
- Dina ? Dina ! Все в порядке ?!
 
Sasha laissa tomber son travail et accourut vers la berge. La brune se rapprocha en nageant et lui tendit quelque chose avec fierté, tâchant de lui montrer ce qu’elle avait trouvé au fond de l’eau. Ni Simon ni Effie ne furent surpris de découvrir un reflet vert dans la paume de la brune… Sasha s’émerveilla tant et plus devant la pierre précieuse, faisant signe à son amie pour qu’elle la rejoigne au sec. La nageuse émergea totalement, ruisselante d’eau et les cheveux plaqués sur le corps, et se mit soudain à arborer un sourire de mauvais augure ; Sasha glapit et battit en retraite en faisant frénétiquement non de la tête, paniquée, mais il était trop tard. Dina jaillit en avant et rattrapa la rouquine en quelques enjambées, la plaquant au sol parmi les herbes et la faisant hurler d’indignation tandis qu’elle-même riait aux éclats ; elle glissa le morceau de malachite dans les mains de Sasha et la gratifia d’un long baiser qui lui fut vite rendu. La brune finit par se débarrasser complètement de ses vêtements, et leurs jeux se transformèrent bientôt en quelque chose de beaucoup plus sérieux. Simon détourna pudiquement les yeux, contrairement à sa sœur qui n’en perdit pas une miette jusqu’à ce qu’on ne la rappelle à l’ordre avec un coup de coude dans les côtes. Le charme fut rompu, et la scène s’estompa alors que Sasha fit de même, disparaissant silencieusement pour quelque temps. Peut-être était-ce là sa manière de montrer sa gêne, et d’exprimer son chagrin et son deuil face à ce bonheur perdu.
Euphemia de Windt
Euphemia de Windt
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29/02/2012
Posté le 31/05/2021 à 17:39:48. Dernière édition le 31/05/2021 à 22:03:36 

- Salut ! Ça va ?
 
Euphemia venait de pousser la porte du Toymaker, de retour d’un bref séjour dans sa maison de guilde. Simon leva le nez de son établi, toussant à deux reprises tandis que le courant d'air provoqué par l'ouverture de la porte soulevait un nuage de poussière de bois.
 
- Te voilà ! Papa Pierre est passé… Il a débarqué, comme ça, dans ses vieux vêtements rapiécés. Étrangement, je crois que personne ne l’a remarqué. C’est comme si les voisins avaient subitement regardé ailleurs. Bref. Il fallait qu’on discute, j’avais des questions. Il n’y a pas de livres de son… son art, tu sais. Tout se transmet par tradition orale.
 
- Fascinant, dit-elle en jetant son sac dans un coin, anormalement joyeuse. Vous avez parlé de quoi ?
 
- De Sasha, bien sûr. Il a dit être étonné de nos progrès rapides, mais pour tout te dire je me demande s'il ne se fichait pas un peu de moi. J’avais presque la sensation qu’il n’en avait jamais douté en fait, mais, bon… Trouver ce qui ancre un mort dans le monde des vivants, ce n’est pas anodin. Parfois, je me réveille en me demandant si toute cette histoire n’est pas juste tirée de mon imagination, si je n’ai pas respiré trop fort ma colle et ma peinture, et que… Bon, tu vois ce que je veux dire. Je n’ose même plus poser la pierre ailleurs que dans ma poche, d’ailleurs…
 
- On pourrait se la passer à tour de rôle. Peut-être qu’elle veut voir l’extérieur, tu ne crois pas ? Maintenant excuse-moi mais je vais pleurer, d’accord ?
 
- Oh. Ah ? fit Simon, désarçonné par le passage soudain de sa sœur du coq à l’âne.
 
Effie acquiesça, les yeux embués ; sa mine se renfrogna et les larmes coulaient déjà le temps que son frère n’en comprenne la raison.
 
- Ah ?! Ah… Tu lui as dit, n’est-ce pas ?
 
- Oui.
 
- Je vois. Ça va aller ?
 
- Oui, oui… Elle a été très gentille, faut juste que j’encaisse, tu vois ?
 
Elle n’ajouta rien, posant ses mains sur celles de Simon avec reconnaissance lorsqu’il vint lui passer les bras autour des épaules pour la réconforter, ajoutant un gros baiser sur la joue pour faire bonne mesure. Elle leva sa manche puis se ravisa au dernier moment.
 
