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Morceaux choisis (bis)  
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Tulip
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29/02/2012
Posté le 21/03/2024 à 12:19:32. Dernière édition le 21/03/2024 à 13:26:46 

[**Suite à une remarque judicieuse, je créé un topic à part. Le sujet originel est accessible ici ]

[Ces textes, tirés d'un vieux RP, ont été remaniés pour constituer le prologue d'un livre -le 1er tome d'une saga qui en compte déjà trois à l'heure actuelle. Je vous propose de les (re)découvrir ici un par un, en attendant la véritable publication. Bonne lecture !]

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Assyrie, vers 830 av. J.C.

Le scribe pressa le pas en direction du palais luxueux qui siégeait au centre de la ville. Escorté par trois gardes vêtus de tuniques de cuir, coiffés de casques coniques en bronze et lances au poing, il serrait une paire de tablettes d’argile contre son torse mince couvert de poils grisonnants. Il était le seul à savoir, pour l’instant, que les symboles cunéiformes dont elles étaient couvertes résumaient les dépenses outrancières d’un noble gênant. On soupçonnait déjà l’imprudent de calomnier le roi dans le secret de sa demeure ; la rumeur avait été répandue par un serviteur désireux de s’attirer les bonnes grâces de la cour. Le sort du gêneur était dans la balance depuis des jours. Au mieux, il serait envoyé en première ligne pour soutenir l’avancée des troupes sur Damas.

Le scribe ne sourit pas à cette idée qui aurait pourtant dû être réjouissante. On disait que les combats qui se déroulaient là-bas étaient terribles, les Araméens opposant une résistance farouche aux armées du roi. Il fallait faire attention : certains de leurs voisins n’attendaient qu’un signe de faiblesse de leur part. Déjà, les échos d’une nouvelle alliance entre l’Égypte et d’autres royaumes mécontents lui étaient parvenus.

Il grimpa prestement les marches du palais de Balawat, distinguant de mieux en mieux la myriade de détails s’étalant sur les plaques de bronze illustrant les victoires du roi le plus puissant d’alors, apposées sur les grandes portes. Ces œuvres monumentales, d’une richesse indécente, dépassaient de loin les habituels orthostates simplement gravés dans la pierre des palais de jadis ; il avait fallu des centaines d’heures pour les travailler, les poser et les entretenir, et il en admira une fois de plus la finesse et la force évocatrice.

Il savait que le peuple était conquis et vénérait ce suzerain vindicatif, qui avait fait d’eux la principale puissance de leur époque. Quel fou oserait donc tenter de renverser le seigneur incontesté de ce florissant pays ? Le représentant suprême du dieu Assur sur terre, qui avait maté les Babyloniens, les nations de la Mésopotamie et de Syrie et bien d’autres encore ? On lui devait tribut jusqu’aux royaumes levantins. Qu’on songe seulement à s’opposer à lui, et on s’exposait à une mort ignominieuse… Lapidé, la gorge coupée ou encore jeté du haut d’une ziggourat pour aller se briser les os dans les grandes marches de pierre.

L’homme frêle et sec, à la longue barbe tressée et soigneusement huilée, était satisfait en songeant à l’honneur qui lui avait été fait. C’était le but premier de l’audience à laquelle il se rendait actuellement : c’est lui qui rédigerait ce qui serait gravé sur l’obélisque noir, glorieux édifice qui exposerait bientôt à la vue de tous les hauts faits du roi dans la capitale. Ce n’était que juste récompense pour les services rendus par sa personne, en toute honnêteté.

Ses yeux au regard pétillant dénotaient une intelligence rare. Il se savait devenu indispensable au souverain, et il comptait bien occuper cette position avantageuse le plus longtemps possible. Pour cela, il était essentiel qu’il découvre qui, parmi les nobles qui s’agitaient, étaient les plus influents ou les plus susceptibles de tenter leur chance si d’aventure le roi devait tomber — par leur main ou celle d’un autre. Ce qu’il apportait avec lui au palais devrait déjà lui assurer de grimper encore un peu plus dans l’estime de son suzerain, si jamais cela était possible.

