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« TOYMAKER – Excellent Fabricant de Jouets de Qualité » -1- 2 3 4  
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Simon
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14/02/2021
Posté le 18/02/2021 à 18:36:31. Dernière édition le 19/02/2021 à 02:19:46 

 
Maître Nicholas Blythe remonta les grosses bésicles perchées sur son nez, assis devant son travail du jour. Sa bedaine proéminente butait contre le bord de l’établi.
 
- Je te l’ai déjà expliqué, mon cher Simon. L’enseigne plaît aux gens. Elle fait partie de l'identité de la boutique.
 
- Certes maître, mais je pense vraiment qu…
 
- Qu’il lui faudrait un bon coup de peinture, oui oui, tu me l’a déjà dit. Moi, je la trouve très bien comme elle est, elle est… parfaitement authentique !
 
- Comme vous voulez, maître.
 
Simon balayait le sol tandis que son maître travaillait sur l’une des poupées, penché sur l’établi. Partout autour d’eux, les étagères débordaient de jeux et de jouets… Des myriades de petits soldats, pièces d’échecs, animaux et poupées de bois, de papier, de toile, de porcelaine et d’autres matériaux encore, tous peints de couleurs vives pour attirer l’oeil du client. Le comptoir au milieu de la pièce où travaillait Maître Blythe était encombré d’outils de sculpture, de copeaux de bois et de pièces de tissu, et l’odeur de la sciure parfumait l’air. Dans un coin de la pièce se trouvait un étroit escalier en colimaçon qui traversait la maison à la verticale, menant aux deux étages du dessus : les appartements du propriétaire tout d’abord, puis la petite chambre de Simon tout en haut, sous les combles. La boutique était discrète mais bien placée, coincée entre deux autres bâtiments bien plus gros dans l’une des rues marchandes d’Ulüngen. Sa façade colorée était bien entretenue et le propriétaire, un expatrié anglais vieillissant mais encore réputé, avait sa clientèle de fidèles. Il s’agissait principalement de riches familles de Liberty qui commandaient des jouets raffinés pour leurs petits héritiers, qui casseraient probablement plus de jouets en quelques mois que l’intégralité de la population des enfants des rues n’en verrait dans toute sa vie. Le tableau de la parfaite petite boutique était complété par la fameuse enseigne aux couleurs passées, qui représentait un joueur de tambour militaire en uniforme vieillot avec l’inscription « TOYMAKER » soigneusement écrite en belles et grandes lettres. On y avait ajouté la mention « Excellent Fabricant de Jouets de Qualité » plus tard, sans retoucher au dessin d’origine.
 
Maître Blythe se pencha sur son travail, soupira, se redressa, y retourna, et se redressa derechef en pestant. Il nettoya le pinceau qu’il manipulait et le reposa précautionneusement dans le pot de verre placé à portée de sa main.
 
- Blimey ! Simon, viens donc m’aider… dit-il à son apprenti. J’ai besoin de tes jeunes yeux ! Ma vue à moi n’est plus aussi bonne qu'avant, j'en ai bien peur.
 
Obéissant, le jeune homme prit la place de son maître sur l’établi, écartant délicatement un morceau de pain et de fromage posé là en guise de futur casse-croûte pour se mettre à son tour au travail. Le gros fabricant de jouets se pencha sur l'épaule de son apprenti pour surveiller son travail. Maître Blythe avait beau souffrir de l’âge, il restait un artisan expérimenté qui mettait un point d’honneur à ce que chacun des objets proposés dans sa boutique soit une petite œuvre d’art.
 
- Il ne manque que la couleur, tu vois ? dit le vieil homme. J’ai déjà tracé le contour des yeux.
 
En effet, la poupée de porcelaine offrait des yeux vides et blancs au regard de Simon. Le jeune apprenti réprima une grimace en voyant que les traits tracés par la main du maître étaient tremblotants... Maître Blythe lui tendit un fin pinceau et deux pots de peinture, un noir et un bleu. L’apprenti prit le temps de calculer son coup, passant son pinceau sec sur le visage de la poupée pour en éprouver les contours, puis, lorsqu’il se fut décidé, il plongea l’instrument dans le premier pot et peignit les iris de la poupée d’un bleu vif en quelques coups de pinceau experts. Il retraça ensuite le contour des yeux avec dextérité, repassant sur les traits malhabiles de son maître qui fit semblant de ne rien voir.
 
- Bien, très bien... Pourras-tu ensuite t'occuper d'assembler le cheval de bois pour le fils d'Harcourt ? Les pièces sont petites, il faut faire cela avec précision et mes yeux ne sont plus ce qu'ils étaient... Il ne faudrait pas gâcher la colle... Sais tu combien il est dur de trouver une colle de bonne qualité sur cette île de malheur ?
 
Oui, il le savait. Il le lui avait déjà dit cent fois, et le cheval en question était déjà achevé depuis ce matin. Monsieur d'Harcourt -ou plus vraisemblablement un valet- devait passer le récupérer dans l'après midi.
 
- Oui, maître, répondit gentiment Simon.
 
- Bon petit.
 
Le jeune apprenti ressentait toujours un pincement au coeur en voyant son vieux maître tourner ainsi en rond. Il aimait sincèrement le vieil homme, qui lui fournissait le gîte et le couvert et lui apprenait son métier avec patience et pédagogie depuis maintenant près de quatre ans, et l'interminable dégringolade des vieilles gens qui perdaient peu à peu leurs moyens à mesure que le temps passait lui brisait le coeur. Il n’osait penser à ce que son maître ferait lorsqu’il ne pourrait plus faire semblant, et qu’il lui faudrait admettre qu’il ne pouvait plus exercer correctement ce métier qu’il adorait et pratiquait depuis des décennies.
 
- Oh, Simon ? Va d’abord au marché et ramène-moi de quoi continuer les poupées, dit Maître Blythe en déposant quelques pièces dans la paume du garçon. Il ne reste plus de peinture rouge ni verte, et il faut reprendre du tissu, et aussi de la colle. Fais attention, cette fois-ci.
 
- De suite, maître.
 
Il sortit de la boutique et compta discrètement les pièces, calculant de tête ce que coûterait ce passage au marché. La somme donnée par Maître Blythe n’était pas suffisante. Simon soupira, attristé : il allait devoir compenser avec sa propre paye. Jamais son maître n’aurait fait cela volontairement, bien sûr. La question ne se posait même pas, il ne s'agissait que d'un simple oubli. Un de plus.
 
Il se dirigea tranquillement vers la place du marché, réussissant à se faire oublier de la foule qui s’y pressait, indifférent aux quelques regards dégoûtés qu’on pouvait lui lancer. Sa mise de bonne facture, indiquant un certain statut, lui évitait souvent qu’on le prenne pour un quelconque miséreux. Il fit le tour des marchands proposant le matériel que requérait son maître, se retrouvant bientôt avec une pile de marchandises entassées tant bien que mal dans les bras. Il acheva sa ronde par leur fournisseur habituel de colle, car il savait d’expérience que l'homme était honnête : il ne profiterait pas de ce que le placide Simon aux mains prises par son chargement lui laisse piocher son paiement dans sa bourse pour prendre plus de pièces que nécessaire. Il lui fallut près d’une heure pour tout récolter, et il put enfin prendre la route du retour, rêvant éveillé tout le long du chemin. Leurs poupées plus vraies que nature se vendaient décidément comme des petits pains, en ce moment. Chose curieuse, plusieurs hommes adultes étaient venus en réclamer une "aux cheveux noirs avec une belle robe ajustée à la taille et un corset, les yeux d'un bleu-vert clair et la peau blanche comme l'albâtre, si possible armée d’un fouet", quitte à payer le double du prix habituel. Il avait fini par arracher à l'un de ces clients peu orthodoxes que la poupée était sensée ressembler à une certaine "Faye". L'homme n'avait été que trop heureux de répondre à la question de Simon, pour que celui-ci le laisse en paix et éloigne enfin de lui son hideux visage par la même occasion. Il ignorait qui était cette Lady Faye, mais elle devait sans nul doute être une grande dame pour être ainsi réputée. En revanche il avait beau chercher, il ne comprenait pas bien à quoi le fouet pouvait servir...
 
Il se prit à rêver aux femmes et à l’amour tendre, s’inventant en quelques instants toute une vie et une ribambelle d'enfants avec une demoiselle au parfum de fleur qui l’aimerait malgré son visage défiguré. Il les imaginait toujours sans traits particuliers, se focalisant sur leur caractère qu’il se représentait d’une douceur inégalée, conscient de son propre physique ingrat qui lui avait depuis longtemps fermé les portes des prétentions à la beauté. Perdu dans ses pensées, amoureux d’une romanesque inconnue tout droit sortie de ses fantasmes, son pied rata la marche à l'entrée du magasin qu’il avait pourtant déjà foulée des centaines de fois et la pile en équilibre précaire oscilla dangereusement dans ses bras.
 
- Ooh ! Ah…!
 
Il réussit à reprendre son équilibre in extremis avant de tout flanquer par terre.
 
- Ouf, souffla-t-il en montant la marche fautive, soulagé.
 
Son coude heurta l’embrasure de la porte laissée ouverte alors qu’il entrait, et la secousse fit tomber le pot de colle posé tout en haut de la pile. Le petit récipient en terre cuite alla éclater en mille morceaux sur le sol, répandant son précieux contenu à l’entrée de la boutique.
 
- Zut !
 
- Oh non, pas encore ! Simon ! Mes aïeux, ne sais-tu donc pas combien il est dur de trouver de la bonne colle, par ici ?!
Simon
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Posté le 22/02/2021 à 22:54:34 

Il y avait eu un… accident. Maître Blythe avait ouvert la boutique comme tous les matins, commençant par héler Simon pour le réveiller dans sa petite chambre, puis descendant les marches de l’étroit escalier en colimaçon en soufflant. Il avait ouvert les volets et la porte de la boutique, puis… Il était allé tout aussi naturellement dans la boutique voisine, où il s’était mis sans la moindre raison à invectiver le propriétaire légitime de l’endroit, jurant ses grands dieux qu’il était chez lui et que l’imposteur devait partir. L’homme, un tailleur établi là depuis maintenant de nombreuses années, connaissait heureusement bien son voisin, dont la mémoire défaillante devenait peu à peu un sujet de conversation tristement évoqué à demi-mot dans le voisinage. Effaré, il avait d’abord tout fait pour calmer Maître Blythe, ne se résignant à appeler la garde qu’en dernier recours et s’assurant d’accueillir les hommes armés en personne. Cela évita assurément la prison, ou pire, au fabricant de jouets désorienté.
 
Simon avait vu toute la scène, à l’instar de la majeure partie des autres habitants de la rue, ainsi que tous les passants qui étaient présents à ce moment là, attirés par les cris scandalisés de son maître qui allaient crescendo. Il était resté les bras ballants tandis que le ton montait, et qu’enfin des gardes fort mécontents avaient embarqué son maître pour le mener au poste de garde le plus proche, le soustrayant par bonheur aux regards des curieux qui affluaient. On l’avait relâché quelques heures plus tard, vers midi, et le vieil homme confus était de suite allé présenter ses plus plates excuses au tailleur, lui offrant même un dédommagement généreux pour se faire pardonner cet épisode catastrophique. Le tailleur, extrêmement gêné, avait refusé tout net et conseillé à Maître Blythe de se reposer pour la journée. Le vieil homme bedonnant était rentré chez lui, rouge de honte, et s’était contenté d’annoncer à Simon qu’il lui faisait confiance pour tenir le magasin en son absence, puis il était monté se réfugier dans ses appartements du premier. Il y était resté depuis sans faire le moindre bruit ou presque. Alors, c’était Simon qui avait tenu la boutique aujourd’hui, seul. Il avait l’habitude, maintenant. Non seulement il s’était révélé être un excellent artisan, mais l’éducation solide qu’il avait reçue dans son enfance lui permettait d’effectuer bon nombre des tâches complexes que demandaient la tenue d’un magasin sans problème particulier. Enfin, son apprentissage auprès de Maître Blythe avait fait le reste. Autrement dit, la boutique tournait sans mal et la relève était sans nul doute assurée.
 
Simon passait distraitement ses outils en revue lorsque la cloche de l’entrée sonna, annonçant un client de son tintinnabulement joyeux. C’était une femme accompagnée d’un tout jeune garçon qu’elle tenait par la main, et tous deux étaient vêtus de beaux vêtements particulièrement élégants. La femme s’arrêta net en voyant le jeune apprenti seul derrière le comptoir, et Simon ne manqua pas le long coup d’œil inquisiteur que la cliente lui lança avant d’ouvrir la bouche.
 
- Maître Blythe n’est pas là ? lui demanda la femme sans même un bonjour.
 
- Malheureusement non, madame. Il est indisposé, lui répondit placidement Simon.
 
La femme ne dit rien de plus, se contentant d’une moue pincée, et se mit à regarder les jouets alignés sur les étagères pour dissimuler son irritation d’être venue pour rien, se désintéressant superbement de l’apprenti défiguré. Mais le petit garçon, lui, fixait le visage de Simon avec intensité, complètement indifférent aux merveilles qui absorbaient prétendument l’attention de sa mère. L’apprenti osa un petit sourire ; sa bouche ne se relevait plus que du côté intact de son visage, l’autre étant quasiment figé en permanence. Le garçonnet lui retourna un sourire éclatant sans la moindre hésitation. Simon se mit à faire des grimaces grotesques pour amuser l’enfant qui pouffa sans retenue, ravi. Malheureusement, leur manège n’échappa pas à la femme déplaisante qui tira sur la main du garçonnet d’un coup sec, l’entraînant derrière elle vers la sortie, non sans s’arrêter brièvement sur le palier pour jeter un dernier regard écœuré au jeune apprenti. Elle fit volte-face et partit à grands pas dehors, profondément vexée pour une raison qu’elle seule pouvait connaître. Le petit garçon tituba à sa suite, agitant énergiquement la main à l’adresse de Simon pour lui dire au revoir.
 
L'apprenti eut tout juste le temps de lui rendre son geste avec entrain avant que le garçon ne disparaisse à sa vue.
Simon
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Posté le 01/03/2021 à 22:58:57. Dernière édition le 02/03/2021 à 00:16:31 

C’était une journée de travail comme les autres. Une dizaine de jours était passée depuis l’incident, et tout semblait être revenu à la normale alors que ni l’apprenti ni le maître n'avaient osé évoqué ce qui était arrivé. Rien, hormis la soudaine circonspection dont faisait preuve l'infortuné tailleur et la soudaine absence de certains visiteurs pourtant réguliers, n’indiquait qu’il s’était passé quoi que ce soit. En ce jour calme, Maître Blythe fabriquait une énième poupée et Simon faisait la poussière, balayant distraitement les étagères chargées de jouets avec un plumeau qui avait connu des jours meilleurs. Le jeune apprenti rêvassait tout en travaillant, comme à son habitude, perdu dans la préparation d’un repas imaginaire gargantuesque qu'il s'apprêtait à servir à la table d’une chaumière douillette. Cette fois, il se voyait bien aubergiste de renom à la table réputée et au foyer chaleureux, et…
 
- Qui… Qui êtes-vous ? fit la voix anormalement chevrotante de son maître dans son dos.
 