- Je veux bien un mouchoir, s’il te plaît.
 
Son frère le lui tendit avec sollicitude (et soulagement), attendit patiemment qu’elle se mouche bruyamment, puis ignora délibérément lorsqu’elle balança le mouchoir de tissu souillé dans un coin. Il l’aimait à ce point-là, sa sœur.
 
- Tu veux te reposer à l’étage… ?
 
- Je vais faire un brin de toilette, surtout.
 
- Ça marche, répondit le jeune homme en lui posant une main sur l’épaule pour la presser doucement, notant sans le relever qu'elle semblait avoir déjà fait ses ablutions moins de quelques heures auparavant. Ses cheveux étaient encore humides par endroits. Il y a de l’eau propre dans la bassine, mais elle est froide…
 
- Aucun problème.
 
Effie grimpa doucement les marches sous le regard inquiet de son frère, incapable de faire quoi que ce soit pour l’aider face à une peine de cœur. Le thé, les petits gâteaux et les histoires ne pouvaient pas tout guérir ; en tout cas, pas aussi rapidement qu’il le faudrait. Effie referma doucement la porte de la chambre de son frère une fois entrée, savourant la douce pénombre de la pièce, retirant ensuite ses vêtements avant de les plier soigneusement et les poser sur un tabouret avant de prendre de quoi se changer. Elle s’examina une fois encore dans la glace qui surmontait la bassine, passant la main sur les cicatrices qu’elles avait récoltées un peu partout sur son corps, la plus grande barrant son ventre en diagonale, souvenir d'un guerrier du temple, et les muscles qui s’y dessinaient après ses longues semaines d’entraînement. Elle démêla vaguement ses cheveux avec ses doigts, écarquilla ses yeux rougis pour en examiner le blanc, tira sur la peau de son visage anguleux pour le regarder sous toutes les coutures, ce visage qui aurait dû être le sien mais qui n’était en fait qu’une illusion. C’était devenu comme une seconde peau pour elle, et elle portait son pendentif en quasi-permanence sans même y songer.
 
- Sasha ? appela-t-elle à voix basse.
 
Elle n’attendit pas longtemps, la rouquine se matérialisant silencieusement à côté d’elle. Effie rougit mais ne se dissimula pas, consciente d’être quasi nue ; Sasha ne sembla pas s’en formaliser outre mesure et se contenta de rester là, dans l’expectative de savoir ce qu’on attendait d’elle.
 
- Je ne suis pas « Dina ». Je suis désolée. Est-ce que tu comprends ?
 
Une série de tressaillements agita le visage brumeux de la jeune femme rousse, dévoilant son chagrin désenchanté, celui qui reste au-delà des larmes, vide et morne. Celui de savoir ce qu'il en était des choses en réalité, après une longue période à l'avoir sciemment ignoré.
 
- Je ne sais pas quand tout ça s’est passé. Ce qui t’est arrivé. Mais, elle est probablement loin d’ici, au mieux. Elle a sûrement vieilli, peut-être même beaucoup, dit-elle, se retenant d’ajouter qu’il était tout aussi probable qu’elle fut morte à son tour.
 
Sasha ouvrit la bouche, les yeux baissés, parlant difficilement dans cette langue qu’ils ne pouvaient pas comprendre.
 
- Je ne suis pas elle, mais j’aimerais quand même te connaître, continua Effie, et elle fit de son mieux pour que chaque mot transmette au mieux la sincérité dont il était empreint. Mon frère et moi, on veut t’aider. On va trouver un moyen, soit de te ramener pour que tu vives ce dont tu as été privée, soit pour… Pour te laisser dormir en paix.
 
Sasha la regarda de ses yeux pâles et sans couleur et hocha lentement la tête, une fois ; le chagrin avait disparu, laissant la place à une détermination sereine et fatiguée, celle qui accompagne ceux qui se retrouvent au pied du mur avec pour seul choix de l'escalader quoi qu'il en coûte. Si Simon avait trouvé la clé, Euphemia était le catalyseur. Une nouvelle barrière était tombée, et le message était passé.
 
- Et maintenant, à mon tour d'avoir besoin de toi, ajouta-t-elle, obéissant à une pulsion soudaine.
 