Peu importe qu’il exerce le pouvoir dans l’ombre de quelqu’un : il laissait volontiers à d’autres les dangers de mener les armées et la gloire des cérémonies officielles.

Il était fébrile tandis que les gardes ouvraient les battants devant lui pour l’emmener auprès du roi. Enfermés dans une pièce dissimulée dans la cave de sa demeure, les parchemins volés aux maisons nobles de Babylone après sa soumission à l’empire assyrien l’attendaient. Il avait à peine eu le temps de les étudier, mais ils l’appelaient sans arrêt depuis qu’il avait posé les yeux dessus pour la première fois.

Promesses de savoirs inouïs, il avait fini par les trouver après des années d’efforts, les rassemblant en sa possession de toutes les manières possibles et imaginables. Il était convaincu qu’ils lui assureraient une vie incroyablement longue et encore plus incroyablement remplie, à un point qu’il se savait incapable de concevoir. Déjà, il s’était mis à vénérer la figure d’or qui trônait au milieu des parchemins dans sa pièce secrète, pour lui adresser ses doutes et ses questions plutôt qu’à son roi. Il ne priait plus qu’elle, négligeant le panthéon ridicule qu’on lui avait inculqué depuis son plus jeune âge. Et quand il tendait suffisamment bien l’oreille, il était certain de pouvoir entendre de faibles murmures lui répondre.

Quand il le graverait enfin, l’obélisque noir serait son hommage suprême à son nouveau dieu, caché en pleine lumière.
Tulip
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Posté le 23/03/2024 à 18:01:07. Dernière édition le 23/03/2024 à 18:02:42 

À la périphérie de Rome, 1670.

Une femme gisait sur la table au centre de la pièce, dans une masure bien pauvre constituée en tout et pour tout d’une chambre et d’une pièce à vivre. Elle était d’une pâleur mortelle, ses yeux fixés sur le vide. Tout son sang semblait s’être enfui entre ses cuisses écartées.

C’était un désastre. On s’affairait autour du cadavre encore chaud avec un air catastrophé, en pataugeant dans les flaques écarlates et collantes en train de s’épaissir. Le nouveau-né, qui avait déchiré le ventre de sa mère en sortant, se mit à brailler. Ou plutôt, *ils* braillèrent : c’étaient des siamois, joints au niveau du torse, au-dessus d’une unique paire de jambes. L’un était aussi grand et vigoureux que l’autre était informe et souffreteux, presque une simple excroissance recroquevillée sur elle-même, comme si son frère n’avait pas tout à fait fini de l’absorber dans son propre corps avant de voir le jour.

On les contemplait avec horreur. Leur père, déjà anéanti par les douleurs de sa femme morte en couches sous ses yeux, s’était quasiment évanoui à la vue de sa progéniture. Éperdu, le médecin vociféra dans une langue aux sonorités chaudes, du patois peut-être, trop vite pour qu’on comprenne ce qu’il disait ; il fourra la créature dans les bras de la sage-femme avec un dégoût évident. La vieille l’enroula dans un linge propre, elle-même ne semblant agir qu’avec la force de l’habitude, le regard absent.

Très vite, le doute s’installa. La notion de punition divine s’enracina profondément à l’arrière de sa tête alourdie par les ans et les affres de la mise au monde. Qu’avaient fait ces gens pour créer un être aussi hideux ? Il y avait forcément une raison. La mère imprudente avait dû mal s’alimenter, ou coucher avec d’autres hommes en étant grosse. Le père avait trop blasphémé, négligé ses devoirs, et telle était sa punition. L’enfant avait été conçu de manière si obscène que le diable se l’était approprié avant même qu’il quitte la matrice. Il y avait forcément une explication. Mais, assurément, les parents étaient fautifs.

