Faux Rhum Le Faux Rhum Faux Rhum  

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Sage parmi les sages  
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Marco Gemini
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29/02/2012
Posté le 12/05/2019 à 22:53:58. Dernière édition le 13/05/2019 à 20:18:47 

Gemini tapotait le pupitre de l'index, son ongle sale résonnant contre le bois pourri. La vieille bâtisse tombait en ruines... C'était cela d'être sans le sou. Enfin, officiellement du moins. Il ne considérait pas comme une priorité de partager ses biens avec ses ouailles, en fait, il encourageait même l'inverse. En cela il imitait sans vergogne ses congénères du clergé plus... classique, hommes prompts à désigner les biens d'autrui comme ceux du Seigneur.

Ils pouvaient se réunir ici à l'abri des regards ; la mer était à deux pas. Le propriétaire du bâtiment -un vieil entrepôt aux murs moussus- était des leurs. L'ex-capitaine se caressa le menton. Bien loin étaient sa jeunesse, ses troupes bien entraînées et ses conseillers, prêtres et acolytes savants. Mais le culte gagnait du terrain. La semaine dernière, le bouvier avait rameuté deux bonshommes dans leurs petites réunions, deux collègues de travail, des frères durs à la tâche. Costauds. Peu loquaces. Ils étaient assis au premier rang aujourd'hui, les yeux grands ouverts et l'oreille tendue, suffisamment grands pour gêner ceux assis sur la rangée derrière. Tous les autres disciples dans la pièce bavardaient, se susurrant à voix basse les dernières rumeurs et nouvelles.

Il pouvait nommer chaque spectateur, en connaissait les pires secrets, savait sur quels détails appuyer pour les presser comme des citrons. Mais il avait aussi pleinement conscience de leur loyauté chaque jour plus solide. Celui-là, le gras au second rang avec un masque en peau, était un bourgeois gentilhomme qui donnait consciencieusement aux oeuvres de charité. Les deux silhouettes féminines aux robes élégantes étaient des dames qui animaient un club de lecture comme c'était la mode sur le continent. La première avait regardé sa fille nouveau née se noyer dans son bain sans rien faire, la deuxième avait empoisonné sa soeur quand elle avait compris qu'elle épouserait un meilleur parti. Et à côté, assis d'une fesse sur le même banc, voilà le vieux muet qui réclamait de la menu monnaie sur les marchés de New Kingston. Il pleurait à chaque fois, éperdu de bonheur. À gauche, la pute qui l'avait vu exécuter une cible dans un bouge crasseux, il y a bien longtemps. Témoin ou pas, il l'avait épargnée sur un coup de tête... La voir ici, dévorant des yeux celui pour qui elle donnerait maintenant sa vie, lui apparut comme le signe que sa cause était juste, et son dieu bienveillant. Tous différents, tous réunis pour une grande cause.

Les bavardages ne cessaient pas... c'était cela, que d'enfin se retrouver pour la première fois depuis plusieurs semaines. Il laissait faire avec plaisir, heureux de voir ses gens se porter si bien. C'est qu'ils commençaient à se sentir solidaires, à devenir des camarades unis par leur savoir jalousement gardé, à eux seuls généreusement dispensé par Gemini béni entre tous. Impatients, les nouveaux, les deux frères au faciès de brute, mirent un doigt épais devant leur bouche, et à l'unisson :

"Shhhhhhhhhhhhh !

Alors, les voix moururent et tous les regards se portèrent sur le chef debout derrière son pupitre porteur des Saintes Écritures. Gem' savoura l'attention qu'on lui prêtait. La cérémonie pouvait commencer.
Marco Gemini
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29/02/2012
Posté le 17/05/2019 à 21:31:15. Dernière édition le 17/05/2019 à 22:40:15 