Elle vint enlacer Sasha qui pulsa doucement, refroidissant l’air autour d’elle de plusieurs degrés. Effie frémit lorsque sa peau nue entra en contact avec l’endroit où se tenait la jeune femme intangible, la traversant à moitié. Aucune véritable étreinte n’était possible, mais elle aurait juré pouvoir sentir un cœur battre en écho au sien, aussi proche qu’il était enfoui incroyablement loin dans cette poitrine fantomatique.
Simon
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Posté le 01/06/2021 à 11:59:36 

« Que sais-tu le mieux faire ? »
 
La question tournait sans arrêt dans sa tête. Simon avait demandé à Papa Pierre -son maître ?- de l’aide, et ainsi qu’il l’avait dit à sa sœur, l’homme avait répondu à son appel. Il avait fait son entrée dans sa boutique le plus simplement du monde, vêtus de ses vêtements élimés, et pourtant si on le lui avait demandé Simon aurait juré avoir vu apparaître devant lui un roi. Il avait refusé toute nourriture et toute boisson, satisfait d’avoir un simple tabouret où s’asseoir. Simon, lui, s’était assis en tailleur à même le sol, face à lui.
 
- Je viens répondre à tes questions, mon jeune ami, s’était-il contenté de dire.
 
Simon avait alors commencé à parler, se surprenant lui-même de la facilité avec laquelle il s'exprimait comme à chaque fois qu’il se retrouvait face au vieil homme tandis que les mots franchissaient ses lèvres ; il avait bombardé son invité de questions, lui faisant part de ses peurs, de ses interrogations profondes, de leur désir toujours plus puissant, à lui et sa sœur, de venir en aide à cette âme torturée. Les réponses obtenues étaient brèves, simplissimes même, et pourtant toutes faisaient sens.
 
Sans aide, ils n’arriveraient à rien.
L’un sans l’autre, ils n’arriveraient à rien.
Sans une offrande suprême, ils n’arriveraient à rien.
Sans une conviction inébranlable, ils n’arriveraient à rien.
 
Et Sasha continuerait de hanter l’île, piégée dans ce bout de caillou qui avait atterri sur Liberty au hasard de quelque commerce, pillage ou contrebande, minuscule pierre précieuse qui avait voyagé d’un bout à l’autre du monde dans les cales d’un bateau pour finir parmi le butin d’une secte de fanatiques éternellement aux prises avec les colons.
 
« Que sais-tu le mieux faire ? »
 
Simon s’était pris la tête dans les mains, assis à son petit bureau au premier, et il avait réfléchi dans la pénombre apaisante de sa chambre durant de longues heures. Le morceau de malachite trônait sur son bureau, et de doux reflets verts ondoyaient tout seuls à sa surface. Sasha avait regardé Euphemia partir faire sa ronde plus tôt, la mort dans l’âme, et flottait depuis d’une pièce à l’autre, sans but. C’était à vous briser le cœur. Une idée finit par germer dans l’esprit du jeune homme, inspirée par les masques d’animaux des danseurs qui semblaient si réels sous la lueur des flammes lorsque sa sœur et lui avaient répondu à l’invitation de Papa Pierre. Elle fut ensuite nourrie par l’image d’Euphemia travaillant patiemment ses figurines de bois sous sa tutelle, apprenant les rudiments de la sculpture sur bois avec une aisance déconcertante, mettant tout son cœur à l’ouvrage pour que chacun de ces futurs cadeaux soit unique.
 
« Que sais-tu le mieux faire ? »
 
Ce qu'il avait ignoré pendant toute sa vie ou presque était petit à petit devenu une réalité, et sa sœur en était en grande partie responsable. Si la moitié de ce qu'il avait entendu sur Liberty était vrai, toutes ces choses extraordinaires, des histoires de dieux, de démons et de bêtes impossibles, il serait loin d'être le premier à tenter quelque chose d'aussi invraisemblable… Lui qui connaissait par cœur le mythe des artistes et de leurs muses, qui tiraient leur nom des neuf filles de Zeus et de Mnemosyne vouées à Apollon, inspiratrices des grandes œuvres de leur temps, il n’avait jamais ressenti le besoin d’en posséder une. Il se contentait de faire son travail, guidé par feu Maître Blythe ; du très bon travail, certes, mais il commençait à comprendre ce dont il avait en grande partie manqué jusque ici.
 