Le lâche médecin s’enfuit sans même réclamer de paiement, et la vieille se retrouva soudain seule avec cette… chose dans les bras et leur père dans un état catatonique, sans parler du cadavre. Il lui suffit d’un coup d’œil à l’homme pour savoir qu’elle n’en tirerait rien. Le malheureux n’aurait même pas un regard pour son fils. Il n’y avait plus qu’à emporter la créature dehors, ce qu’elle fit, la tête ailleurs. Mais que faire ? Elle n’avait pas le cœur de l’étouffer ou de la noyer, se sentant honteusement lâche à son tour. La jeter aux cochons, peut-être ? Le Seigneur comprendrait qu’elle ferait là acte de miséricorde.

Elle gardait résolument le visage levé, refusant de revoir l’être contrefait, à deux doigts de se sentir nauséeuse après cet accouchement, le plus éprouvant de sa longue, très longue carrière. Alors, incapable d’aller plus loin, la vieille abandonna l’enfant dehors, dans un tas de détritus, au coin d’une ruelle puant l’urine et les excréments après que la pluie ait fait déborder le caniveau embourbé. Elle accéléra le pas et disparut pendant que l’enfant s’égosillait, attirant déjà quelques chiens errants ; mais quelqu’un d’autre entendit ces cris, devinant très bien ce qui les causait et pourquoi.

Une nonne arriva en trottinant, soulevant sa soutane entre ses mains pour ne pas marcher dessus dans sa course ni la salir sur les pavés crasseux. Elle chassa un roquet efflanqué d’un coup de pied énergique. Soulagée d’être arrivée à temps, elle lâcha un discret cri de triomphe mais s’arrêta net, sous le choc en découvrant les frères siamois encore souillés du sang et des fluides de leur mère. Brièvement, elle s’imagina rebrousser chemin en prétendant n’avoir rien vu. Les chiens reviendraient aussitôt, leur accordant une fin rapide et un exutoire à une vie misérable. La religieuse repoussa l’affreuse pensée, étouffée par sa propre culpabilité. Mais elle n’arriva pas à sourire à la pauvre créature, ni à empêcher ses mains de trembler.

Elle se signa et la prit malgré tout avec elle, se faisant violence pour suivre son devoir de chrétienne et lui offrir un toit comme aux autres indigents de cette ville. Il y aurait un baptême, comme il se doit ; et une fois remis entre les mains de Dieu, sous Son égide bienveillante, l’enfant grandirait pour devenir un être pieux, bon et vertueux.

La bonne samaritaine n’en douta pas une seconde.
Tulip
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Posté le 27/03/2024 à 17:49:14. Dernière édition le 27/03/2024 à 18:05:21 

Près de la mer Caspienne, 1687.

L’adolescente talonna les flancs de sa monture pour accélérer. Elle connaissait par cœur les limites de son endurance, et s’en savait encore loin. Son poney des steppes au pied sûr et au corps compact, petit et fort, était le descendant de lignées ancestrales qui avaient porté des générations entières de nomades sans faillir. Il obéit aussitôt à la jeune fille qui le montait depuis des années, adoptant un galop régulier, ses sabots puissants faisant voler des mottes de terre derrière lui à chaque foulée. La longue chevelure noire de l’adolescente, penchée en avant sur sa selle, s’envola dans sa course.

Un cri perçant retentit. Elle leva le nez pour voir l’aigle de son père voler haut dans le ciel, scrutant la terre en quête du renard ou du loup qui rôderait autour des agneaux et des poulains nouveau-nés. Les yourtes s’éloignaient dans son dos, et bientôt, elle sut que si elle se retournait, elle ne verrait plus derrière elle que les filets de fumée qui s’élevaient à l’horizon : les femmes cuisinaient pour ce soir, mettant à bouillir de gros morceaux de mouton dans les marmites.