 
Je levai les bras au ciel, louant Dagon ; ce fut l'apothéose dans la salle qui servait de chapelle. Le public joignit les mains en pleurant sous les masques, crânes d'animaux et structures d'osier recouvertes de peau qui anonymisaient les visages. Mieux encore, un nombre non négligeable des fidèles flamboyait d'une juste fureur, de celles qui enflamment les vocations des vrais soldats de dieu. Je leur aurai demandé de prendre les armes pour envahir les rues qu'ils l'auraient fait sans hésitation, damoiselles, lâches et vieillards en tête pour égorger les honnêtes gens. C'était toujours à ce moment que les chants s'élevaient ; cela commençait par un fredonnement bas que tous reprenaient spontanément. Nous nous laissions ensuite transporter par le chant. Les paroles s'imposaient aux illettrés, à ceux qui n'avaient jamais lu la moindre page d'un des manuscrits bien gardés. Mes acolytes les plus gradés, postés aux quatre coins de la salle, jouèrent de leurs vénérables instruments pour accompagner la mélodie. Nous étions parfois la tempête, l'orage déchaîné qui fouette les impudents. Ce soir nous étions les profondeurs, les abysses insondables au silence assourdissant et au calme écrasant. Le rythme du chant n'existait pas : il était. De nos gorges sortaient ces sons immémoriaux, et notre mission était qu'ils retentissent jusqu'à la mort du monde.

Nos larmes de bonheur salées comme l'océan étaient la plus éclatante preuve de la foi que nous avions.
 
De longues heures plus tard, lorsque les voix s'étaient enfin tues les unes après les autres en nous laissant épuisés mais ravis, et que la foule sortait pour rejoindre les rangs d'une population inconsciente de la pourriture qui évoluait en son sein, un homme se présenta à moi. Bel homme, la moustache finement taillée, le port altier et le menton haut... Si l'on avait su que celui-là me parlait et de quoi nous nous entretenions, les officiers de l'armée hollandaise n'en auraient pas mené large. À vrai dire, j'espérais une fuite à demi-mot : la crainte était le meilleur outil qui soit, et la paranoïa soigneusement entretenue pouvait saper les fondations de n'importe quelle organisation en un temps record. Nous étions partout. Nous aurions gagné quoi qu'il arrive, que je meure ou que mon cheptel disparaisse, que l'île sombre sous les flots. La graine était plantée dans le terreau fertile de Liberty, à jamais.

J'avais attendu toute la soirée que l'homme me revienne avec une bonne nouvelle. Il me suffit d'échanger un regard avec lui pour comprendre qu'il avait réussi sa mission.
 
Marco Gemini
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29/02/2012
Posté le 17/06/2019 à 23:54:03 

...Qu'est-ce que c'était donc que cela ?

De l'amour ? Un amour... paternel ?

Je ne sais plus. Je n'ai plus vécu depuis...

Depuis...

...

Emprisonné avec mon frère, dans sa chair, pour l'éternité. Il est plus humain que moi. Libre à lui de reformer un culte, de s'attacher à ces gens insignifiants. J'ai tout mon temps. Bien plus que lui. Marco se trompe sur un point.

Je ne dépéris pas.

Je rêve.
Marco Gemini
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29/02/2012
Posté le 22/07/2019 à 22:37:17. Dernière édition le 22/07/2019 à 22:39:47 

Le fier militaire me fixa de ses yeux délavés.

"Nous l'avons logé à l'écart, conformément à vos instructions. Angus veille sur lui."

Il semblait si mal à l'aise que je fus presque tenté de le laisser mariner, mais les affaires n'attendaient pas.

"Je te sens troublé, fils. Le nain te perturbe-t-il ?

- Non, Monseigneur. Mais... Lui faites-vous donc tant confiance que cela ?"

*Bien sûr que non.*

Ce n'était pas le moment...

"Absolument.

- Avec tout le respect que je vous dois, je...

- Cela suffit. Arrête-toi là, fils."

*Sale porc. Suceur de queues. Hypocrite.*

Mon frère faisait encore des siennes. Sa voix, son murmure, me hantait et j'en avais fini par croire qu'en ces moments-là personne d'autre que moi ne l'entendait. Je devais éviter à tout prix de montrer mon trouble aux fidèles... Surtout celui-là. L'ambition dévorante qui bouillonnait en lui me transperçait sur place, c'était évident qu'il tenterait de prendre ma place à la première occasion. Je le surveillerai. Il me suffirait d'une fausse preuve pour convaincre le reste de mon cheptel de le lyncher sur place -la plupart d'entre eux le ferait déjà rien que pour avoir le droit de passer la messe debout à mes côtés plutôt qu'assis dans l'auditoire.