« Que sais-tu le mieux faire ? »
 
Si Simon avait trouvé là sa muse, elle était bien inattendue mais il l’acceptait avec joie. Sa décision était prise. Il se leva en repoussant sa chaise, compta quelques pièces d’or qu’il empocha promptement et sortit en enroulant son foulard sur ses épaules, suivi par le regard intrigué de son fantôme.
Euphemia de Windt
Euphemia de Windt
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Posté le 02/06/2021 à 19:11:47. Dernière édition le 02/06/2021 à 22:42:00 

Une première main apparut, s’agrippant à une arête du rocher. Elle fut bientôt suivie par la seconde, celle-ci encombrée d’un bâton. La propriétaire des mains tira, soufflant comme un bœuf, et Euphemia apparut petit à petit alors qu’elle se hissait avec difficulté sur la grosse pierre qui surplombait le chemin à flanc de montagne. Plus bas, Ulüngen était encore visible.
 
La jeune femme se posa un instant sur le rocher qu’elle venait péniblement d’escalader, le souffle court, massant sa cheville encore endolorie après son dernier combat, et s'accorda le droit de grignoter une pomme et de boire un peu d'eau. Une main fraîche vint tâter sa jambe douloureuse avec effarement ; à son cou, à côté de son pendentif habituel, une pierre verte était solidement attachée à une lanière de cuir renforcée de métal. Elle avait fini par convaincre son frère d'emporter la pierre hors du Toymaker, convaincue qu'elle aiderait Sasha en l'emmenant ainsi avec elle. Jusqu'ici, la pauvrette semblait apprécier la balade sans vraiment comprendre ce qu’il se passait et restait cachée, manifestant sa présence par de légers effleurements et volutes d'air froid. Euphemia tapota le rocher sur lequel elle se trouvait avec son bâton, un beau bâton du genre de ceux que les enfants sont si fiers de trouver en promenade, ramassé au début du sentier qui serpentait parmi les caillasses dans la montagne. Un lézard de belle taille prit la fuite, dérangé pendant sa sieste ensoleillée, ses flancs battant à toute vitesse. L’astre solaire tapait fort aujourd’hui, après une matinée humide -mais c’était bien pour ça qu’elle était venue ici. Elle se leva pour se tenir debout sur la pierre, et désigna le paysage en contrebas avec son bâton. Une brume épaisse était en train d’envahir la vallée, provoquée par la chaleur des rayons du soleil qui faisaient s’évaporer l’humidité du sol. Bientôt, elle se tint seule au-dessus d’une fantastique mer de nuages, dont seuls les sommets montagneux des alentours dépassaient telles des îles pointues.
 
- C’est un de mes endroits préférés. Il y a un couple de rapaces qui niche pas loin, je les vois souvent planer ensemble. Je crois qu’ils pêchent dans les lacs de montagne, parce qu'ils mangent du poisson, dit-elle à voix haute, en sueur après l'effort mais heureuse. C'est beau, hein ?
Simon
Simon
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Posté le 03/06/2021 à 23:12:46. Dernière édition le 03/06/2021 à 23:15:57 

Le livreur avait déposé sa cargaison sans poser de questions, se contentant de livrer l’objet au rez-de-chaussée de la boutique ; il avait même tenté une plaisanterie qui avait laissé Simon indifférent. Le type était reparti aussi sec, peu perturbé par ce garçon qu’il fournissait en bois depuis plusieurs années maintenant.
 
Simon, les mains sur les hanches, contemplait un grand cylindre de bois d’un mètre quatre-vingt de haut, apporté à grands frais par un attelage de bœufs. Les voisins avaient ouvert de grands yeux en voyant le chariot s'arrêter dans la rue devant la petite boutique, et plusieurs d'entre eux avaient fini par proposer leur aide pour l’emmener à l’intérieur, ce brave Pieter en tête. L’objet trônait depuis au fond de la boutique. Le jeune homme jongla avec ses outils, appréhendant la tâche à venir : il n’avait jamais travaillé à cette échelle… Il tourna autour du bois, calculant, examinant, détaillant, imaginant… Il s’assit. But un thé (il avait arrêté de compter le nombre de tasses qu’il buvait par jour). Grignota un morceau de pain. Pensa brièvement à sa sœur et son chagrin d’amour ; elle s’était évanouie dans la nature, « pour avoir du temps à elle ».
 