- Quoi ? dit Simon, surpris, en se retournant.
 
- Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites chez moi ?!
 
Maître Blythe brandissait un couteau devant lui, droit vers son apprenti qu’il dévisageait les yeux ronds comme s’il ne l’avait jamais vu de sa vie. Il n’y avait plus la moindre trace de raison dans ses yeux. La lame était sacrément affûtée… Simon lui-même y avait veillé pas plus tard que ce matin. Il avança d’un pas, couteau levé, et réitéra sa question.

- Je vous ai demandé qui vous étiez ! Répondez-moi !
 
- Maître ! bredouilla Simon, estomaqué.
 
- Va-t'en ! A… A L’AIDE ! A MOI ! se mit à hurler le vieil homme terrorisé, oscillant sur place.
 
- C’est moi ! C'est Simon ! Qu’est-ce qu’il se passe, maître ?!
 
Un homme fit irruption au milieu de l’étrange tableau, alarmé par les appels à l'aide du fabricant  de jouets. C’était l’un des commis du boucher qui tenait boutique non loin, un solide gaillard aux biceps épais comme de jeunes troncs d’arbres. Comme tous les autres commerçants de la rue marchande, ils se connaissaient les uns les autres au moins de nom et sympathisaient ensemble à l’occasion.
 
- Simon ? Qu'est-ce que ça veut dire ?!
 
- J’en sais rien, Pieter ! Il ne me reconnaît plus !
 
- Barst maar ! Tout va bien, Monsieur Blythe. C'est moi, Pieter, qui travaille avec Monsieur Bussche, et lui c'est votre apprenti. C'est Simon. Lâchez ça, s’il vous plaît, fit le brave garçon d'une voix qui se voulait rassurante.
 
- Non ! Laissez-moi, par pitié ! implora le vieil homme dont la voix se cassa.
 
- Calmez-vous, ou vous allez blesser quelqu’un ! Écarte-toi, Simon !
 
Le jeune apprenti recula de plusieurs pas en même temps que le courageux commis avançait lentement vers le vieil homme pris de folie. Maître Blythe se tourna et se retourna sans cesse de l’un à l’autre, ne sachant lequel surveiller, les yeux injectés de sang, un long filet de bave lui dévalant le menton. Il gardait la bouche mollement entrouverte en permanence. La pointe du couteau tremblait de plus en plus violemment et soudain il le laissa tomber, écartant les doigts comme s’il perdait toute force, prenant une inspiration saccadée qui se mua en gros pleurs qui rappelaient horriblement ceux d’un enfant. Maître Nicholas Blythe s’affala par terre en vagissant.
Simon
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Posté le 03/03/2021 à 17:48:55 

Suite à sa crise de folie d’il y a deux jours, Maître Blythe avait consulté d’urgence une équipe d’apothicaires et de médecins des rues, qui avaient été formels : ces crises de démence de plus en plus fréquentes et associés à des pertes de mémoire étaient les signes évidents d’un déséquilibre violent des humeurs qui amenait à la démence. A son âge déjà avancé, il n’avait que peu de chances que son état s’améliore, au contraire… Le vieil homme, furieux, avait chassé les pauvres praticiens avec force jurons de son échoppe, manquant même les poursuivre jusque dans la rue. Simon ne savait plus quoi faire ou dire, profondément choqué par la dernière crise dont il avait été témoin : cela n’avait plus rien à voir avec un petit oubli, cette fois, il aurait très bien pu blesser gravement quelqu’un. Son maître, au visage maintenant livide en permanence, avait passé son temps à fouiller énergiquement dans ses affaires, rassemblant quantité de papiers et de lettres. Il en avait brûlé certains, soigneusement mis de côté d’autres, écrit certaines choses, et avait carrément laissé Simon gérer la boutique seul, encore. Hier soir, après cette journée passée à trier ses affaires, il avait saisi son jeune apprenti par l’épaule et avait scruté son visage ravagé avec intensité pendant un long moment. Ensuite, il avait visiblement tenté de dire quelque chose mais n’y était pas arrivé, et s’était contenté d’un sourire triste qui s’était longtemps attardé sur ses lèvres avant qu’il ne souhaite finalement la bonne nuit au garçon et ne monte se coucher. Il n’était même pas descendu de sa chambre ce matin…
 
Nous étions le soir, et Simon n'en pouvait plus de tourner en rond en se rongeant les sangs. N'y tenant plus, le jeune homme s'était enfin décidé à monter l'escalier étroit, et une fois sur le palier de la chambre de son maître, au premier, avait encore longtemps hésité avant d’oser toquer à la porte. Aucune réponse. Il avait rassemblé tout son courage avant d’essayer de tourner la poignée, ne pouvant se départir de l'idée qu'il était en train de faire une bêtise. La porte n’était pas verrouillée, et elle avait pivoté sur ses gonds sans un bruit.
 
Il régnait un silence de mort dans la pièce froide et sombre. La bougie qui trônait sur la table de chevet s’était éteinte depuis longtemps, et les bésicles du vieil homme étaient soigneusement posées à côté, ainsi qu’une petite fiole sans étiquette. Il était étendu sur son lit les yeux fermés et les mains croisées sur la poitrine, et ne réagit pas à l’entrée de son apprenti. Son visage était paisible, mais paraissait en même temps extrêmement vieux et fatigué. Sa peau parcheminée était parcourue d’une myriade de veines bleutées visibles par transparence.
 
- Maître… ? héla doucement Simon, le cœur étreint par l’angoisse. La porte était ouverte, je viens voir si tout va bien. Vous n'êtes pas descendu de la journée… Vous voulez manger quelque chose ?
 
Rien. Simon resta planté là quelques instants, essayant furieusement de mettre le doigt sur ce qui clochait, sans succès. Il avança encore sur la pointe des pieds, comme pour ne réveiller personne, jusqu’à se retrouver tout près du lit, et il posa sa main sur le bras de son maître qu’il secoua doucement. Maître Blythe ne réagit pas. C’est là que Simon réalisa enfin ce qui le dérangeait : la poitrine de son maître endormi ne se soulevait pas.
 
Simon prit ses jambes à son cou, dévala l’escalier en colimaçon, manqua s’étaler de tout son long en sautant les dernières marches, et sortit en courant dans la rue pour aller chercher de l’aide.
Simon
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Posté le 04/03/2021 à 22:24:50 

- Ahm, hum… Simon ! Toutes mes condoléances.
 
Une paire de jambes épaisses s’était matérialisée devant lui alors qu’il était assis en silence sur le parvis de la boutique, à regarder dans le vague en se morfondant. Il reconnut le propriétaire des jambes à sa grosse voix éraillée.
 
- Merci, Monsieur Bussche.
 
Il était passé, bien sûr, et non loin se tenait son commis, Pieter, qui avait été témoin du dernier coup de folie de Maître Blythe. Le vieil homme était déjà mort depuis plusieurs heures lorsque Simon l’avait découvert immobile dans son lit, et appeler à l’aide n’avait servi à rien. Il avait suffit de le regarder pour comprendre qu'il n'y avait plus rien à faire. La bouteille vide trouvée sur sa table de chevet s’était sans le moindre doute possible révélée être du poison, un quelconque extrait d’opiacées que le vieillard avait entièrement bu avant de se coucher, s’assurant un sommeil définitif. Il avait rédigé une lettre pour expliquer son geste : rien n’était plus terrible pour un homme que de sentir son esprit lui échapper, et il avait tenu à partir en ses propres termes plutôt que d’attendre une mort pitoyable après une longue agonie. S’y ajoutaient des détails confus de la longue vie et du travail du fabricant de jouets, mêlés de regrets et de confessions. Et d’ailleurs…
 
- Il m’a légué la boutique, ajouta le garçon.
 
- Je sais, oui… Le tailleur me l’a dit. Nous pensons tous que tu feras du bon travail, mon petit.
 
- Ce n’est pas le problème, Monsieur Bussche. Mais merci pour vos gentilles paroles.
 
- Non, non, évidemment que non… marmonna le bonhomme costaud dans sa moustache fort fournie. Tout est en règle, je suppose ?
 
- Oui, tout est déjà réglé. Un notaire m’a remis les clés de la boutique et l’acte de propriété tout à l’heure.
 
- On s’en doutait tous un peu, tu sais… Le vieux gredin devait déjà l’avoir prévu de longue date. Il était fier de toi. Quand… Quand va-t-on l’enterrer ?
 
- Demain matin.
 
- Je vais faire passer le mot. Nous y serons. Et, mon garçon… hésita le boucher en frottant son épaisse nuque, mal à l’aise, si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas. Nous nous ferons tous une joie de t’aider. Le Toymaker, c’est un peu une institution dans cette rue ! Nicholas nous manquera.
 
- Merci. A vous tous.
 
Monsieur Bussche fit demi-tour et laissa le jeune homme à son chagrin, non sans jeter un dernier regard teinté d’inquiétude à cet étrange garçon qu’il connaissait si bien et si peu à la fois, figure immanquable mais pourtant si discrète de leur quotidien dans ce petit coin d’Ulüngen. « Pauvre garçon » songea-t-il, « Il est fort capable, et saura sans doute très bien tenir la boutique. Quant à savoir ce qu’il pense, ça…»
 
Pieter, le commis, s’approcha à son tour, tapota maladroitement l’épaule de Simon en guise de réconfort sommaire, puis il partit ensuite rejoindre son patron.
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Posté le 09/03/2021 à 22:22:19. Dernière édition le 09/03/2021 à 23:08:30 

Simon et Pieter cassaient la croûte, assis côte à côte sur les deux chaises que Simon avait placées devant sa boutique pour profiter de l’air doux du soir. Le commis lui tenait souvent compagnie depuis la mort de son maître, et il était bien le seul, d’ailleurs. Simon pouvait évidemment compter sur ses voisins toujours prêts à aider, mais ce n’était pas pareil que d’avoir des gens de son âge avec qui partager sa vie, ses rêves et ses ambitions. Pieter était ce qu'il avait de plus proche d'un ami, plus âgé que lui certes, mais le gaillard avait bon cœur et compensait son manque d’éducation par sa sincérité à toute épreuve. Sa compagnie était apaisante pour le garçon taciturne, et il faisait partie des rares personnes de sa connaissance à ne pas faire comme si son visage brûlé n'existait pas. Parfois même, le brave commis en plaisantait avec lui, parvenant à lui arracher quelques rires d'abord timides, qui finissaient en francs éclats de rire.
 
- Le patron a senti que ça tournait pas rond. Il était déjà tard, y m’a conseillé de pas rentrer tout de suite et on a tout bien barricadé dès qu’on a entendu l’alarme. Juste à temps, hein. Y’a pas eu de casse, par chez toi ? demanda Pieter, qui mordit à pleines dents dans son petit pain en inspectant la façade du Toymaker.
 
- Non… J’ai été réveillé par des coups de feu et j’ai plongé sous mon lit. Je crois qu’ils n’ont fait que passer dans la rue… Il n’y a pas eu beaucoup de combats, cette fois. Mais j'ai retrouvé deux balles perdues en ouvrant le lendemain matin, là et là, lui répondit le jeune homme en désignant deux trous aux bords déchiquetés laissés dans le bois de sa porte.
 
- Mazette… Ça va qu’ils n’ont pas tiré dans les fenêtres, à l’étage. Y’a un bijoutier, dans le quartier d'à côté, qui a perdu tout son stock, y paraît. Ils ont réussi à entrer, et après ça, hop ! Tout a disparu.
 
- Le pauvre. Je vois pas comment on peut rebondir, après ça.
 
- C'est la vie ici, se contenta de répondre le commis en haussant les épaules. On peut toujours l’aider à reconstruire.
 
- Oui, mais… Tout ce boulot perdu…
 
Ils continuèrent tous deux à manger en silence, Pieter tendant l’oreille aux cris qu’on entendait toujours retentir dans la direction du port, actif à toute heure du jour et de la nuit, et Simon encore une fois le nez levé vers les étoiles, son écharpe couleur abricot entourée autour de son cou. Le garçon prenait toujours soin de s'assoir sur la chaise de gauche, afin de présenter le côté intact de son visage et de pouvoir utiliser son œil valide.
 
- Au fait… Je vais me marier, lâcha Pieter. Avec Odette.
 
- Pour de vrai ?! Félicitations, mon vieux ! s'exclama Simon, ravi. Tu t’es enfin décidé ?
 
- Oui, enfin, tu vois… Tu te rappelles de la fois où elle… Tu sais… Je t’avais raconté, non ? bredouilla Pieter en rougissant.
 
- La fois où Monsieur Bussche t’avait laissé ton après-midi parce qu’il venait de rencontrer sa petite-fille ? finit Simon à sa place, amusé par la gêne de son ami, non sans sentir le rouge lui monter aux joues à lui aussi.
 
- Oui, oui, voilà. Hé bien, en fait, Odette attend un bébé. Alors, tu comprends
 
- Bon sang ! D’accord… Hé bien, d'accord ! Vous vouliez vous marier de toute façon, non ?!
 
- Oui, acquiesça béatement le commis. Oui, tout à fait.
 
Simon lui envoya une bourrade dans l’épaule, qui ne le fit pas bouger d’un pouce. Il secoua sa main meurtrie en grimaçant.
 
- Va pas te blesser, p’tit Simon… Faut que tu sois en forme pour la fête !
Simon
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Posté le 20/03/2021 à 23:05:24. Dernière édition le 21/03/2021 à 11:20:09 

Au bout du cinquième gargouillis sonore en provenance de son estomac, il ne pouvait décemment plus ignorer sa faim.
 
- Misère…
 
Simon reposa le livre dans lequel il était plongé sur le comptoir et se caressa le menton, soucieux. Il n’avait plus grand-chose à manger, là… Il faudrait bientôt qu’il se décide à sortir pour aller acheter des vivres, sinon il était bon pour manger ses chaussures à ce rythme. Le jeune homme se mit à faire les cent pas dans sa boutique soigneusement fermée à clef sous les yeux des jouets alignés sur les étagères. Il fermait la boutique beaucoup, beaucoup plus tôt que d’habitude ces derniers jours… Rapport aux crises de folie qui avaient frappé un peu partout en ville. On n’en connaissait pas vraiment la cause, mais d’un coup, même un enfant pouvoir devenir dingue et se mettre à agresser les passants. Il avait de ses propres yeux vu un homme se déshabiller en pleine rue hier… Le pauvre homme s’était enfui nu comme un ver en hurlant sa joie. Sans parler des deux matrones qui l’avaient insulté toute la journée, postées devant sa porte à hurler des horreurs… Brrr ! Alors, l’entrée des clients se faisait au compte-gouttes depuis quelque temps maintenant chez lui comme chez la plupart des autres commerçants de sa connaissance, et tout individu suspect était refoulé. De toute façon, ce n’était pas chez un fabricant de jouets que les gens allaient se précipiter quand les catastrophes arrivaient, ça non.
 