Tout son clan était là. Ils n’avaient jamais voyagé aussi loin, traversant le pays pour trouver une nouvelle demeure, fuyant les conflits entre tribus qui leur avaient déjà coûté bien trop cher l’année passée.

Le poney à la robe grise soufflait fort tandis que l’écume perlait à ses naseaux. L’adolescente se savait bonne cavalière, battant la plupart des gens de son âge à plate couture lors des courses. Elle savait aussi que si elle le poussait davantage, au mépris de toute prudence, l’animal lui obéirait ; c’était un risque qu’elle se refusait à lui faire courir. Elle le montait mais il appartenait avant tout au clan, et à son père. S’il lui arrivait malheur, que l’animal se blesse lors d’une mauvaise chute par exemple, elle serait aussi inconsolable que honteuse. La punition infligée par son père serait à la mesure du gaspillage de l’une des meilleures bêtes de leur cheptel.

L’adolescente freina sa monture avec douceur, caressant son cou frémissant pour la féliciter. Ils continuèrent leur chemin à un rythme beaucoup plus lent. Elle resserra les pans garnis de fourrure de son habit épais et coloré, richement brodé de fils de laine teints formant les motifs traditionnels de sa famille. Sa mère avait mis des mois entiers à le tisser en utilisant de la précieuse laine de chameau. La fraîcheur était tenace, comportant une nette et désagréable touche d’humidité, bien plus présente ici que dans les hauts-plateaux et les plaines ensoleillées qu’ils avaient quittés. Ils n’avaient pas le choix cependant, c’était cela ou mourir lentement de faim — ou sous les sabres de leurs rivaux, qui continuaient probablement de se disputer les dernières terres fertiles.

Amère, l’adolescente fit passer le temps en récitant les noms de ses ancêtres. Elle connaissait sa généalogie sur le bout des doigts, comme le voulait la coutume, pouvant remonter jusqu’à sept générations en arrière. Le soleil éclatant renvoyait mille reflets sur un objet métallique accroché à sa selle, à côté d’un petit arc à double courbure et d’un carquois de flèches empennées avec des plumes de queue de grue. Elle avait emporté le sabre de son cousin, mort après avoir pris un mauvais coup lors d’une rixe entre jeunes hommes échauffés par l’alcool. C’était une arme élégante ornée de pierreries, une prise de guerre jalousement gardée dans la famille et dont elle avait hérité après que son oncle adoré, inconsolable d’avoir perdu son aîné, avait follement décidé d’abandonner le clan pour chercher vengeance. Il mourrait sans doute là-bas, loin derrière eux. Elle avait la conviction que la fin du père éploré serait aussi vaine que celle de son fils.

Ce sabre encore un peu trop grand pour elle était devenu le symbole de sa lutte : elle vouait une sainte horreur à ces querelles fratricides et n’accordait que mépris à ceux qui ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez, crime impardonnable dans leurs steppes à l’horizon infini. Leurs aïeux faisaient partie des plus terribles guerriers de la Horde d’Or ; fédérés sous une même bannière, ils avaient mis des nations entières à genoux et fait trembler jusqu’à la grande Russie. Pourquoi s’entre-déchirer maintenant ?

Un changement subtil dans l’atmosphère lui indiqua qu’elle était proche de sa destination. Cinq cent mètres plus loin, ce fut un son profond et régulier qui se fit entendre, d’abord tout bas, puis de plus en plus fort. Elle résista à l’envie de talonner à nouveau son poney, préférant lui faire économiser ses forces et patienter jusqu’à ce qu’il ait gravi la dernière colline pleine de caillasses. Elle savait qu’une fois arrivée en haut, elle aurait tout loisir de contempler la grande étendue bleue qui la fascinait tellement.