Il hésita encore longuement puis il commença enfin son travail, ne s’arrêtant que bien plus tard dans la nuit. Il était épuisé, les muscles de ses bras et ses reins le lançaient, ses mains étaient couvertes d’ampoules dont certaines avaient crevé, et le sol de la boutique était jonché de copeaux de bois arrachés à la matière. Il passa sa main sur le bloc entamé, éprouvant le grain du bois avec son pouce, balayant des poussières et des débris de la silhouette androgyne qui commençait à se dessiner, pour l’instant encore dépourvue de tout signe distinctif. Il plongea ses bras dans la bassine posée là pour une toilette rapide, soupirant de soulagement lorsque ses mains rentrèrent en contact avec l’eau froide.
 
Il devait réaliser la réplique à taille humaine la plus parfaite qui ait jamais existé. « Il n'y a aucune foutue raison pour ça », s'indigna la partie encore rationnelle de son esprit, enfouie de plus en plus profondément au fond de son crâne à chaque jour passé en compagnie de sa sœur et des autres fous furieux qui infestaient Liberty. Il la repoussa là d'où elle était venue et se remit au travail pour quelques heures de plus.
Euphemia de Windt
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Posté le 06/06/2021 à 23:02:15. Dernière édition le 06/06/2021 à 23:07:38 

La porte du Toymaker s’ouvrit à la volée, violemment poussée par une Euphemia surexcitée de retour de la cérémonie des récompenses hollandaises, ses tracas suite à la discussion autour du Thor et de son incendie par sa faute et celle de Cendre s’étant évanouis au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de sa destination. Elle s'était mise à courir sur les derniers mètres, sa lourde natte tressée par Sibylle volant derrière elle. Elle n’avait pas remis les pieds chez elle depuis trois jours.
 
- Simon ! SIMOOOON ! J’ai une médaille ! J’ai une médaille, et du FROM…
 
La vision qui s’offrit à elle la coupa net dans son élan. Son frère était là, debout vers le fond de la pièce et couvert de poussière de bois des pieds à la tête, éclairé par une batterie de bougies et de lampes allumées et placées à la va-vite. Il s’était retourné d’un bloc à son entrée, marteau et ciseau à bois à la main, les yeux fous, en sueur. Il était torse nu, et Effie réalisa avec un choc que c’était la première fois qu’elle voyait son frère jumeau sans sa veste. Ses cicatrices, déjà impressionnantes rien que sur son visage, descendaient sur son cou, sa gorge, son épaule et le côté gauche de sa poitrine, formant un entrelacs de tissu cicatriciel, de peau rose et lisse, de plis et de rides, effroyables rappels de l'incendie qui avait dévoré le domaine De Windt. Il était plus mince qu’elle, dépourvu des muscles que la jeune femme s’était faits en vadrouillant ; ses joues, d’habitude soigneusement rasées, étaient couvertes d’un duvet clair et rêche. Il évoquait un artiste des temps anciens en transe, emporté par son œuvre dans une folle spirale. Son expression hantée se détendit à la vue de sa sœur chérie, encore vêtue de sa robe verte des grandes occasions qui était devenue un peu trop petite pour elle.
 
- Qu’est-ce que tu fais ?! l’apostropha-t-elle une fois la surprise passée.
 
- Je travaille. Ou plutôt, je travaillais. J’ai fini, répondit-il d’une voix rauque. Il avait l’air épuisé.
 
Euphemia pouvait distinguer une silhouette dans l’ombre derrière lui, aux curieux reflets bruns. Simon s’écarta un peu, laissant passer plus de lumière, et Effie put voir son œuvre dans toute sa splendeur.
 
Une réplique parfaite de Sasha trônait au fond de la boutique, statue grandeur nature et hommage vibrant à la jeune femme. En bois soigneusement poncé et poli, elle était bourrée de détails renversants et l’on aurait cru qu’elle allait se mettre à bouger d’un instant à l’autre. Effie, saisie par la beauté de l’objet, suivit des yeux le délié de ses cheveux, les courbes de son corps plus petit et plus replet que le sien, la forme de ses hanches rebondies, ses mains fines croisées dans le giron de sa robe dont les plis reproduits à la perfection semblaient figés dans un mouvement éternel. Elle s’absorba dans la contemplation du visage aux yeux rieurs et constellé de taches de rousseur de la statue, qui souriait de ce chaleureux sourire à fossettes qu’ils l’avaient vu arborer lors de la scène de la baignade entre Sasha et son amante. Elle était… parfaite. Euphemia s’était vantée, lorsque son frère lui avait appris les rudiments de la sculpture, qu’elle pourrait bientôt elle aussi travailler à la boutique à ses côtés. Bien qu’elle fut véritablement douée, ainsi que l’avait lui-même dit Simon, le savoir-faire et le talent de ce dernier la surpassaient de telle manière qu’elle réalisa soudain combien sa bravade avait pu être ridicule. Elle déglutit, fascinée -et un peu effrayée.
 