- Bon. Quand il faut y aller…
 
S'exprimer ainsi à haute voix atténuait quelque peu sa solitude, qui ne le quittait jamais tout à fait depuis la mort de son maître. Pieter ne pouvait pas tout le temps être là, non plus… Simon soupira, compta sa monnaie puis enfila son manteau ainsi que sa fameuse écharpe, peut-être son bien le plus précieux (hormis le Toymaker lui-même, bien sûr), et il mit la main sur la poignée de sa porte quand il fut pris d’un soudain doute. Et si… ? Il se mordit la lèvre, d’abord épouvanté par sa propre idée, et il revit en un éclair les visages convulsés de colère des deux matrones qui l’avaient menacé de mort. Cédant à son instinct, il fit volte-face et alla prendre le couteau qu'il utilisait d'ordinaire pour couper son manger dans l'un des tiroirs du comptoir, et il sortit enfin de chez lui.
 
Sur la route personne ou presque, uniquement des gens pressés de se rendre à leur destination, souvent en petits groupes méfiants et le foulard sur la bouche. Quelques uns montraient ostensiblement qu’ils étaient armés. Par contre, nulle patrouille en vue… Apparemment, une bande de pirates avait récemment pris d’assaut les possessions hollandaises, loin là-bas dans les montagnes. Les soldats devaient surtout s’affairer de ce côté-là, du coup… N’empêche, ce n’était pas très rassurant de voir que les citoyens étaient plutôt livrés à eux-mêmes par ici. Il lui fallut à peine dix minutes de marche pour atteindre la maison de la boulangère du coin, mais cela lui parut durer une éternité.
 
- C’est fermé ? Misère !
 
Il se pressa contre la porte, inquiet, et actionna doucement le heurtoir.
 
- Madame Verbeek ! appela-t-il à mi-voix. Madame ! C'est moi, Simon ! Je viens acheter de quoi manger. J'ai de quoi payer.
 
- Simon, mon garçon ! lui répondit une voix assourdie de derrière la porte, qui finit par s’entrouvrir pour laisser apparaître une partie du visage de la propriétaire des lieux. Bonsoir ! Tout va bien ? Tu n’es pas… malade ?
 
- Non, je ne crois pas. On dirait que ça s'est calmé, mais tout le monde a encore un peu peur… J'avais espoir que vous soyez ouverts, que je puisse au moins acheter un peu de pain. Les enfants vont bien ?
 
- Oui, ils vont bien ! La folie n’a pas frappé ici. Je suis désolée mon chéri, mais comme tu le vois nous préférons fermer un peu plus tôt en ce moment. Je ne peux pas te laisser entrer, au cas où ça serait contagieux, tu comprends ? Mais je peux au moins t'aider… Attends ! dit-elle, et Simon entendit ses pas s'éloigner ; il resta un long moment devant la porte.
 
- Prends ceci ! dit-elle lorsqu'elle revint enfin, entrouvrant juste assez sa porte pour y faire passer deux belles miches de pain et un petit pot scellé à la cire. C'est de la confiture… Nous avons quelques réserves, nous pouvons au moins te faire don d’un petit quelque chose. 
 
- Grand merci, ma très chère madame Verbeek ! Passez me voir au Toymaker avec les enfants lorsque nous serons sûrs que tout cela est fini… Je vous le revaudrai.
 
- Au revoir, Simon ! Prends soin de toi, dit-elle, et elle referma sa porte.
 
Ses vivres bien calés dans sa besace, Simon reprit la route de chez lui en rasant les murs, accélérant à chaque pas, impatient de retrouver l’abri de ses murs. Il croisa encore moins de gens qu’à l'aller alors que le soir tombait, et ceux-là paraissaient de moins en moins recommandables. Il ne s’autorisa à relâcher sa vigilance qu’une fois arrivé au dernier croisement avant sa rue, son écharpe flottant doucement derrière lui. Il fut saisi par la vision improbable de ces rues, d’habitude encore bien fréquentées à cette heure, quasiment désertes. On n’y voyait pas un chat et le calme qui régnait avait quelque chose d'irréel.
 
Il sentit soudain comme un regard s’appesantir sur sa nuque, et un bruit de ferraille qui tombe au sol résonna tel un coup de feu derrière lui. Il se retourna d'un coup, le cœur battant. Une fille brune et maigre aux yeux injectés de sang le fixait, figée sur place juste en face de lui de l’autre côté de la rue. Elle était bouche bée, et à en juger par le tas de babioles étalées à ses pieds, c’est elle qui venait de faire tout ce boucan en laissant tomber ses affaires sous l'effet de la surprise. La fille articula silencieusement un "Toi !" impérieux, ses yeux verts brillant avec une intensité parfaitement effrayante braqués sur lui, et elle fonça soudain à toute vitesse dans sa direction. Entre ses vêtements rapiécés, sa dégaine de baroudeuse et sa crinière de cheveux noirs en bataille qui volait derrière elle dans sa course, elle avait tout l'air d'une sauvageonne à la poursuite de sa proie… Prête à le déchirer de ses dents et à dévorer crus ses abats sanguinolents. Tout un tas de pensées horribles traversèrent la tête de Simon à cet instant.
 
- Oh non, pas encore, gémit-il, avant de faire volte-face et de commencer à courir.
 
- Attends, bougre d’âne ! J'veux juste causer !
 
- Sans façon, merci !!
 
Il sprinta de toute la vitesse dont il était capable, prenant soin de dépasser sa boutique une première fois avant de faire le tour et d’y revenir par un chemin détourné pour semer la folle, qui d’après ses cris de plus en plus faibles perdait du terrain… Bientôt, il fut à peu près certain qu’il l’avait laissée loin derrière lui. Il s’arrêta pour reprendre son souffle dans un recoin entre deux maisons tout proche du Toymaker, son couteau bien serré dans sa main tremblante pour se rassurer, et il pencha la tête au coin du mur pour voir si la voie était libre. Il regarda d'abord à gauche, puis à droite… Personne. Grand silence. Plus aucun signe de la foldingue ! Il pouvait enfin rentrer chez lui et retrouver la sécurité de son lit. Cette nuit il allait caler une chaise contre la porte, histoire d'être sûr. Il sortit de sa cachette à pas prudents et fila jusque devant sa porte. Il était en train de tâter ses poches pour y retrouver sa clef lorsqu’une série de pas approchant rapidement se fit entendre, et il n'eut pas le temps de réagir qu'un grand choc le projetait sur le côté et qu’une masse de cheveux noirs envahissait sa vue. Il roula sur le sol avec son agresseur dans une rude empoignade, se débattant désespérément, jusqu'à ce qu'il entende un cri aigu qui lui vrilla les tympans ; il se retrouva soudain libéré du poids qui le maintenait à terre.
 
- Oh, misère ! bredouilla Simon en s'écartant précipitamment à quatre pattes. Pardon, pardon !
 
Maintenant qu’il l’avait devant lui, la folle s'avérait être une adolescente qui, mis à part sa mine exténuée et son air un peu louche, paraissait à peu près normale. Et surtout, il la reconnaissait maintenant…! Elle était présentement allongée sur les pavés et contemplait d'un air incrédule, relevée sur ses coudes, le couteau qui dépassait de sa cuisse ; la lame y était enfoncée jusqu'au manche. Ses yeux passèrent de sa blessure à Simon, choqué par son propre geste, à deux doigts de craquer sous la tension. Tous deux d’entre-regardèrent d’un air horrifié.
 
- Tu… Tu m'as…?!
 
- Mais… Tu… C'est toi ! La fille de l'autre jour… Le fantôme !!
 
- "Le fantôme" ?! Bon dieu de merde ! lâcha-t-elle, parfaitement indignée, avant de tourner de l'œil.
Euphemia de Windt
Euphemia de Windt
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Posté le 22/03/2021 à 11:34:15. Dernière édition le 22/03/2021 à 15:03:31 

Le réveil fut bien difficile. Euphemia sentait une douleur sourde et lancinante tambouriner dans son crâne. Elle ne savait plus ce qu’il lui était arrivé, mais elle avait dû se prendre un sacré coup sur la tête pour avoir mal comme ça… Et puis, elle avait aussi mal à la cuisse, mais ça allait en comparaison. Elle remua un peu, ramenant sa jambe sous elle comme pour s’asseoir. Hum, ça n'allait pas vraiment mieux, en fait… Ça… Ça faisait mal. Vraiment mal. Ça brûlait même. AÏÏÏEEEE ! Elle émergea brutalement de son demi-sommeil alors que la brûlure irradiait, descendant de sa hanche jusque dans ses orteils. Elle déplia précautionneusement sa jambe pour la réétendre, et petit à petit la douleur reflua pour se limiter à une lance de feu qui lui traversait la cuisse en un point assez précis ; elle reposa la tête sur son oreiller, le souffle court et les dents serrées. Elle en avait les larmes aux yeux.
 
Lorsqu’elle se fut calmée, elle put constater qu’elle se trouvait dans une petite pièce propre et bien entretenue, une chambre à coucher pourvue de meubles simples et robustes. Et elle, elle était allongée sur un lit douillet aux draps qui sentaient bon. Tout de suite, elle tâtonna autour de son cou à la recherche de son pendentif -il était toujours là ! Personne ne l'avait *vue*. Ensuite, ses vêtements… Ceux-là, ils n’étaient plus là ! Enfin, pas les siens. Elle était vêtue d’une tunique de lin, et un bandage épais lui entourait la cuisse droite… A peine l'avait-elle effleuré qu’elle sentit sa chair se contracter sous la bande de tissu, et elle retira sa main avec une grimace. Elle se rappelait, maintenant… Le retour à Ulüngen après ce long voyage. L’étrangeté des rues quasi-désertes et la méfiance généralisée… Les coups de folie avaient-ils frappé ici aussi ? La joie de retrouver Cendre, les surprendre elle et toute la troupe… Revoir Paulus, bien qu’il ait vraiment été infect ces derniers temps. Et puis, tomber enfin sur ce garçon qui hantait ses rêves depuis des jours, au détour d’une rue. Sa surprise, sa panique à l’idée de le voir s’enfuir, de le perdre, de devoir le chercher à nouveau. L’empoignade. Le couteau qui dépassait de sa jambe, tout de même…! Quand on voyait ça on réalisait pas vraiment, au début. Elle avait déjà un certain nombre de cicatrices, mais celle-là, elle risquait d’être gratinée !
 
Le soleil entrait par la fenêtre, et la chaleur de ses rayons caressants la rasséréna. Elle se mit à observer plus en détail la pièce dans laquelle elle se trouvait. Entre les étagères bien pourvues en livres et le nombre raisonnable de meubles, elle n’était pas dans le premier bouge venu. Ensuite, posé en équilibre à côté d’elle sur une petite commode, il y avait un plateau en bois sur lequel trônaient un couteau, une demi miche de pain et un petit pot scellé à la cire. Rien que le pain la tentait, et elle huma l’air dans l’espoir de capter des fragrances sucrées en provenance du pot, sans succès… Elle avait une faim de loup. Mais surtout, elle n’était pas seule dans la pièce : le garçon brûlé la veillait. Ou plutôt il dormait, affalé dans un fauteuil vieillot dans un coin de la chambre, le menton sur la poitrine. Encore un peu et il ronflerait. Elle l’examina longuement, s’attardant sur les détails de son visage supplicié et ses vêtements de bonne facture -dont la fameuse écharpe couleur abricot qui l’avait tant fascinée lors de la vision où elle l'avait vu pour la première fois de sa vie. Pas de doute, bien qu’il soit assez jeune, il devait s'agir là de l'occupant légitime des lieux.
 
- Hé ! finit-elle par l’appeler.
 
Sa voix enrouée ne produisit qu’un croassement rauque, qui ne provoqua aucune réaction notable de la part du garçon. C’est à peine s'il remua dans son sommeil.
 
- HÉ !! fit-elle une seconde fois bien plus fort et plus distinctement, sa voix éclatant d'un coup comme un bouchon de bouteille qui saute.
 
Le garçon s’éveilla en sursaut, et remonta immédiatement son écharpe sur le bas de son visage, comme pour cacher ses cicatrices. Ce qui risquait d’être difficile, vu l’étendue des dégâts.
 
- Bon… Bonjour. Mademoiselle. Allez-vous bien ? bafouilla-t-il, ne sachant visiblement par où commencer. Il y a un peu à manger, là, sur le plateau. Désolé, le pain est un peu sale. Il était tombé par terre quand on… Vous… Je l'ai ramassé, je n'allais pas le laisser là. Par bonheur, le pot de madame Verbeeke ne s'est pas cassé.
 
- Qui ? Quoi ? Qu'est-ce qu'on fait là ? demanda-t-elle abruptement. On est où ?! Je te préviens, si tu m'as enlevée, je te…
 
- Je vous ai juste ramenée à l’abri chez moi, lui répondit nerveusement le garçon en se tordant les mains. Je n'allais pas vous laisser vous vider de votre sang devant ma porte… Vous en avez perdu beaucoup, vous savez. J’ai dû faire venir un chirurgien… Je l’ai payé de ma poche, bien entendu.
 
- Avec ce coup d’poignard, tu m’étonnes !
 
- Ce n’était pas… C’était un accident, je le jure ! Et de toute façon, quelle idée de m’avoir agressé ainsi !
 
- J’ai pas agressé, j’ai sauté dessus ! Pas pareil. Pourquoi toi t’es parti en courant ? Et puis tiens, tutoie-moi, sinon ça va m’énerver. T’es pas plus vieux qu’moi.
 
- V… Tu te serais vue, hein… commença-t-il, rouge comme une tomate.
 
- Comment ça, je me serais vue ? J’suis sensée comprendre quoi, là ? rétorqua Effie d’un ton dangereusement sec, les yeux lançant des éclairs.
 
- Tu aurais aussi pris tes jambes à ton cou, c’est tout !
 
- Pourquoi tu me parles de jambes et de coups ?
 
- Non, c’est…
 
- C’est un truc sexuel, c’est ça ? demanda-t-elle, scandalisée. C’est toi qui m’a déshabillée, cochon !?
 
- Mais non, enfin ! D’abord, c’est le médecin qui vous a… t’a changée pour pouvoir soigner ta blessure. Et sinon, c’est une… Une expression ! s’exclama le garçon, épouvanté, avant d’abandonner devant l’air confus de la jeune fille. Misère, on n’est pas sortis des ronces…
 
- Écoute, sors-moi encore un truc pas net et blessure ou pas, cette fois c’est moi qui te plante.
 
- Ah oui ? Hé bien, je voudrais bien v… t’y voir ! J’aurais mieux fait de de te laisser dehors.
 