Enfant des steppes, elle avait toujours vécu dans un océan d’herbes et de roches balayé en permanence par le vent. Mais ici, elle avait vu la mer pour la première fois de sa vie. C’était la plus belle chose sur laquelle elle ait jamais posé les yeux. Lorsqu’elle avait le temps, elle aimait parcourir la grève pour découvrir les objets rejetés par les vagues. Glissant la main sous sa tunique, elle caressa l’effigie d’ivoire qu’elle conservait précieusement après l’avoir trouvée à moitié enterrée dans le sable. La trouvant d’abord laide, inquiétante même, elle n’avait vite plus été capable de s’en séparer. Elle n’en avait pas parlé aux autres, pas même à sa mère ou à ses sœurs pourtant si complices.

Le poney secoua sa crinière après un ultime effort. Elle était arrivée. Fière et droite sur sa selle, l’adolescente contempla les flots à la beauté envoûtante. Les rouleaux qui s’écrasaient sans relâche sur le littoral l’avaient d’ores et déjà marquée à jamais, lui soufflant les prémices d’une œuvre qui guiderait son existence à travers le monde.
Tulip
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Posté le 31/03/2024 à 20:51:10. Dernière édition le 01/04/2024 à 00:40:06 

Quelque part dans les eaux du Pacifique, 1688.
 
Stoïque, le jeune homme regardait les eaux sombres qui s’étendaient jusqu’à l’horizon tout autour de lui, compensant le roulis de la barque sans y penser. Les récents évènements continuaient de n’avoir aucun véritable sens pour lui, bien qu’il les repassât sans cesse dans sa mémoire. Pire encore : il commençait à ne plus s’en soucier. Peut-être que la folie le gagnait à son tour, sous une forme plus insidieuse encore que celle de ses camarades.

C’était dans un archipel obscur que l’excentrique capitaine du Jessamine, superbe trois-mâts armé à grands frais, avait trouvé d’étranges manuscrits quelques jours plus tôt. Enfin, trouvé… On les avait arrachés à une bande de pirates philippins, isolés sur un bout de jungle au milieu de l’océan après s’y être échoués.

C’était l’épave fracassée d’un navire, bien visible sur les rochers ceignant l'îlot, qui avait poussé le Jessamine à faire débarquer un petit groupe armé jusqu’aux dents. Le capitaine, un homme à la morale équivoque, n’était pas contre le pillage des restes laissés par les victimes du sort, détestable habitude contre laquelle son second le mettait toujours en garde ; mais le rusé loup de mer s’était fait fort de lui rappeler que c’était ainsi que le Jessamine remplissait le mieux ses cales. De plus, s’il restait des survivants, il était de leur devoir de leur porter secours. La possible récompense — ou rançon — en résultant n’avait pas été évoquée, mais tous y avaient pensé.

Plutôt que des victimes reconnaissantes d’être secourues, ils avaient découvert une bande de naufragés en haillons, sales et menaçants, qui vivaient dans un semblant de campement construit avec les débris du navire. La situation avait rapidement dégénéré. Il n’y avait eu nulle trace d’héroïsme ici : les plus vindicatifs avaient été abattus sans sommation, puis le campement fouillé à la hâte avant que l’homme à la tête des explorateurs ordonne le repli vers le Jessamine. Les naufragés les avaient poursuivis jusque sur la plage mais l’eau les avait arrêtés net, comme s’ils avaient eu peur d’y entrer au-delà de quelques centimètres de profondeur. À y repenser, il était étonnant qu’ils n’aient pas songé à construire une embarcation pour s’échapper, entourés comme ils l’étaient par des arbres de bonne taille.

Le butin de cette rapine improvisée était constitué de coquillages étranges et déformés, de tissus défraîchis et de bijoux ternis, en plus d’une liasse de parchemins froissés. Le capitaine s’était immédiatement approprié cette dernière, semblant lui accorder bien plus de valeur qu’au reste dont il s’était détourné sans même y jeter un œil. On s’était rapidement réparti les quelques objets de valeur puis le Jessamine avait repris sa route, son étrange escale succinctement consignée dans le journal de bord.