- Simon… C’est…
 
- C’est mon chef-d’œuvre, répondit-il en souriant, puis il s’écroula dans les bras de sa sœur qui le rattrapa in extremis.
Simon
Simon
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Posté le 07/06/2021 à 15:03:07. Dernière édition le 07/06/2021 à 18:17:14 

Simon se réveilla dans son lit, émergeant d’un sommeil profond et sans rêves, le premier depuis deux jours. Il agita d’abord ses bras perclus de crampes et de courbatures, puis se frotta les yeux ; lorsqu’il passa sa main sur son visage, il constata qu’il était rasé de frais. Son doigt rencontra plusieurs petites coupures le long de sa mâchoire, dont le contact lui arracha une série de grimaces. Il se redressa péniblement, redécouvrant sa chambre éclairée par le peu de lumière filtrant à travers les volets fermés. Dehors, on entendait la vie ulüngenoise suivre son cours comme en pleine journée, et à en juger par l’intensité des rayons du soleil qui s’infiltraient, on devait être en plein après-midi. On l’avait porté jusqu’à sa chambre, lavé, rasé, habillé et couché. Ses mains couvertes d’ampoules avaient été soignées, et la peau tirait affreusement sous les bandages de fortune. On avait soigneusement posé un plateau à côté de son lit, avec une tasse de thé maintenant froid et quelques biscuits, dont certains avaient été grignotés -signe incontestable de la présence d'Euphemia, qu'il se souvenait vaguement avoir vu débarquer la veille. C'était très probablement elle qui avait dû s'occuper de lui… Le jeune homme se leva, étirant son corps avec un bonheur manifeste, faisant craquer sa colonne vertébrale en se penchant d’un côté puis de l’autre, grognant sous l’effort. Il tenta ensuite quelques pas, et descendit précautionneusement les marches qui menaient au rez-de-chaussée une fois qu’il eut pris de l’assurance.
 
En bas, un tas de provisions fraîches en provenance directe du marché d'à côté attendaient d’être rangées, encore emballées et entassées dans un coin. Le ménage avait été fait, le sol balayé et les débris de bois, parmi lesquels il évoluait depuis plusieurs jours, débarrassés. En revanche, personne n’avait touché à ses outils : ceux-ci étaient restés à leur place, certains à même le sol. L’incroyable statue n’avait bien sûr pas bougé et Effie était là, face à elle, assise par terre en tailleur, sa natte défaite et ses cheveux retombant librement sur ses épaules. Elle avait retiré sa robe et portait à nouveau sa chemise et son pantalon de lin, simples et pratiques, et allait pieds nus. Le collier avec le morceau de malachite était posé par terre devant elle. Sasha était là elle aussi, elle leur tournait le dos et se tenait debout entre eux et la statue, ses pieds à quelques centimètres au-dessus du sol, son corps translucide donnant l'impression d'être plus tangible que jamais. Elle regardait fixement sa propre image ainsi recréée, intriguée. Si les jumeaux avaient pu voir son visage à cet instant, ils l’auraient vue tour à tour être indécise, les sourcils froncés et la moue songeuse, puis relever les coins de sa bouche pour tenter un sourire timide, qui finissait invariablement par redevenir l’expression de la plus parfaite perplexité.
 
Simon vint s’asseoir à côté de sa sœur, étouffant un cri lorsqu’il s’appuya sur ses paumes à vif. Effie l’accueillit avec un sourire inquiet, les yeux cernés. Elle n’avait pas dû beaucoup dormir.
 
- Salut, frangin. Elle l’a regardée comme ça toute la nuit, dit-elle en passant un bras réconfortant autour des épaules de son frère, l’invitant à appuyer sa tête contre elle.
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