- Oui bah, en attendant, je squatte ton lit et je compte pas en bouger de suite ! dit-elle en se tortillant entre les draps moelleux. Et si tu me forces à sortir avant que ça aille mieux, je vais chercher les pirates -ou Cendre- pour qu’ils brûlent ta piaule.
 
- Les pirates ?! Vous… Tu… J’héberge une criminelle ?!
 
Effie lui répondit par un regard indéchiffrable, qui laissa le garçon ébahi. Il se mit à se masser les tempes en pinçant les lèvres. Nul doute qu’il devait déjà regretter son geste secourable.
 
- Misère. Bref. Recommençons ! Je ne me suis même pas présenté… Je suis Simon. Enchanté, je suppose, dit-il en lui tendant la main non sans une certaine répugnance.
 
- Je sais. Moi, c'est Euphemia, répondit-elle en tendant le bras pour saisir la miche de pain posée sur le tableau à côté d’elle, évitant délibérément au passage la main tendue de Simon. C’est de la confiture dans le petit pot, là ?
Simon
Simon
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Posté le 23/03/2021 à 20:30:49. Dernière édition le 23/03/2021 à 22:04:58 

Profitant de la retombée générale des tensions après l'épisode des crises de folie, apparemment dues à des nuages de spores ambulants, Simon avait pu aller acheter des vivres plus substantiels que ce que la brave madame Verbeek lui avait offert. Il était parti faire des achats en ville après avoir fermé la boutique à double tour, en plein jour, et était revenu les bras chargés de victuailles. C'est qu'il en fallait : l'autre goinfre dévorait tout avec un bel appétit. Elle avait d'abord fait un sort au petit pot de savoureuse confiture de Madame Verbeek (qu'il n'avait même pas pu goûter) en tartinant généreusement son contenu sur de belles tranches de pain, qu’il avait faites dorer sur le feu après qu’elle lui eut cassé les oreilles à ce propos. Elle avait englouti le tout à une vitesse effarante, sans oublier de répandre des miettes partout dans son lit. Il frissonnait encore en repensant à ce spectacle. Lui s'était tristement contenté de pain sec, savoureux certes car Madame Verbeek n'était pas, selon lui, la meilleure boulangère de ce coin d'Ulüngen sans raison, mais bon…
 
Il se sentait redevable envers l’adolescente turbulente, qui s’avérait ingérable la plupart du temps. Le chirurgien qui avait rafistolé Euphemia après qu'il l'eut traînée d'urgence à l'intérieur du Toymaker l’avait mis en garde : il ne fallait en aucun cas la déplacer avant quelques jours, le temps que sa profonde blessure se referme un minimum, et il avait refourgué un tas hallucinant de remèdes et de médicaments au garçon à lui administrer à intervalles réguliers. Quant à Euphemia, immobilisée, elle réclamait tout et n'importe quoi (y compris le pot de chambre, qu’un Simon cramoisi devait bien lui donner), commentait sans relâche son environnement immédiat (surtout les médicaments et Simon lui-même), ne pouvait s’empêcher de provoquer son "tortionnaire" (tour à tour de manière effrayante puis puérile), et s’obstinait à évoquer un rêve où elle l’aurait vu, lui, ce qui lui aurait mis dans la tête l’idée de le chercher. S’il comprenait bien ce qu’elle racontait, ce n’était rien de moins qu’une vision qu’un chamane lui avait insufflée lors d’un rituel particulièrement inventif. N’ayant quasiment jamais quitté l’enceinte d’Ulüngen, Simon ne croyait guère à ces histoires d’événements surnaturels et autres bêtes hideuses qu’on ne trouverait nulle part ailleurs qu'ici. Quelque chose continuait pourtant de le tarauder : il l’avait vue, lui aussi. Ce qu’il avait d’abord pris pour un rêve éveillé comme il en faisait parfois s’était bel et bien avéré être une véritable personne, qu’il avait pu rencontrer en chair et en os plus tard… Comment était-ce possible ?
 
Des coups sourds en provenance de l’étage le tirèrent de ses pensées. Elle l’appelait, encore… La diablesse avait vite découvert qu’elle pouvait faire un boucan d’enfer en tapant dans le mur derrière le lit. La dernière fois, elle l’avait fait venir pour s’assurer qu’il ait bien compris que ses amis allaient débarquer et la tirer de là, non sans violenter le pauvre garçon s’il s’avisait de protester. Elle leur avait dit il y a plusieurs jours déjà qu’elle allait les retrouver ici, en ville, et ils seraient forcément inquiets de ne pas avoir de ses nouvelles. Ils seraient furieux de la découvrir ainsi blessée. Elle avait ensuite passé un long moment à évoquer tour à tour une certaine Cendre, grande guerrière et maîtresse de toute une ménagerie dressée à tuer, Solal, un aventurier sans peur capable de sauter d'un bond jusqu'au premier étage, de Sibylle, une puissante sorcière aux talents effrayants qui ferait s'écrouler la boutique sur sa tête, ou encore d'un certain Paulus, un fieffé gredin se battant à coups de pelle (un triste sire qui devait sans doute piller des tombes, comme se l’était immédiatement imaginé Simon avec horreur). Et tout cela au milieu de quelques références aux pirates, notamment à "Tante Faye" qui allait "lui écorcher la peau du cul avec son fouet". Euphemia s’était rendue compte à ce moment-là qu’elle avait laissé tomber la plupart de ses affaires en pleine rue avant de le poursuivre, et qu’elle n’avait par conséquent plus de quoi écrire à ses amis… Elle avait alors tempêté et réclamé qu’il lui prête de quoi contacter sa clique de malfrats, ce qu’il avait bien évidemment refusé.
 
N’empêche, sa dernière tentative de s’extraire du lit s’était soldée par un cri de douleur, alors que son visage perdait soudain toute couleur et qu'elle manquait tomber dans les pommes. Simon, fort inquiet, avait ensuite dû s’assurer de ce qu’elle n’ait pas ruiné ses bandages, tirant les draps en se cachant les yeux d’une main pour essayer à tout prix d'épargner la pudeur de sa "patiente", avant de réaliser la bêtise de son geste et d’examiner la jambe meurtrie le plus naturellement possible. Rien, pas de sang. Le bandage et les points semblaient avoir tenu. Il avait craint tout du long de son examen qu’elle ne se réveille et le découvre ainsi penché sur elle, avant de lui arracher les yeux avec ses ongles qui rappelaient furieusement des griffes malgré leur apparence tout à fait banale. Lorsqu’elle s’était réveillée un peu plus tard, Euphemia s’était vite enfermée dans un silence boudeur, et il avait eu la paix pendant une heure ou deux -jusqu’à maintenant. Il avait fermé boutique cet après-midi, espérant rattraper son retard pris dans les commandes des clients suite à cet imprévu fâcheux.
 
Il attendit un peu, essayant de voir si elle allait se lasser avant lui. Il s’agissait là bien sûr d’un espoir illusoire qu’elle s’empressa de briser en mille morceaux. Les voisins allaient finir par se plaindre, c’était sûr… Devant lui, les pièces d’échecs sur lesquelles il travaillait attendaient désespérément d’être enfin achevées, et il les abandonna avec un soupir résigné tandis que les coups retentissaient de plus belle. Il grimpa quatre à quatre les marches menant à l’étage, pressé d’en finir.
 
- Quoi ENCORE ? fit-il en passant la tête dans la chambre, tâchant de ne pas paraître trop agacé.
 
- C'est quoi, ce livre ? s’enquit son invitée en pointant impérieusement du doigt un gros livre à la reliure soignée, qui reposait sur l’une des étagères clouées aux murs de la chambre qui faisaient office de bibliothèque.
 
- C'est un livre de contes, répondit-il, méfiant.
 
- Il a l'air très beau. File-le moi.
 
- Hors de question !
 
- Je veux juste le regarder ! Je peux même pas marcher ! Je… Je m’emmerde ici, tout seule, protesta-t-elle. Très vite, elle parut si véritablement abattue que le garçon se sentit flancher.
 
- J’imagine bien. Je pourrais au moins parler avec toi, tu sais, si tu… Hm. Tu peux me promettre de ne pas l'abîmer ? J'y tiens beaucoup.
 
- Pourquoi ? C'est ton trésor ? lui demanda-t-elle, sérieuse comme un pape.
 
- En quelque sorte, oui… Oui, en effet, finit par concéder Simon.
 
Il était touché par la question de l'adolescente, sans vraiment pouvoir se l'expliquer. La manière qu'elle avait de prononcer "trésor", peut-être ? Toujours est-il qu'Euphemia se signa (à l'envers) et tendit les mains pour que le jeune homme lui remette l'ouvrage.
 
- Promis, j'en prendrai soin. Croix de bois, croix de fer…
 
Une fois qu'elle eût le recueil en sa possession, Effie contempla longuement la couverture sous tous les angles ; celle-ci figurait un cercle de danseurs en tenue traditionnelle, qui gesticulaient au son d'un pipeau et d'un tambour. Chacun d’eux portait un chapeau orné de fleurs, et des grelots étaient cousus sur leurs vêtements.
 
- Ce sont des danseurs Morris, expliqua Simon devant l'air perplexe d'Effie.
 
- Qu’est-ce qu’ils font ?
 
- Ils dansent pour appeler le printemps.
 
- Oooh.
 
Elle ouvrit ensuite le livre avec toutes les précautions du monde, au point que cela en devenait presque comique, et son visage se décomposa au fur et à mesure qu'elle tentait laborieusement de déchiffrer la page de garde.
 
- Il est en… en quoi ? gémit-elle.
 
- En allemand, pourquoi ?
 
- Je sais pas lire ça.
 
- Excuse-moi, je n'ai même pas pensé qu… commença-t-il, avant qu'Euphemia ne le coupe.
 
- Tu peux me le lire ? demanda-t-elle tout à trac en lui tendant le gros livre.
 
Simon en resta comme deux ronds de flan. C'était légèrement ridicule, tout de même.
 
- Mais…
 
- S'il te plaît ?
 
- Oh, et puis pourquoi pas, après tout ! Ce n'est pas devant chez moi que les clients font la queue, en ce moment… Le Toymaker peut bien rester fermé ce soir.

Il se saisit de son livre, approcha du lit le lourd et vieux fauteuil qui trônait d’habitude dans un coin de la pièce, et il s'y installa confortablement pour lire. Dans le lit, Euphemia s’était tournée sur son oreiller, vers Simon, déjà captivée.
 
- "Il était une fois…"
Simon
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Posté le 24/03/2021 à 16:47:54. Dernière édition le 24/03/2021 à 17:13:59 

Ce fut le déclic, quatre jours après qu’ils se fussent rencontrés. Euphemia écouta la première histoire du début à la fin, puis en réclama une autre, et encore une autre… Et Simon s’y plia sans trop se faire prier, secrètement ravi de voir que son invitée malgré elle pouvait se révéler sympathique. Il imita des dragons, des monstres et de vaillants héros, tandis qu’Euphemia n’en perdait pas une miette. Il y avait quelque chose en elle qui le frappait, comme un décalage permanent, qui n’était jamais si évident que lorsqu’elle se mettait à se comporter comme une jeune adulte qui aurait raté la majeure partie de son enfance. Ils finirent par se retrouver à discuter jusque tard dans la nuit, leurs méfiances respectives envolées autour d’un repas frugal qui parut pourtant festin de roi aux yeux des deux jeunes gens. Soudain, il ne lui importait plus qu’elle mange salement en répandant des miettes partout sur son lit. Il se sentait revivre grâce à cette compagnie inattendue, et il réalisa par la même occasion que Maître Blythe lui manquait plus terriblement que jamais.

Euphemia lui parla de ses voyages jusque sur les territoires étrangers et de toutes ces choses bonnes ou mauvaises que l’on pouvait voir sur Liberty pour peu que l’on ose s’aventurer dans ses recoins les plus sauvages. Simon, lui, lui raconta son quotidien, son métier et les anecdotes de son petit coin d’Ulüngen. Même de simples histoires de la vie quotidienne passionnaient l’adolescente. Lui, le rêveur forcé de prendre ses responsabilités après la mort de son maître, s’abreuvait de merveilles qu’il avait peine à croire, et elle, la rustre encore mal dégrossie, découvrait ce que c’était que de vivre loin des champs de bataille. Ils avaient fini par s'endormir tous les deux, elle dans le lit, lui dans le vieux fauteuil dans lequel il s'était niché avec une couverture. Le réveil s'était parfaitement bien passé, pour une fois. Il avait même eu droit à un bonjour, et très vite ils s'étaient de nouveau retrouvés à bavarder autour du petit déjeuner que Simon avait préparé -oeufs au plat et pain grillé. Il n'avait pu empêcher un léger rot de lui échapper, et il s'était immédiatement confondu en excuses, mortifié de s'être montré si mal élevé. Euphemia s'était alors contentée de lâcher un rot monstrueux à gorge déployée, et tous deux étaient partis d'un grand fou rire qui les avait laissés en larmes.
 
- Ton collier a l'air plutôt joli, finit par remarquer Simon.
 
- Hein ? Ça ? Rien de… Rien d’important. Mais je peux pas te le prêter.
 
- Je n’en avais pas l’intention ! Je voulais juste le voir de plus près… Les pierres, ce n’est pas trop ma tasse de thé, mais j’en trouve quand même certaines jolies. Je connais un joaillier qui…
 
Il s’interrompit lorsque Euphemia souleva son collier pour le lui montrer, tout en le gardant soigneusement autour de son cou. Elle fit tourner la pierre qui servait de médaillon entre ses doigts.
 
- On dirait un escargot prisonnier dans la pierre… J’en ai déjà vu de semblables, les voyageurs en ramassent souvent au bord des ruisseaux. Par contre, je crois que ça ne vaut pas grand-chose, tu sais.
 
- Oui bah, le mien, il est spécial.
 
- Spécial ?
 
- Parfaitement. Tu peux garder un secret ?
 
- Bien sûr.
 
- Ce machin-là est magique. C’est ma tante qui l’a fait… J’aime pas ces trucs d'habitude, ça fait plus du mal aux gens qu'autre chose. Et je comprends pas comment ça marche. Mais ça, là… Ça m’aide.
 
- Hmm… Certes.
 
- Tu me crois pas, c’est ça ? dit-elle, légèrement vexée.
 
- Honnêtement ? Je ne sais pas, répondit-il. Je n’ai jamais rien vu de "magique", ou du moins rien qui ne soit pas explicable logiquement. Tiens, si tout ce que je t’ai lu cette nuit était vrai, tu imagines un peu ?
 
- Ce serait… ce serait… commença-t-elle, ayant visiblement eu l’intention de dire "génial" avant de se raviser. Ce serait un peu effrayant, je pense, conclut-elle d’un air défait.
 