"Amène-moi à notre invité."
Marco Gemini
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Posté le 08/10/2019 à 16:30:02. Dernière édition le 09/10/2019 à 13:44:15 

Le prisonnier se portait bien, bien que mes acolytes se fassent cependant plus hardis. Il en souffrait ; même s'il n'en avait rien montré, cela se voyait comme le nez au milieu de la figure. Et cela cela ne me plaisait guère. Toute cette entreprise -mon oeuvre- me paraissait grandiose à certains moments, folle et épouvantable à d'autres. Avais-je droit à quelques lambeaux de lucidité ? Était-ce l'étreinte de mon frère qui se relâchait parfois, m'autorisant à voir à quelles ignobles extrémités ma propre vanité m'avait emmené, me glissant l'envie de dresser mon propre bûcher à l'écart de tout et de m'y jeter ?

J'avais demandé à Dolorès, lors de l'une de mes éclaircies de l'esprit, si elle croyait possible la séparation avec mon frère -idée qui m'épouvantait et me ravissait à la fois. Test précipité ou aboutissement d'années de recherche, le danger que nous n'y survivions pas serait toujours présent, m'avait-elle dit. Peut-être que le monde se porterait mieux si les frères Gemini mouraient lors de l'expérience.

Je me sens à nouveau partir. Ou plutôt voguer au gré des courants, comme un navire sans personne à la barre. On dit que le fou ne se demande jamais s'il est, et que c'est ici que réside la différence entre lui et le sain d'esprit. Je m'autorise un doute.
Marco Gemini
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Posté le 15/01/2020 à 12:19:20. Dernière édition le 15/01/2020 à 14:00:02 

Tout d'abord, je n'y avais pas cru. C'était impossible. Improbable, en tout cas. Et pourtant...

Le vieillard se tenait recroquevillé dans sa cellule, les bras entourant ses genoux, la mine sale et les yeux fuyants. Il avait peur... De moi, sans doute. Quelle ironie du sort. Je m'agenouillai face à lui, scrutant son visage avec attention, tentant d'y déceler la moindre marque, le moindre trait qui... Rien à faire. Je n'arrivais toujours pas à croire, malgré les preuves et les aveux. Sans doute que mon esprit déjà perclus de doutes n'avait pas hésité à en ajouter un autre à la liste.

Il évitait mon regard, incapable de le soutenir ; je n'avais même pas essayé de le briser, il s'était fracassé en mille morceaux sans l'aide de personne à peine un pied posé dans notre cercle. Je n'ose imaginer sa réaction si j'avais ouvert ma chemise pour lui dévoiler mon frère jumeau, amas de chair frémissant éternellement collé à ma poitrine. Pitoyable. Haine et dégoût m'envahirent, menaçant de déborder, de m'enjoindre à serrer mes mains autour de son cou.

Il m'avait fallu des années pour trouver le premier indice. Ensuite, tout s'était enchaîné avec une régularité d'horloge, à force de patience et d'abnégation. Bien sûr, j'avais été aidé par mes sbires de l'époque -dont Angus, le nain aujourd'hui fou à lier, n'avait pas été des moindres. Notre vie itinérante à travers l'Europe s'était avérée être notre meilleure alliée dans cette quête. Nombreux étaient les récits de nobliaux, bourgeois et héritiers de bonne famille qui soudain se découvraient un intérêt pour l'occulte. Pourquoi ? Par désintérêt d'une vie trop facile ? Combien d'entre eux étaient les seconds, troisièmes, quatrièmes enfants d'une famille, condamnés à ne jamais hériter d'autre chose que de quelques terres lointaines tandis que leur frère aîné se retrouvait à la tête du richissime domaine ? Combien de jeunes femmes dont l'unique avenir était de servir de pondeuses, en quête d'une échappatoire pour se divertir de cette voie lamentable ? La plupart s'arrêtaient aux séances bidons entre riches oisifs pour se faire peur, pimenter une vie où les mille plaisirs déjà pratiqués à l'excès étaient devenus lassants, ou s'amuser à faire danser une table et invoquer leurs soi-disant ancêtres pour impressionner la jeune dame qu'ils comptaient déflorer le soir même. Ceux-là étaient les plus chanceux. Les autres, ceux qui étaient déterminés à aller jusqu'au bout, découvraient parfois des choses qu'il valait mieux laisser reposer au fin fond des abysses.