Tout était allé pour le mieux au début malgré quelques disputes entre les marins. C’était fréquent à la suite des partages du butin : il était rare qu’il n’y en ait pas au moins un parmi les hommes pour y trouver à redire. Mais cette fois le capitaine s’était à peine soucié de prévenir les querelles. A la place, il s’était enfermé de longues heures dans sa cabine, accompagné par son second et d’autres hommes qui avaient gardé le secret sur ce qui s'y déroulait. Du peu qu’ils en avaient dit, on aurait cru avoir affaire aux membres de quelque secte occulte, convaincus de leur importance mystique.

Bientôt, les heures passées dans la cabine s’étaient transformées en jours et en nuits, et très vite, il était devenu évident que quelque chose de sinistre se préparait avec la complaisance du capitaine. Les soupçons de l’équipage avaient grandi en proportion : il fallait faire quelque chose, et reprendre le contrôle du navire livré à son sort.

Au moment même où la rumeur d’une mutinerie était parvenue aux oreilles du capitaine, il avait riposté de toutes ses forces, entraînant ses nouveaux fidèles avec lui. Les mutins n’étaient pas préparés à la débauche d’horreurs sans nom qui avait déferlé sur eux, sarabande sauvage mâtinée de cannibalisme et autres rituels incompréhensibles improvisés par les plus déments. Cela avait coûté la vie à la majeure partie des occupants du bateau. Les partisans du capitaine n'avaient pas été épargnés : ils avaient commencé à se dévorer les uns les autres dans leur délire.

Lorsque la situation avait dégénéré, le jeune homme avait fait partie des marins suffisamment sains d’esprit pour fuir le navire, laissant les autres continuer de se déchirer à bord. Ses compagnons et lui dérivaient depuis plusieurs semaines, entassés dans la chaloupe qu’ils avaient pu subtiliser avec quelques vivres et un peu d’eau. Cruelle ironie du sort, il avaient eux-mêmes été forcés de se livrer au cannibalisme pour ne point mourir de faim. Ils avaient commencé par les morts tant qu’il y en avait. Le dernier corps leur avait offert plusieurs jours de répit.

Et ensuite ?

Il renifla. C’était là, dans leur ridicule embarcation suintant le désespoir qui dérivait au gré des vagues, qu’il avait commencé à songer à l’avenir, lui qui n’avait jamais eu le loisir de penser à sa survie au-delà de l’instant présent. La veille, il avait vu un camarade se lever, simplement, et se jeter à l’eau sans rien dire. L’homme avait coulé à pic, ne laissant derrière lui que des bulles qui avaient crevé la surface. Personne n’avait bougé ni parlé, mais tous avaient songé la même chose, partagés entre le soulagement de gagner un peu de place et le regret de perdre un repas potentiel.

L’immensité de la mer les avait lentement mais sûrement rendus fous, d’une horreur aussi insondable que l’océan, nourrie de peurs ancestrales. Tout le monde avait entendu parler de poulpes de la taille d’une frégate, de baleines assoiffées du sang des marins, de serpents et de monstres qui coulaient des navires entiers dans toutes les mers du monde. Combien de bêtes malveillantes guettaient, rôdant entre deux eaux, attendant de venir saisir entre leurs mâchoires le premier malheureux qui oserait laisser traîner un bras ou une jambe trop près de la surface ?

Lui ne s’était pas engagé volontairement sur le Jessamine. Il n’était même pas payé, et n’avait droit à aucune part dans le partage du butin. Orphelin méprisé pour sa malformation, qui avait sans doute été la cause de son abandon à la naissance, il n’avait jamais pu s’habituer au dégoût visible dans les yeux de ses prétendus sauveurs, ceux qui ne méprisaient sa chair que pour mieux jurer par le salut de son âme. Il avait grandi dans l’abri tout relatif d’un hospice pour miséreux où il avait vécu un enfer, jusqu’à être racheté par un nobliau pour enrichir sa collection de curiosités.
 