- Exactement. Alors, si jamais ton collier est "magique" comme tu le dis, qu’est-ce qui empêcherait tout le reste d’exister ? Les monstres et les démons…
 
- Mais j’ai vu de ces choses… Tu sais qu’il y a des fantômes sur Liberty, quand même ? Et… Et des morts qui marchent ! Cendre a un BÉBÉ DRAGON !
 
- Impossible.
 
- Je les ai vus de mes yeux !
 
- Euphemia… On m’a toujours dit que je rêvais debout, mais quand même !
 
- Ah, mais… Tu l’auras voulu ! s'énerva Effie, et elle retira son collier d’un coup sec.
 
Simon sentit sa vue se brouiller, comme s'il se mettait à pleurer abondamment ; il cligna des yeux pour chasser ces fausses larmes, et ce bref laps de temps suffit pour que l’adolescente brune se volatilise. A sa place, allongée dans le lit tout pareil, se trouvait une espèce d’affreux lutin verdâtre aux longues oreilles velues qui le fixait avec des yeux jaunes fendus comme ceux d’un chat.
 
- T’as pas intérêt à crier, bougre d’âne ! le houspilla la créature avec la voix d’Euphemia.
 
Cette fois, c’est lui qui tourna de l’œil.
Simon
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14/02/2021
Posté le 25/03/2021 à 11:21:02. Dernière édition le 25/03/2021 à 14:55:32 

Il se réveilla un bref instant plus tard lorsque quelqu’un le gifla avec force. Il ouvrit les yeux et tomba nez à nez avec Euphemia, penchée sur lui, qui ressemblait de nouveau à une adolescente tout à fait normale. Elle était descendue du lit et gisait elle aussi par terre à côté de lui, qui avait glissé du fauteuil dans lequel il était assis lorsqu’il avait perdu connaissance.
 
- Effie ! J’ai rêvé que…
 
- T’as pas rêvé, idiot. Et si tu me crois toujours pas, je te jure que j’enlève encore mon collier !
 
- Non ! Surtout pas !
 
Elle parut blessée par sa réponse brutale, et n’ajouta rien tandis qu’il se redressait péniblement. Il regretta immédiatement ses paroles. Il était bien mal placé pour faire la morale à qui que ce soit sur l’apparence, et il y avait fort à parier que quoi qu’elle fusse -ou plutôt quoi qu’il lui soit arrivé, elle s’en serait bien passé. Il secoua vigoureusement la tête pour achever de se réveiller une fois débout, et s’empressa d’aider Euphemia qui lui tendait les bras avec le peu de forces qu’il lui restait. Il la réinstalla dans le lit, la soulevant plus qu’autre chose. Elle ne pesait vraiment pas lourd… Le bref effort qu’elle avait fait pour lui venir en aide l’avait laissée pantelante. Elle grogna quand il l’aida à glisser ses jambes entre les draps, s’assurant rapidement au passage que ses bandages n’étaient toujours pas abîmés.
 
- Pardon… Je ne voulais pas te faire de la peine. J’ai honte.
 
- Hon-hon. J’ai bien vu qu’on a moins l’habitude en ville. Beaucoup de gens font plus trop attention ailleurs, surtout quand je me balade dans les pires endroits. Ils en ont vu d’autres.
 
- Comment… ?
 
- Je sais pas vraiment. On m’a rendue comme ça, c’est tout. Désolée.
 
- Tu n’as pas à t’excuser. C’est moi qui suis désolé de ne pas t’avoir cru. Je comprends mieux ce dont tu me parlais plus tôt. Tu imagines bien que… Bon sang, mais c’est tout de même incroyable ! Alors, ça voudrait dire… Misère. Quelle personne saine d’esprit aurait pu décemment croire que…
 
- …
 
Euphemia se taisait, épuisée. La sueur perlait à son front. Obéissant à son instinct, Simon lui saisit la main et la serra doucement pour lui apporter quelque réconfort. L’adolescente tressaillit tout d’abord, surprise, puis se détendit ostensiblement en s’abandonnant à ce léger contact rassurant. Il lui adressa un drôle de sourire de travers, le coin brûlé de sa bouche restant en permanence abaissé tandis que l’autre se soulevait. Ses yeux -le droit, couleur noisette, grand ouvert, et le gauche décoloré sous sa paupière éternellement tombante- dégageaient cette même douceur qui l’avait tant touchée lorsqu’elle avait vu le garçon pour la première fois, dans sa vision.
 
- Chacun son fardeau, pas vrai ? lui dit-il en touchant son propre visage brûlé. Tiens, regarde : moi aussi j’ai un collier, continua-t-il en exhibant un médaillon d’argent pourvu d’une petite charnière, qu’il portait lui aussi autour du cou. C'est tout ce qu'il me reste de mes parents.
 
- Tes parents… ?
 
- Morts tous les deux, depuis longtemps. J’ai ce bijou depuis tout petit. Aujourd’hui, il me sert à me rappeler d’eux.
 
Il ouvrit le médaillon d’argent et lui montra ce qu’il renfermait. A l'intérieur, on y trouvait une minuscule gravure, très détaillée, sur chaque face. La première figurait un homme moustachu au port altier, et la seconde une femme au visage anguleux avec une cascade de cheveux sombres. Les lettres "GdW" et "LdW" étaient respectivement gravées sous chaque portrait.
 
- Ces lettres…?! articula péniblement son interlocutrice.
 
- Les initiales de mes parents : Gustaaf et Letizia de Windt. Qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne va pas… ?! s’inquiéta Simon, alarmé devant la tête que faisait son amie.
 
Euphemia, l’air profondément choquée, s’était figée ; on aurait cru que ses yeux allaient sortir de leurs orbites. Elle lui serrait la main tellement fort qu’elle n’allait pas tarder à lui broyer les os.
Simon
Simon
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14/02/2021
Posté le 26/03/2021 à 10:38:46. Dernière édition le 26/03/2021 à 10:53:58 

Elle avait parlé sans interruption pendant ces dernières heures, lui racontant sa vie misérable après son abandon au Manoir hanté, sa rencontre avec Gemini, et tout ce qui s’était ensuivi : sa quête concernant son passé, ses doutes, ses peurs et les péripéties qui l’avaient amenée à chercher Simon désespérément. Elle avait beau avoir encore du mal à le croire, elle comprenait enfin pourquoi elle avait vu le garçon dans ses visions. Cela n’avait jamais été un hasard. Elle ressentit un soudain accès de haine à l’encontre du chamane qui avait dirigé le rituel. Et s’il avait su tout du long de qui il s’agissait, et qu'il avait choisi de ne rien lui dire ? Se pourrait-il qu’il ait été aussi cruel ? Au final, cela avait tout de même lancé les recherches qui avaient conduit aux révélations sur son passé, certes, mais… Enfin…
 
- Mais pourquoi je ne me rappelle pas de toi ?! gémit-elle.
 
Simon, ébranlé, s’accrochait à elle, n’en croyant pas non plus ses oreilles. Le plus terrifiant de tout cela était que, aussi absurde, impossible, improbable que cela paraisse, il ne pouvait s’empêcher de sentir que c’était vrai. L’on disait que les jumeaux avaient un lien particulier, quelque chose d’indéfinissable qui frôlait parfois le mystique. Il n’y avait jamais cru, jusqu’à ce que toutes ces années de séparation se condensent aujourd'hui en une boule d'angoisse nichée au creux de son estomac, qui menaçait de remonter dans sa gorge et l’étouffer. Mince, plus il la contemplait et plus il lui paraissait évident qu’elle avait les mêmes yeux verts que leur père, et la crinière indisciplinée et les traits anguleux de leur mère. Et surtout… Lui se rappelait. Cela remontait à loin, si loin… Un passé enfoui mais pas oublié, pour le meilleur et pour le pire. Il commença à raconter.
 
- J’étais tout jeune. J'avais un jumeau… Un autre bébé avec qui je jouais, et dormais, et parlais… Elle a disparu quand on devait avoir quelque chose comme trois ou quatre ans. On m’a dit qu’elle était morte, un autre gamin à la santé fragile emporté par la maladie. On n’apparaissait ensemble tous les deux que sur un unique tableau de famille, et Mère l’a vite fait décrocher du mur. Mes parents ont passé les années suivantes à s'efforcer de faire comme s'il ne s’était rien passé, et qu'il n'y avait toujours eu que moi. Père disait que peu importe la perte d'un enfant femelle tant qu'il restait un héritier mâle : la lignée perdurerait et c'était ce qui importait. Il se raccrochait sans arrêt à cette idée. C'est peut-être parce qu'il essayait à tout prix de faire comme si de rien n'était que je m'en rappelle si bien, d'ailleurs… Nous vivions nos vies et soudain Mère perdait goût à tout et Père s'énervait pour un rien. Tout a continué de mal en pis à partir de ce moment.
 
Si tu as été chercher dans les archives de la ville, tu dois déjà être au courant. Notre famille a inévitablement décliné. Nous ne faisions plus que perdre nos terres, rachetées par nos rivaux et par de grandes compagnies commerciales. Il y avait de moins en moins de fêtes, moins d'occasions de se réjouir, moins de visites, moins d'invités. Les pièces du manoir se vidaient, le domaine était progressivement laissé à l’abandon… Il y a eu épidémie sur épidémie, les esclaves sont morts en masse et le bétail avec. Tout est décrit dans les archives d'Ulüngen ; j'ai été vérifier moi-même quand j'ai été en âge d'enquêter sur la famille De Windt, et ce qui est officiellement consigné correspond aux quelques souvenirs que je garde de cette époque.
 
Un jour, quand j'avais sept ou huit ans, Père nous a tous mandés dans le grand salon. Il insistait pour nous entretenir d'un sujet important, Mère, les domestiques et moi… Mère était persuadée qu’il allait congédier le peu de serviteurs qui restaient. Les autres étaient déjà partis petit à petit, tu vois. Alors, quand on s'est tous retrouvés dans le salon, il a fait un discours. Il nous a raconté comment notre famille subissait la colère divine. Que nous avions, d'une manière ou d'une autre, offensé notre Seigneur. Il a commencé à nous insulter, à reprocher à Mère d’avoir le sang vicié, qui avait fait de sa fille un monstre tandis que son sang pur à lui avait engendré un fils en bonne santé, et il nous disait que nous devions demander pardon pour nos péchés. Il était de plus en plus incohérent, et tout le monde a compris qu'il avait définitivement perdu la raison. Là, il a verrouillé la porte d'entrée, tordu la clé, et s’est déchaîné dans la pièce en arrosant d'huile les meubles et les gens, en finissant par Mère ; et puis il s’est saisi d’un chandelier qu’il a jeté sur elle. Elle avait une de ces vieilles robes a froufrous, ça s'est enflammé tout de suite… C'était la panique, il ne restait que des domestiques trop vieux et moi qui était trop petit. On ne pouvait rien faire. Maman a brûlé devant nous, et le feu s’est propagé à une vitesse folle ; la pièce entière brûlait en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Il n'y avait que le vieux jardinier qui n’était pas venu à la réunion, car c’était le seul encore en mesure de patrouiller le domaine. Nous avions déjà subi des vols, et… Enfin, bref… Il passait dans la cour quand Père a mis le feu. Il m'a raconté plus tard qu'il m'a vu sortir par une fenêtre, et il s’est rappelé de cette scène tout sa vie. Le bâtiment en flammes, et au milieu un petit garçon qui courait avec la tête enflammée… Il m'a recueilli et s'est assuré que j'aie un toit le temps que je sois assez grand pour vivre seul. Le domaine des De Windt avait entièrement brûlé en quelques heures, il ne restait plus rien à part quelques os et des objets calcinés impossibles à reconnaître. Nous avons enterré le tout dans une tombe toute simple, dans le jardin du domaine. Le jardinier, lui, est mort il y quelques années et moi j'ai fini ici, comme tu peux le voir. J'ai un travail qui me plaît et maintenant j'ai même une maison à mon nom, alors je ne me plains pas. On a pris soin de cacher mon identité pour éviter que les gens auprès de qui nos parents s’étaient endettés ne cherchent à se venger… C’est pourquoi l’héritier De Windt est officiellement mort dans les registres de la ville. Moi, je ne suis plus que Simon de Windt, un homonyme sans rapport avec cette famille à la mémoire souillée. Au fil des années, les gens vont oublier qui étaient les De Windt, et c’est sans doute mieux ainsi.
 
Les dernières pièce du puzzle étaient en place. Euphemia vint étreindre son frère, et sa joue humide frotta contre la peau meurtrie du visage de Simon.
 
- Je me rappelais pas de toi…
 
- C’est pas grave, c’est pas grave, répondit Simon d’une voix étranglée. On a un tas de choses à rattraper mais on va avoir tout le temps du monde maintenant, hein ? Je ne te lâcherai plus… frangine.
 
Euphemia avait à peine séché ses larmes que le visage de Simon se tordit et qu’il se mit à son tour à chialer comme une madeleine. L’adolescente ne put s’empêcher de ricaner, avant de s’interrompre avec un hoquet.
 
- On devait se retrouver en ville avec Cendre et les autres… Y doivent m’attendre depuis des plombes !!
Simon
Simon
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Posté le 26/03/2021 à 14:41:47. Dernière édition le 26/03/2021 à 14:42:13 

- Tu envoies vraiment des gamins des rues porter tes missives, d’habitude ? Bon sang, c’est à se demander comment ça peut marcher… Désolé, mais il est hors de question que j’aille dans les bas-fonds recruter un… un messager qui pourrait tout aussi bien jeter la lettre dans le port dès que j’aurai le dos tourné. Ou pire, il pourrait l’ouvrir à la place du destinataire !

- J'avoue que j'y ai jamais réfléchi. Souvent, on attache son message à la patte du premier truc avec des ailes venu, et hop ! On prie pour que ça arrive.

- Et on s'échange des informations confidentielles de cette manière ?! Mon dieu. Non, j’irai porter ce message à tes amis moi-même. C’est l’affaire de quelques heures, n’est-ce pas ?
dit Simon, déterminé. Je veux être sûr que la nouvelle leur parvient. Il y a suffisamment de vivres ici pour tenir un siège. Il te suffira de bien verrouiller la porte après mon départ, d’accord ? J’ai prévenu les voisins, je leur ai dit que j’accueillais une amie et que j’allais m’absenter cet après-midi. Tu es bien sûre que ça ira de ton côté ?
 
- Mais oui ! Je peux au moins marcher jusqu’à la réserve, c’est l’essentiel non ? dit Effie en claudiquant vers lui, une béquille de fortune calée sous son bras. Au pire je resterai dans la pièce du bas, ça m’évitera d’avoir à monter l’escalier. Ça va faire cinq jours là, ça va déjà mieux. Juré.
 
- Tu n’as pas l’air très vaillante non plus, alors ne force pas trop quand même, je t’en prie… Attends une seconde, comment sais-tu où est la réserve ?
 
- Il est possible que j’aie pioché dedans la nuit dernière, répondit sa sœur sans l’ombre d’un remords. J’ai descendu les escaliers sur les fesses et j’ai crocheté la serrure. J’avais faim, se défendit-elle devant l’air désapprobateur de son frère.
 
- Misère… Bon, peu importe. Mais ne fais rien de dangereux pendant mon absence, par pitié ! Je tiens énormément à cet endroit. J’ai écrit des consignes sur un papier, surtout prends bien tes médicaments…
 
- Oui.
 
- Tu peux te débrouiller seule, assurément…
 
- Tout à fait.
 
- Quant à moi, je dois retrouver cette fameuse Cendre pour lui transmettre de tes nouvelles… C’est une petite fille, c’est ça ? Peau sombre, cheveux sombres, yeux verts, et qui se présente parfois comme un garçon ?
 
- Parfaitement.
 
- Ce n’est absolument pas une terrible guerrière qui m’ouvrirait en deux, en fait ?
 
- Je ne vois pas de quoi tu parles.
 
- Ben voyons.
 
Simon était vêtu comme pour partir en voyage, un sac bien sanglé sur son dos, absolument pas rassuré à l’idée de s’aventurer loin de son Toymaker chéri, même s’il ne s’agissait que de changer de quartier.
 
- Un vrai aventurier, hein ? dit-il. Je me sens un brin ridicule. Ce n’est même pas dit que je doive sortir de l’enceinte de la ville… Arrête de rire, s’il te plaît !
 
Euphemia se gondolait, appuyée sur le comptoir de la boutique. Simon remarqua plus que jamais le contraste qui existait entre lui et sa sœur. Il avait l’air d’un guignol prêt pour la parade, parfaitement mal à l’aise dans ses habits de voyage flambant neufs, tandis qu’elle, pour l’instant uniquement vêtue d’une grande chemise de lin et de bandages qui laissaient nus la majeure partie de ses bras et de ses jambes, arborait déjà bon nombre de cicatrices sur sa musculature noueuse de jeune femme habituée à vivre dehors.
 
- Cette dégaine que tu te payes… !
 
- Il faut bien commencer quelque part, non ? Tiens, j’ai mis de côté quelques livres si tu veux t’occuper. Il y a beaucoup d'images, dit-il en désignant une pile de livres posée dans un coin. Tous étaient des recueils de contes pour enfants ou des traités de voyage illustrés. Il y en avait quelques-uns, tout neufs, qu’il avait achetés exprès à sa sœur pour l’occasion tandis qu’il prenait de quoi regarnir le garde-manger.
 
- Je peux regarder les jouets ? demanda Effie, les yeux brillants, en lorgnant du côté des étagères recouvertes des créations de son frère.
 
- Oui, mais vraiment juste regarder, d’accord ? Ce sont des commandes. Personne ne doit récupérer quoi que ce soit aujourd’hui, on ne devrait donc pas te déranger.
 
- Compris.
 
- Bon, quand il faut y aller… fit Simon en dansant d’un pied sur l’autre devant la porte. Tu as la clef. Je te confie le Toymaker. Je reviens dès que j’ai transmis ton message. Bon, bon, bon
 
Sa sœur clopina vers lui et déposa un baiser sur son front.
 
- Courage. On a encore plein de trucs à rattraper… Alors si tu meurs avant de revenir me voir, je te jure que je te tue !
 
Simon fut incapable de savoir avec certitude si elle plaisantait ou non.
Euphemia
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Posté le 27/03/2021 à 22:54:52 

Effie, affalée sur la banquette confortable qui agrémentait le rez-de-chaussée du Toymaker, d'ordinaire destinée aux clients, tenait un bouquin à bout de bras. Elle pouvait entendre les gens déambuler dehors, au soleil, tandis qu'elle restait cloîtrée en attendant le retour de Simon. Sur la page qu'elle était en train de lire péniblement, une illustration vieillotte représentait un combat à mort entre un homme musculeux armé d'un marteau et un immense serpent de mer. Elle avait fort peu cérémonieusement étalé ses jambes en travers des bras du canapé, et quelques jouets (qu'elle n'avait bien sûr pas le droit de toucher) ainsi que des restes de grignotage gisaient ça et là autour d'elle. On pouvait trouver là la ficelle d'un saucisson dévoré en entier pendant la lecture passionnante d'un récit de voyages anonyme, des miettes de pain éparpillées lors de sa découverte d'un traité de cartographie, et un pot de miel malencontreusement brisé lorsqu'il avait fallu tourner très vite la page qui allait dévoiler ce qu'il advenait du Petit Chaperon Rouge. Nombre de livres étaient par terre, encore ouverts aux pages les plus intéressantes (dont un traité d'anatomie très détaillé). Elle soupira, laissa retomber celui qu'elle tenait jusqu'à ce qu'il repose ouvert sur sa tête, et exhala une longue plainte, les bras en croix. Son frère n'était pas rentré cette nuit. Et, pire que tout, sa blessure en cours de guérison s'était mise à la gratter affreusement.

- …Mais qu'est-ce qu'il fiche ?!
Simon
Simon
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14/02/2021
Posté le 29/03/2021 à 00:29:35. Dernière édition le 29/03/2021 à 00:35:50 

- Excusez-moi… Seriez-vous Cendre, par hasard ? Je la cherche. Vous lui ressemblez beaucoup, et…
 
Cela faisait deux jours qu’il errait. Oui, on connaissait Cendre ! Non, on ne savait pas où elle était ! Il avait eu l’impression de sauter à pieds joints dans un repaire de malades, naviguant d’un dingue à un autre, entre un poivrot cuvant son vin à côté d’une mare de sang en pleine auberge devant un tenancier indifférent, des guerriers surarmés jouant à cache-cache dans les buissons, et même une petite fille probablement prête à arracher la tête de quelqu’un pour un chocolat tout en parlant joyeusement de sa mère séquestrée par un odieux personnage. Mince alors. Et là, enfin, alors qu’il était à deux doigts de renoncer et foncer se réfugier dans sa boutique chérie, quitte à affronter la déception de sa sœur… La gamine à qui il s'adressait en désespoir de cause se retourna d’un bloc et lui saisit les mains, sans ambages, puissamment.
 
- Oui ! C'moi, chuis Cendre ! C'est toi "Simon" ?! Effie est pas morte hein ? Tu l'jures !? piaula-t-elle, absolument paniquée.
 
- Quoi ? Mais bien sûr que non ! Qu’est-ce que vous avez tous à penser tout de suite au pire, à la fin ?!
 
- T-tu.. tu l'jures hein ? chevrota la petite avec des grosses larmes dans les yeux.
 
- Je le jure. Je suis bien Simon. Et je te cherche parce qu’elle t’a réclamée, c’est tout ! Elle est chez moi, en sécurité.
 
C’est ainsi qu’il avait rencontré la fameuse Cendre, gamine maigrichonne déjà bien entamée par la vie à en juger par les marques de coups qui la parsemaient. Elle avait instantanément réclamé de voir Effie, et il s’était empressé de la mener à elle ; à vrai dire, lui-même avait hâte de retrouver sa sœur. Ils avaient marché dans les rues d’Ulüngen, main dans la main, et il avait présenté les lieux à sa compagne, indiquant les meilleures boutiques et donnant ça et là des anecdotes sur la vie locale, soulagé de retrouver son coin d’Ulüngen loin des remparts et de l’agitation qui régnait en permanence près du port et du palais. Et enfin, ils avaient atteint leur destination. Il avait montré avec fierté la façade de sa petite boutique coincée entre les deux bâtiments voisins plus grands, et la fameuse (du moins il l’espérait) enseigne figurant un joueur de tambour en uniforme et l'inscription "TOYMAKER" écrite en grandes lettres alambiquées, le tout avec des couleurs un peu passées, puis il était allé frappé à la porte. Vu de l’extérieur, on ne décelait aucun signe de vie.
 
- Euphemia ! Je suis là !
 
On avait presque immédiatement entendu un tambourinement précipité de l'autre côté de la porte, une clef avait tourné dans la serrure et la porte s’était ouverte… Et Effie était apparue dans l'encadrement, vêtue de sa chemise de lin trop grande pour elle, sa béquille sous l’aisselle. Elle avait immédiatement claudiqué vers son amie qu’elle avait étreint avant de la couvrir de baisers, et tous trois étaient entrés se poser après que Simon se fut assuré que sa sœur 1) n’avait pas ruiné sa boutique 2) n'avait pas entièrement vidé la réserve et 3) se remettait bien de sa blessure, ce qui semblait être le cas. Elle avait repris du poil de la bête à une vitesse incroyable durant ces deux derniers jours. Les deux filles s’étaient assises sur la banquette du rez-de-chaussée et discutaient depuis, heureuses de se retrouver après ce qui semblait avoir été une longue absence.
 
- Ce qui est arrivé ? Oh, Simon m'a poignardée, dit Effie négligemment.
 
On entendit au même moment un grand bruit en provenance de la réserve et Simon fila soudain devant elles pour chercher un balai et nettoyer les débris de ce qu’il venait de faire tomber. Lui avait bien sûr évité de présenter les choses aussi crûment, et entendre sa sœur jouer la dure en citant l’incident avec tant de légèreté l’avait pris de court. Il s'affairait à tout nettoyer, épouvanté d'avoir découvert son Toymaker chéri ainsi jonché de débris de nourriture, avec certains des livres par terre et même quelques jouets ailleurs que sur les étagères… Ce qu’il avait formellement in-ter-dit. Il gratifia sa sœur d’un regard particulièrement désapprobateur en ramassant une autre ficelle orpheline -déjà la troisième, triste cadavre d’un saucisson qu’elle avait englouti, et elle eut le bon goût de paraître un minimum gênée tandis que Cendre ne remarquait rien, occupée à étaler un onguent sur la blessure. Euphemia laissa échapper un soupir de satisfaction lorsque la pommade fraîche entra en contact avec sa peau recousue qui la grattait maintenant quasiment en permanence.
 
- Alors c’est vrai, t’as un vrai frère ?! demanda Cendre.
 
- Faut croire, répondit-elle, avant de fondre subitement en larmes ; les émotions de ces derniers jours, sans parler de la longue attente qui venait de prendre fin, l’avaient vidée. Cendre lui tendit solennellement un mouchoir en tissu plutôt crade, qu’elle saisit avec gratitude avant de s’y moucher bruyamment. Simon s’éclaircit la gorge, ému.
 
- Effie, dis-moi... la héla doucement son frère. Que dirais-tu d'habiter ici ? La boutique m'appartient, et je… Je n'ai pas envie de te voir partir. J’ai peur de me sentir vite seul, ici.
 
Effie n’hésita qu’une fraction de seconde.
 
- J'emménagerai ici à une condition : que Cendre puisse venir quand elle le souhaite.
 
- Accordé, répondit son frère, soulagé. Le Toymaker sera le repaire des jumeaux De Windt !
 
La petite Cendre avait paru peinée, apparemment persuadée que son amie allait quitter « la maison du Phénix » ; sa sœur avait eu beau la rassurer, Simon sentait que la jeune fille n’était pas totalement convaincue.
 
- Écoute, ma porte te sera ouverte, à toi aussi, avait-il dit à l’enfant. Euphemia ne peut décemment pas abandonner les liens qu'elle a créés avant de me retrouver. Simplement… Elle pourra considérer cet endroit comme sa propre maison, à l'avenir. C’est tout.
 
Derrière, Effie hochait vigoureusement la tête.
 
- Je dois finir de remettre de l'ordre dans tout ça maintenant, continua-t-il en pinçant les lèvres ; Euphemia haussa les épaules derrière lui. Effie, si tu te sens mieux, que dirais-tu de sortir te promener un peu ? J'ai l'impression que tu as besoin de te dépenser. Préviens-moi simplement quand tu rentres, d’accord ?
 
- Pour sûr, j’tiens plus, je trépigne ! s’écria l’adolescente. Passe-moi ma béquille Cendre, qu’on sorte s'aérer un peu !

Elle se leva difficilement de la banquette, saisit au vol la béquille qu’on lui tendait et commença à claudiquer vers la sortie, simplement vêtue d'une chemise et d'un pantalon de lin et équipée d’un petit fourre-tout.
 
- Aaaah ! Allez, on sort, on sort ! En balade ! On se retrouve vite, frangin. Je t'aime ! hurla-t-elle tout en disparaissant très vite, son amie sur les talons. Tes bouquins sont SU-PER !
 
Simon sourit bêtement, et fit un geste de la main pour attirer l’attention de Cendre qui ajustait son sac de voyage.
 
- Cendre ! Attends une seconde, tu veux…? Je suis heureux de t'avoir rencontré. Puis-je compter sur toi pour veiller sur ma sœur, s'il te plaît ?
 
- O-oui m'sieur ! Je… commença-t-elle, avant de se reprendre et de continuer d’une voix ferme. J'ferai mieux qu'avant, et elle fila à la suite d’Euphemia.
 
Simon, de nouveau seul dans sa boutique, promena son regard sur ses créations alignées sur les étagères. Sa sœur avait cassé une patte à la grande marionnette de lion, créée sur mesure pour un client régulier du genre riche pour l’anniversaire de sa nièce. Il était bon pour passer la soirée à réparer ça. Il termina de balayer la pièce et de ranger ses précieux livres, chassant les miettes coincées dans la reliure de certains, révulsé par ce traitement indigne (il allait falloir apprendre à sa sœur à respecter un peu plus les livres, bon sang) mais absolument ravi de voir qu’elle les avait aimés. Il avait bien choisi, en fin de compte…
 
Il s’assit à son établi après être allé chercher de quoi garnir une tranche de pain avec un peu de fromage puant, et décida subitement qu’il avait très envie d’une chope de bière. Il avait besoin de se remettre de ses émotions après sa sortie mouvementée en ville, au milieu de tous ces fous furieux. Le Toymaker était plus que jamais son abri, sa maison. Et il avait tout de même un commerce à faire tourner.
 
- Retour aux affaires…
Simon
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Posté le 29/03/2021 à 15:56:33. Dernière édition le 29/03/2021 à 15:57:02 

- Mais arrête de bouger, enfin ! pesta Simon.

- J'ai la trouille !

- Arrête de gesticuler ou je vais te couper une oreille ! Sérieusement !

- Écoute, ça m'a jamais gênée, alors…

- Tu rigoles ? Je viens de te voir manquer de te prendre la porte parce qu'avec tes cheveux partout, tu n'y vois plus rien ! On a besoin de rafraîchir cette tignasse. En plus, je suis sûr que vu où tu traînes ce n'est pas sain. Alors maintenant, tiens-toi tranquille !

Euphemia obéit à son frère et se tint coite, accroupie sur un tabouret autour duquel Simon tournait avec des ciseaux à la main.

- C'est la première fois qu'on me fait une vraie coupe de cheveux

- Félicitations. On va déjà s'occuper de ce qui te tombe dans les yeux… Qu'est-ce que tu penses d'une frange ?