Le fils de bonne famille l’avait traîné avec lui pendant quelque temps, l’exhibant à ses amis comme un trophée… et puis un jour, il s’était mis en tête d’affréter un navire pour partir en quête d’aventure dans les mers chaudes, profitant de la fortune familiale et du poids considérable de son nom. Il s’était contenté de payer grassement les premiers venus pour monter un équipage ; le jeune loup, vorace et impatient, avait lancé son expédition dans l’année.

L’étrange garçon n’avait pas eu son mot à dire, traîné comme un animal à la suite du godelureau qui s’improvisait capitaine. C’était déjà un miracle qu’on ne l’ait pas fait embarquer dans une cage. Il avait pu arpenter le navire assez librement, et contre toute attente, il s’était découvert un certain talent pour la navigation. Il avait réussi à gagner sa place dans l’équipage en se montrant loyal et travailleur, bien qu’ombrageux et sujet à de brusques accès de violence. Se moquant comme d’une guigne de son nom de baptême reçu à l’hospice, on l’avait affublé d’un sobriquet destiné à tourner son existence en dérision : Gemini.

Il avait quitté ce navire en perdition en emportant un secret qui lui aurait valu d’être jeté par-dessus bord par ses camarades. En effet, poussé par un instinct puissant, il s’était rendu dans la cabine du défunt capitaine dont on brandissait au même moment le corps mutilé sur le pont supérieur. Le combat qui s’était déroulé dans la pièce avant son arrivée n’avait laissé que des cadavres en charpie couverts de marques de morsure, parfois jusqu’à l’os. Les abats et les projections avaient maculé le mobilier, le plancher et les murs de la cabine. Les manuscrits à l'origine de cette horreur l'attendaient sagement, ouverts sur le bureau, offerts à tous les regards. Il avait fermement décidé qu'ils seraient son prix pour ces années de cauchemar, battu, humilié et traité comme une bête de foire.

Une fois les mystérieux écrits en sa possession, il avait jailli à toute vitesse de ce lieu de cauchemar pour sauter dans la chaloupe avec les autres avant qu’on ne la mette à l’eau, manquant la faire chavirer. Les hurlements des combattants avaient couvert leur fuite.

Quand ses compagnons s’endormaient ou s’évanouissaient, épuisés, il dévorait son butin des yeux. Ne sachant ni lire ni écrire, il suivait du doigt ces lignes qu’il ne comprenait pas, rédigées par un auteur dont il ne savait rien. Il gardait les manuscrits à l’abri, soigneusement dissimulés sous ses vêtements — tout contre ce frère condamné à partager son corps.

Il n’avait pas vingt ans mais il était déjà beaucoup plus grand et plus fort que tous ses camarades. On avait appris à se méfier de sa silhouette biscornue, faussement docile. Personne n’oserait tenter de le voler. Et quand bien même… Il tuerait quiconque essaierait. Il ne pouvait pas se résoudre à abandonner ces textes, même s’il fantasmait parfois de les lancer par-dessus bord sans jamais réussir à franchir le pas. Ils étaient son obsession. Le peu qu’il avait été capable d’en déchiffrer, par des images et des dessins, défiait son imagination. Une fois sorti de ce radeau puant, il ferait tout pour en apprendre plus à leur sujet.

Gemini regarda furtivement autour de lui. Les autres étaient à nouveau hors de combat, écrasés par la chaleur, la faim et la soif. L’odeur de sueur, d’urine et de maladie était exécrable, mais ils n’avaient plus la force de s'en incommoder. Il sortit les manuscrits collés contre son corps avec mille précautions pour les observer à nouveau. Ici et là, des taches de sang séché recouvraient quelques-uns des mots sacrés, les rendant illisibles. Pour la centième fois peut-être, Gemini essaya distraitement et sans succès d’essuyer ces intolérables souillures.
 

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