Il se mit au travail, et l'adolescente frémit à chaque fois qu'elle voyait tomber une mèche coupée.
Simon
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Posté le 04/04/2021 à 19:36:29. Dernière édition le 05/04/2021 à 00:29:54 

Simon ouvrit doucement la porte de la petite chambre tout en haut du Toymaker, celle-là même qu’il occupait avant d’hériter de la boutique et qui était désormais le repaire de sa sœur. La pièce n’était guère plus qu’un espace aménagé sous les combles, uniquement pourvu d’une unique fenêtre ronde. Effie n’avait pas tardé à s’approprier l’endroit : elle avait viré la vieille couchette de Simon et dormait à la place dans un tas de coussins et de couvertures qui gisait dans le renfoncement devant la fenêtre. Une seule étagère, simple planche de bois clouée au mur, supportait les quelques livres qu’il avait accepté de lui donner et d’autres babioles qu’elle avait dû ramener de ses balades, dont un peigne d’ivoire qu’elle estimait trop précieux et trop fragile pour être trimballé partout avec elle. Une commode contenait ses rares vêtements (son frère lui avait refilé des vieilles chemises et des pantalons élimés) et une minuscule table assortie à un tabouret lui servait de bureau. Celui-ci était encore recouverte de morceaux de charbon à dessin et de bougies consumées, ainsi que d'une assiette et de couverts sales.
 
Simon s’attela à son ménage, ouvrant d’urgence la fenêtre pour aérer et chasser l’odeur de fauve qui régnait, passant un coup de balai et délogeant quelques araignées nichées entre les poutres -sauf une. Celle-ci, une grosse bestiole noire particulièrement velue qui heureusement ne bougeait quasi-jamais de sa toile, avait été prise en affection par l’adolescente qui comptait sur elle pour la débarrasser des mouches, moustiques et autres indésirables qui s’introduisaient parfois chez elle. Très franchement, encore un peu et elle pourrait même dévorer un petit oiseau... Effie avait formellement interdit à son frère de la chasser.
 
- On prend ses aises, hein ? dit-il avec mépris à la bête, présentement occupée à enrouler une grosse mouche dans sa toile.
 
Il aurait juré qu’elle s’était interrompue l’espace d’un instant, le temps de hausser ce qui lui tenait lieu d'épaules peut-être... Elle ne faisait que son travail, après tout. Simon continua le sien, résolu à ignorer l’araignée, et commença à remuer le "nid" de sa sœur non sans répugnance, finissant carrément par prendre le tout à bras-le-corps pour le secouer ; des croûtes de fromage, des miettes et d’autres morceaux indéfinissables en tombèrent, et le garçon prit la ferme résolution de laver tout de suite tout cela à grande eau. Elle n’aimait pas ça et prétendait ne pas supporter l’odeur du linge frais, mais tant pis pour elle ! Il savait pertinemment qu’elle prenait petit à petit goût à la propreté suite à ses efforts patients, et il avait bon espoir d'en faire une adepte des bénéfices de l'hygiène. Une feuille volante s’échappa des couvertures et glissa sur le sol ; il l'empêcha in extremis de se perdre sous la commode en posant le pied dessus.

- Qu’est-ce que ceci ? fit-il en se penchant pour récupérer l’objet.
 
Il s’agissait d’un dessin griffonné au charbon comparable à celui d'un enfant, où l’on voyait deux bonshommes grossièrement dessinés. L’un avait une sorte de boudin noir informe autour du cou et l’autre possédait de longs cheveux en bataille, et ils entouraient ce qui ressemblait à une maison sur laquelle était écrit "TOYMAKER". Le cœur de Simon fondit lorsqu’il comprit que sa sœur les avait tous les deux dessinés là. Il retourna la feuille, et constata qu'elle avait écrit quelque chose au dos.
 
« Je t’aime mon frère
 
PS : désoler pour la confiture »
 
- Quoi ? Quelle conf… commença-t-il en fronçant les sourcils, avant de brusquement s’interrompre lorsque son regard tomba au même moment sur un petit pot vide soigneusement placé entre deux pots à encre, sur la table, sans doute pour faire illusion.
 
Il le reconnut sans mal : il s’agissait de son précieux pot de confiture de banane aux épices, acheté à prix d’or chez un marchand du coin réputé. Il avait l’intention d’en faire cadeau à sa sœur afin qu'ils le dégustent ensemble à l'occasion, peut-être même avec la jeune Cendre ou cette Sibylle délicieusement polie. La sale crapule l’avait sans doute trouvé dans la réserve lors de l'une de ses razzias nocturnes et n’avait rien trouvé de mieux à faire que de le voler et de le vider entièrement, toute seule... Bon sang, dedans il y avait même encore la cuillère qu’elle avait utilisée pour accomplir son méfait.
Simon
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14/02/2021
Posté le 09/04/2021 à 16:25:57 

Simon était assis dans l’herbe, légèrement en retrait. Devant lui, sa sœur se recueillait sur la tombe de leurs parents, ce monticule de terre déjà recouvert par la végétation et marqué d’une croix en bois toute simple qu’elle avait vu en rêve. Cette fois, il avait été très facile de le trouver : il avait suffit d’en demander le chemin à son frère. Il allait tous les ans déposer des fleurs sur la tombe et déblayer un minimum le sentier, et il avait bien sûr accepté la demande de sa sœur de lui en montrer le chemin dès qu’elle avait osé aborder le sujet. Il ne s’agissait que d’une marche toute bête de quelques heures à travers les collines une fois que l’on avait repéré le point de départ du sentier, derrière Ulüngen. Ils avaient cheminé ensemble, Euphemia venant parfois saisir la main de son frère pour se rassurer, s’interrompant de temps à autre pour lui désigner quelque animal ou plante intéressant, son angoisse d’enfin voir où gisaient ses parents momentanément oubliée.
 
Les ruines du domaine De Windt étaient silencieuses, hormis le chant de quelques oiseaux et le souffle du vent dans la jungle qui reprenait petit à petit du terrain sur les jardins laissés à l’abandon. Les abris et les cabanes à esclaves, en bois, avaient vite pourri ou été démontées par des vagabonds. Un jour, la seule preuve qu'il y ait jamais eu une présence humaine dans les environs consisterait en ces quelques pierres noircies par l’incendie qui avait coûté la vie à Gustaaf et Letizia de Windt, ainsi qu’à leurs malheureux domestiques, tant d’années plus tôt.
 
- Cendre ne voulait pas venir ? demanda doucement Simon alors qu’Euphemia déposait quelques fleurs sauvages, cueillies en chemin, sur la tombe.
 
- J’y ai pas demandé, avoua l’adolescente à mi-voix. Et puis, je crois que je préfère qu’on soit que tous les deux, là.
 
- Je comprends.
 
Elle portait une robe verte toute simple, que son frère lui avait cousue lui-même ; il était loin d’être un véritable tailleur mais, bon, il se débrouillait quand même… Il avait été forcé d’apprendre à coudre, raccommoder et tailler lorsque Maître Blythe s’était mis à perdre la tête. Euphemia, un brin jalouse du cadeau fait à Cendre par Paulus -un rouleau de belle étoffe- avait fouillé dans la malle de vieux vêtements que son frère avait mis de côté pour elle et exprimé sa déception de n’y voir que des chemises et pantalons élimés. Cela n'était pas tombé dans l'oreille d'un sourd, et Simon s’était empressé de saisir cette occasion de lui faire plaisir.
 
- Simon… Ça t’arrive, des fois, d’avoir l’impression d'être pas normal ? finit par demander Effie, en s'entourant de ses propres bras.
 
- Ça arrive à tout le monde, je crois… Pourquoi, quelque chose te tracasse ?
 
- J’en sais rien. Des fois… Des fois j’ai l’impression qu’un truc ne va vraiment pas bien, là dedans… finit-elle par lâcher après une longue pause en pointant sa tempe du doigt, l’air perdue.
 
Malheureusement, Simon ne sut pas quoi lui répondre.
Simon
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14/02/2021
Posté le 13/04/2021 à 00:03:52. Dernière édition le 13/04/2021 à 01:16:16 

Les jumeaux avaient passé la fin de soirée ensemble autour d’un repas copieux préparé à quatre mains. Simon avait accepté l’aide de sa sœur de bon cœur, et ils s’étaient vite retrouvés avec un véritable festin : de la bière, un beau rôti, de la purée de pommes de terre et des tranches de jambon -les invendus du jour, récupérés en sortant du travail par un Pieter complice- et pour finir un vieux fromage généreusement étalé sur des tartines de pain grillé, le péché mignon d’Effie. Pour elle, l’haleine de chien qui en résultait n’était qu’une très bonne raison supplémentaire d’apprécier la chose. Ensuite, assis côte à côte dans le "nid" d’oreillers et de couvertures dans la chambre d’Euphemia, sous les combles, ils avaient tour à tour lu des histoires à voix haute jusque tard dans la nuit ; Effie suivait les lignes du doigt et Simon l’aidait à prononcer les mots sur lesquels elle butait. C’était devenu petit à petit leur rituel de retrouvailles, un précieux moment qui leur était uniquement réservé et que rien ni personne ne pouvait déranger.
 
Après mûre réflexion, Simon avait décidé de donner son vieux nounours à sa sœur après qu’elle se fut plaint avec insistance que le Toymaker commençait à lui manquer lorsqu’elle dormait dehors. Il s'agissait d'une vieille peluche aux yeux en boutons de chemise, surnommée Gus. Gus avait longtemps été l’un des rares réconforts de Simon, et il trouvait cela étrangement juste que sa sœur en hérite aujourd’hui. Et puis, de cette manière, elle avait un peu de son frère où qu'elle aille. Elle en avait visiblement plus besoin que lui, elle qui semblait de plus en plus vivre son enfance en décalé… Et puis, de cette manière, elle avait un peu de son frère avec elle où qu'elle aille.
 
Effie avait fini par s’assoupir sur place, le menton sur la poitrine. Elle ronflait. Simon l’allongea doucement, prit soin de remonter une couverture sur elle et l’embrassa tendrement sur le front, avant d'emporter le livre et la bougie qui les éclairait et de descendre rejoindre son propre lit.
Simon
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14/02/2021
Posté le 17/04/2021 à 22:17:00. Dernière édition le 17/04/2021 à 22:48:25 

L’idée lui était venue en réparant la patte du lion qu’Effie avait cassée après avoir joué avec. En fait, en ce moment, sa sœur se passionnait pour les livres de contes, tellement qu’elle l’avait supplié de lui en donner un qu’elle puisse emmener partout avec elle. Il s’était exécuté de bonne grâce, convaincu qu’elle ne pourrait en tirer que des bonnes choses, et c’est ainsi qu’Euphemia avait hérité d’un exemplaire des Contes de ma mère l’Oye particulièrement usé, à la reliure reprisée de nombreuses fois et aux pages écornées. En résumé, ce genre de bouquin qu'on emportait partout avec soi, bien à l'abri dans une poche près du cœur…
 
L’histoire du Petit Poucet était probablement sa préférée entre toutes vu comment elle insistait souvent pour qu’il la lui lise le soir. Alors, une idée avait germé dans la tête parfois bien solitaire du pauvre Simon, coincé dans sa boutique pendant que sa sœur arpentait Liberty. Pourquoi pas… pourquoi pas en faire des marionnettes ? Si ça se trouve, ça aurait un succès fou et il pourrait en vendre des caisses entières. Il était même étonné que ni lui ni feu son vieux maître n’y aient pensé plus tôt…
 
Il travaillait sur son projet depuis plusieurs jours déjà, profitant de ce qu’Effie était en vadrouille du côté d’Espéranza. Ses soirées étaient occupées à sculpter, assembler et peindre des marionnettes de bois et de tissu, parfois pourvues de quelques mécanismes de sa fabrication… Bientôt, il aurait même fini les décors. Il était particulièrement fier de l’ogre, une merveille mécanique à l'immense mâchoire garnie de crocs acérés absolument effrayants -l'astuce tenait au matériau utilisé : il avait eu la chance de dégoter de vraies défenses de cochon sauvage au marché, qu'un indigène un peu perdu avait ramenées avec lui dans l'espoir de pouvoir s'en servir de monnaie d'échange… Il y en avait tout un sac. Simon les lui avait achetées avec un grand sourire, ajoutant subrepticement une pièce ou deux au prix dérisoire que le pauvre type avait demandé.

Il était impatient de faire la surprise à sa sœur, et sûr que la jeune Cendre aussi allait apprécier le spectacle. Et puis avec un peu de chance, la douce, oh, l’exquise Sibylle serait là elle aussi…
Euphemia de Windt
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29/02/2012
Posté le 20/04/2021 à 17:00:59. Dernière édition le 21/04/2021 à 00:00:31 

Effie s'entraînait, debout dans une ruelle crasseuse du port. Elle retint son souffle, le bras droit levé au-dessus de la tête, le gauche tendu vers l'avant. Elle fit tourner la lanière une fois, deux fois, trois fois… Et, lorsqu'elle sentit que c'était le bon moment, elle lâcha prise et laissa filer le projectile.

Le galet vrombit dans les airs, un bruit à la fois satisfaisant et menaçant -un bruit qui évoquait un gros insecte en colère- et il fila droit vers sa cible à l'autre bout de la ruelle. La bouteille de verre qu'elle s'efforçait d'atteindre éclata en mille morceaux, pulvérisée. Cette fois, il lui avait fallu moins d'essais avant de mettre dans le mille.

- Je commence à prendre le truc, non ? dit-elle non sans une certaine fierté.

- Bien joué, apprécia son frère qui lui tenait compagnie. C'est mieux.

Elle était allée se réfugier chez lui pour se faire consoler après son passage à tabac de la veille. Au matin, une fois sortie de l'hôpital, ses tantes qui lui tenaient compagnie au moment de l'assaut s'étaient avérées introuvables -de même que Sibylle et les autres.

Simon se pencha, ramassa une autre des nombreuses bouteilles vides qui gisaient à ses pieds, et il alla la poser sur le vieux tonneau qui servait de piédestal ; il s'écarta ensuite prudemment. La visée de sa sœur s'était certes améliorée, mais on n'était toujours pas à l'abri d'un ricochet malencontreux.

- Allez, recommence !

- Pas de poudre, des munitions quasiment partout, presque silencieux et facile à trimballer… C'est pas mal, les frondes !

- Tire-en donc une dernière, et on fera une pause pour manger. J'ai apporté des sandwichs au poulet.

- Avec du fromage ?

- Oh que oui. J'en ai mis tout spécialement une tonne dans le tien, chère frangine…
Euphemia de Windt
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29/02/2012
Posté le 28/04/2021 à 11:51:08. Dernière édition le 28/04/2021 à 20:15:25 

Effie entra dans la maison de guilde, épuisée. Cendre était déjà là ; à peine avait-elle posé le pied à Ulüngen qu’elle avait quasi immédiatement filé rejoindre son lit. Les autres, tous ceux ou presque qui avaient participé à l’expédition, étaient allés fêter ça à l’auberge autour d’un verre et de leur premier repas chaud depuis plusieurs jours. Ç’avait été un véritable cauchemar, et elle avait fort étonnée de voir combien certains membres de l’expédition s’étaient sentis à l’aise au milieu de tout ce foutoir, tandis qu’ils finissaient par nager littéralement dans les cadavres. Mais d’où venaient-ils, à la fin ? Comment pouvait-il y en avoir autant ?! L’idée qu’elle avait émise, celle d’une ville entière enterrée sous le Temple, lui trottait dans la tête avec tant d’insistance qu’elle sentait qu’un jour il lui faudrait s’en assurer en personne. Seulement, retourner là-bas toute seule…
 
Elle observa Cendre en coin, se remémorant l’entrain avec lequel la jeune fille avait affronté ces sauvages en en envoyant plus d’un vers une mort certaine, hurlant, à bas d’un gouffre sans fond. Elle repensa ensuite à sa propre peur et un début de honte commença à lui vriller l’estomac. Elle avait beau essayer, il semblait bien qu’au final, le combat, c’était pas vraiment pour elle… Bon, il y en a un au moins qui serait heureux de l’apprendre : Simon s’était rongé les sangs pendant ces quelques jours où elle avait été absente, et elle avait mis un point d’honneur à lui rendre visite une fois rentrée, tenant à peine sur ses jambes et encore couverte des saletés récoltées dans les couloirs du Temple. Le garçon l’avait couvée d’un œil noir avant de l’étreindre, résistant à grand peine à l’envie de lui faire la morale. Elle avait insisté pour retourner à la maison de guilde, histoire de se débarrasser de ses affaires et surtout pour retrouver ses autres amis, et lui n’avait cédé qu’à contrecœur. En contrepartie, il la rejoindrait là-bas une fois la boutique fermée et quelques affaires empaquetées pour cette nuit hors de chez lui. Il l’avait embrassée et l’avait laissée repartir seule dans la nuit tombante, marchant d’un air absent jusqu’à la maison du Phénix dont elle dut pousser la lourde porte à deux mains pour réussir à l'ouvrir.
 
Cendre dormait déjà, ses couvertures tirées jusqu’au menton. Effie se sentait collante, crasseuse. Elle se moquait souvent du côté maniaque de son frère, mais là, il fallait bien avouer… Elle retira précautionneusement sa chemise toute tachée qui lui collait à la peau, debout devant une bassine d’eau claire, en serrant les dents quand le tissu pris dans le sang coagulé d’une blessure cédait sous la pression. L’air frais du soir caressa sa peau, apportant une fraîcheur bienvenue -et accentuant encore l’impression de saleté. Elle s’examina sous toutes les coutures, se tournant et se retournant devant le petit miroir monté sur le meuble. Son physique avait bien changé depuis ces derniers mois : elle avait les épaules solides de qui porte souvent un sac de voyage, les jambes de celle qui marche souvent et longtemps, et là où on lui voyait auparavant les côtes et les os pointus des hanches, elle avait vu des abdominaux apparaître -actuellement traversés d’une longue estafilade en diagonale, infligée par un des emplumés qui infestaient le Temple. Elle avait failli y passer, ce coup-ci. Cendre était déjà montée à l’étage suivant, et elle avait entamé son ascension avant d’être prise par surprise. La lance du gars lui avait éraflé le ventre. Elle avait saisi le manche, déviant la pointe in extremis avant qu’elle ne lui laboure les tripes et avait fait basculé le type dans l’escalier. Sa tête avait heurté une marche avec un craquement sourd, et Effie avait senti un début de nausée l'envahir. Elle tâta doucement la blessure ; celle-là, elle deviendrait sûrement une jolie cicatrice… Et d’ailleurs, sur son dos, elle pouvait voir encore d’autres traces de coups et quelques coupures encore fraîches dont certaines finiraient bien par rester. Elle retira ensuite ses bottes, pour la première fois depuis des jours. Ses pieds étaient en sale état : elle retira un caillou encastré dans la chair, et découvrit des ampoules à des endroits insoupçonnés…
 
Elle entreprit de rincer tout ce sang et ces saletés, torse nu devant la bassine ; très vite, l'eau claire vira au gris sale mêlé de rouge. Même ses longs cheveux noirs, qui lui tombaient sur les épaules en mèches emmêlées, étaient poisseux de sang. Il lui fallut bien du temps avant d’être satisfaite de sa toilette, et elle avait frotté certaines saletés avec tant d’insistance, la tête ailleurs, qu’elle s’en était rougit la peau. Elle se bandait pensivement les pieds après s’être occupée de ses blessures lorsqu’elle crut capter un mouvement du coin de l’œil dans le miroir. Plus précisément, elle aurait juré avoir vu une paire d’yeux aux reflets rouges l’observer. Elle se tourna vivement dans la direction où aurait dû se trouver quiconque se reflétait ainsi… Personne. Elle se croyait sans doute encore au Temple, épiée par des sauvages tapis dans les moindres recoins… Elle secoua la tête pour se débarrasser de la sale impression d’être surveillée et expira longuement pour se calmer.
 
- Tu dors…? demanda-t-elle doucement sans se retourner. Posée sur le meuble, à côté de la bassine, se trouvait la gemme aux reflets verts qu'elle avait ramassée près de l'autel dans un but bien précis.
 
Aucune réponse… Cendre pionçait déjà comme une bienheureuse. Effie s'avança vers son lit, se pencha vers elle, écarta une mèche de cheveux du visage de l’enfant endormie et lui embrassa le front avant de se diriger vers le lit d’à côté. Les draps propres et doux sentaient bons, une vraie invitation au sommeil qu’elle s’empressa d’accepter en se glissant dedans. Elle s’endormit quasi immédiatement, bien avant que Simon ne fasse son entrée. Le garçon avait doucement toqué à la porte, une bonne dizaine de fois, et s'était décidé à entrer lorsque personne n'avait répondu malgré ses nombreuses tentatives. Il avait beau avoir été invité par sa sœur, il doutait que le reste de la guilde accepte sa présence d’aussi bonne grâce. Il se glissa sans bruit jusqu’au lit de sa sœur, avisa un fauteuil proche qu’il rapprocha avec toutes les précautions du monde pour ne pas faire de bruit, et il s’y installa. Un livre à la main -un traité d’histoire locale écrit en pattes de mouche- une couverture sur les genoux et un casse-croûte soigneusement emballé dans un sac à portée de main, il allait veiller sa sœur pour la nuit.
Simon
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Posté le 29/04/2021 à 12:14:37 

- Elle est déjà repartie ? demanda Pieter, debout devant le comptoir de la boutique.
 
- Faut croire, lui répondit Simon, maussade.
 
Pieter était passé le voir dans l’espoir de pouvoir discuter un peu avec cette fameuse sœur qu’il avait bien peu vue pour le moment, un genre de fille échevelée à l’air un peu sauvage qui bouffait comme pas deux. D’après Monsieur Bussche, qui tenait ses informations d’une source sûre -un frère officier dans l’armée- elle et d’autres aventuriers de la colonie venaient à peine de rentrer en ville après avoir été prendre leur trésor à quelques indigènes hostiles, terrés dans ce fameux temple de sinistre réputation qui trônait au centre de l’île. C’était à n’en point douter un lieu d’ancienne magie, et un mauvais présage pour quiconque d’un tant soit peu civilisé y posait les yeux. Pieter pianota des doigts sur le comptoir, hésitant. C’est que le ventre de sa chère Odette s’arrondissait à vue d’oeil, et ça faisait un petit moment qu’il caressait l’idée de faire de son ami le parrain du bébé à venir. Cependant, à peine avait-il franchi le seuil du Toymaker et vu la tête que faisait Simon aujourd’hui que Pieter avait décidé qu’il valait mieux remettre cette discussion à plus tard…
 
- Et… elle revient quand, ta frangine ?
 
- Je ne sais pas, Pieter. Maintenant excuse-moi, j’ai du travail… Je ne veux pas te mettre dehors, hein ?
 
- Bien sûr. Il faut que je rentre, de toute façon. Le patron m’attend.
 
Simon fut bientôt seul, conscient d’avoir été un hôte bien peu accueillant cette fois-ci. Mais qu’y pouvait-il ? Il voyait trop peu sa sœur, qui ne manquait pas une occasion de se fourrer dans des ennuis impossibles, et elle lui manquait parfois affreusement. Il avait fini ses marionnettes, qui attendaient dans une pièce fermée à clef pour garder la surprise, tristement rangées les unes à côté des autres, les décors soigneusement empilés derrière.
Simon
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Posté le 01/05/2021 à 21:36:23. Dernière édition le 02/05/2021 à 20:56:41 

Simon terminait sa dernière commande en date, une autre poupée, objet de collection destiné à quelque jeune fille de bonne famille. La délicate petite demoiselle de tissu était bien avancée et il ne lui restait plus que la touche finale, les yeux, que l’on avait expressément exigés "d’un marron riche pailleté de vert". Lorsqu’il était plongé dans son travail comme c’était le cas en ce moment, le fabricant de jouets agissait presque machinalement, effectuant parfaitement chaque étape l’une après l’autre, les enchaînant sans même y penser jusqu’à ce que son œuvre soit complète. Il s’enorgueillissait de ne jamais faire d’erreur en ces moments-là, et comme à son habitude chaque ustensile, chaque matériau était soigneusement rangé de telle sorte qu’il en connaissait l’emplacement exact par cœur. Il aurait pu naviguer sur son établi les yeux fermés.
 
Il fredonnait une comptine. Un trouble subit le fit s’interrompre au milieu d'un geste, la main en l’air à mi-chemin du pot de peinture avec lequel il comptait peindre les yeux de la poupée -marron donc. Il batailla pour sortir de sa simili-transe et fit la moue, sourcils froncés.
 
- Hmm, fit-il, lèvres pincées, alors qu'une irritation d'une rare violence l'envahissait devant ce faux pas dans sa chorégraphie bien orchestrée.

Il réfléchit intensément, cherchant une explication logique, mais rien de plausible ne lui vint et il en resta perplexe. En lieu et place du marron, il était bel et bien en train d'aller spontanément chercher le pot de peinture rouge.
Simon
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Posté le 04/05/2021 à 22:30:25. Dernière édition le 04/05/2021 à 23:34:58 

La lettre de sa sœur n’aurait pas pu arriver au meilleur moment. Il était assis à son bureau après une journée de dur labeur pour faire ses comptes, une bonne tasse de thé assortie d'une assiette de biscuits à portée de main. Il prenait de plus en plus goût à cette boisson raffinée et se mettait à fréquenter plus ouvertement les boutiques qui en vendaient, n’hésitant plus à apostropher les employés et à discuter avec les autres clients, lui qui rasait les murs, yeux baissés, il n’y avait pas si longtemps encore… Il soupçonnait l’influence grandissante de sa jumelle. Il devenait plus sûr de lui, plus ouvert, plus prompt au rire et aux plaisanteries, taquin même avec ceux qu’il connaissait bien. Et Effie, hé bien… Elle se lavait beaucoup plus souvent, par exemple. Et elle lisait tout ce qui lui tombait sous la main. Et surtout, SURTOUT elle se mettait à la cuisine. Et quelle cuisine, mes aïeux…! Plus ça allait et plus elle lui faisait goûter des plats extraordinaires, certains même dont il n’avait jamais entendu parler -ou rêvé- et il était persuadé que l’élève dépasserait bientôt le maître. En fait, il avait même hâte ; il ne lui avait pas donné libre accès à sa précieuse réserve personnelle d’aliments et d’épices pour rien. Il soupira, mélancolique, suivant des yeux les volutes de vapeur s’échappant de sa tasse. Si seulement elle délaissait un peu pâtés, ragoûts et grillades pour se concentrer un peu plus sur le sucré et les petits gâteaux…
 
Bref. Un gosse l’avait hélé depuis la rue un peu plus tôt, et Simon avait passé la tête par la fenêtre du premier au moment même où le garnement s’apprêtait à lancer des cailloux sur les carreaux.
 
- Une lett’ ! Une lett’ pour Simon qui fait des jouets ! C'est toi ?! braillait-il en louchant sur Simon.
 
L’échange avait été bref, Simon se permettant même de rajouter une piécette pour payer le messager, tout à son plaisir d’avoir enfin des nouvelles. Et il y en avait un bon paquet à en croire l’épaisseur du parchemin, plié plusieurs fois sur lui-même ! Il était ensuite revenu s'installer à son bureau, se forçant à finir de faire ses comptes avant d’entamer sa lecture, pour s'offrir en quelque sorte une récompense après cette longue journée. Il s'installa avec un soin tout particulier dans son fauteuil fétiche lorsqu'il eut enfin achevé son travail, sa tasse et ce qu'il restait de l'assiette de biscuits posés à côté de lui sur un petit guéridon, et il commença sa lecture avec impatience.
 
Euphemia y racontait son voyage jusqu’au phare en compagnie de sa troupe de compagnons, incluant moult détails sur les animaux rencontrés en chemin et les plantes qu’elle avait pu cueillir (et comment elle comptait marier certains d’entre eux ; ainsi, de délicieuses omelettes d’oeufs de goéland devenaient proprement succulentes lorsqu’on y ajoutait quelques morceaux de piment et de gingembre). Elle détaillait aussi longuement sa rencontre avec un albatros solitaire qui planait majestueusement le long de la côte, vue extraordinairement rare s’il en était, ces immenses oiseaux de mer passant la majeure partie de leur vie au large. Dieu merci, c’était beaucoup moins bourré de fautes qu’avant. Simon s’abreuvait de ces nouvelles, secrètement heureux de voir sa sœur s’épanouir ainsi. Même si elle lui manquait parfois affreusement, il était convaincu du bien-fondé de ces escapades -tant qu’elles restaient prudentes, bien sûr ! Elle avait rajouté quelques gribouillis tout au long de la missive, animaux, monstres et gens dessinés avec un talent tout relatif ainsi que quelques annotations, plaisanteries et bons mots. Et là, écrit en tout petit comme si elle avait honte de cet aveu enfantin : "Je crois que je suis amoureuse de…"
 
Simon recracha son thé et ce faisant arrosa généreusement son parquet d'une boisson bien trop coûteuse pour ne pas être autre chose qu'un plaisir coupable, ayant eu par bonheur le réflexe d'écarter la lettre au dernier moment, alors qu'il lisait le nom. Hé bien ça… Ça au moins, c’était dit ! Remarque, il s’en doutait peut-être déjà un peu.
 
- Et tant mieux ! se dit-il à voix haute, ravi, du thé lui dégouttant partout sur le menton.
 
La lettre se terminait en de multiples expressions d’amour et de manque qui l’émurent profondément. Il caressa le papier du pouce et recommença sa lecture depuis le début sans attendre. C'était bien malheureux, mais le ménage à faire n'allait pas s'envoler.
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