Et si...

Et si un jeune noble, habité par cette étrange passion, avait décidé d'explorer ce monde impie dans ses moindres recoins au mépris de tout danger, et y avait emporté sa promise... Et si ce jeune couple d'abrutis inconscients avait consacré sa fortune et son influence à ce loisir discutable, jusqu'à déterrer ce qui bien sûr les attendait patiemment dans quelque livre frappé d'interdit, temple séculaire, grotte sous-marine ou ruines sur la lande ?

Et si il y avait punition pour leur outrecuidance, laquelle serait-elle ? Quelle malédiction pourrait donc les frapper de plein fouet, les épouvanter assez pour qu'ils cherchent à tout prix à refermer l'affreuse porte qu'ils avaient ouverte ?

Abandonner un enfant monstrueux, le laisser pourrir à l'asile, était-il suffisant pour oublier son existence ? J'en doutais. J'espérais être resté dans un petit coin de leur tête, hantant leurs vies jusqu'à la folie. Et si ce n'était pas déjà fait, je m'en chargerai moi-même. Mon seul regret serait de ne pouvoir faire autre chose que pisser sur la tombe de ma mère, emportée par la tuberculose il y a des années. Bon débarras.

Quand les yeux du vieillard croisèrent enfin les miens, je la vis. Il y avait bien une ressemblance.

Je lui crachais au visage.
Marco Gemini
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Posté le 30/01/2020 à 22:27:48. Dernière édition le 30/01/2020 à 22:59:01 

La chair autour de Iacopo était boursouflée, rouge et douloureuse. J'avais l'impression que mon frère tentait de s'arracher de mon corps, de se séparer de moi. J'eus bientôt des sueurs froides à cette idée qui se faisait de plus en plus impérieuse. L'effroi devint terreur, et je serrais les mâchoires pour ne pas hurler. Surtout, ne pas rameuter les hommes. A tout prix.

Le jeune militaire en tête, mes acolytes voulaient tous ma place. J'étais mort si jamais ils se rendaient compte de quoi que ce soit. Mon frère allait me tuer et il n'en avait probablement même pas conscience. Ma chair gonflait, maintenant. J'étais effondré dans ma couche, la porte fermée à double tour. La fièvre commençait à me faire délirer. Mes hommes m'étaient dévoués ; tuer leur maître ? Plutôt mourir. Je les y avais entraînés.

Mais comment savoir ?

Je sais ce que je dis ! Je sais ce que je fais !

Comment ?

COMMENT ?

FAIBLE


Mes tympans bourdonnèrent comme si j'avais été assourdi par un coup de canon. La boursouflure tirait de plus en plus sur ma poitrine, et une longue plainte échappa à la ruine informe qu'était devenue mon frère siamois. Un son bas, déchirant, inhumain, tandis que la peau se rompait autour de lui. Lors d'un instant, un pur instant d'une lucidité parfaite, j'empoignais le manche de ma dague et le dirigeai vers lui -vers moi. Son vagissement monta dans les aigus lorsqu'il comprit.

J'enfonçais lentement la dague à la jointure de nos corps, poussant l'acier sur quelques centimètres dans la blessure déjà formée... Juste assez pour percer ce qu'il restait de peau, entamer le muscle, faire couler le sang.

Dieu me pardonne, je n'ai pas réussi à aller plus loin. Il n'a toujours pas gagné. Moi non plus.
Marco Gemini
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Posté le 01/02/2020 à 11:07:50. Dernière édition le 01/02/2020 à 11:08:40 

"Vous n'auriez jamais dû vous acoquiner avec les pirates. Ils sont condamnés à disparaître." dit-elle, assise au pied de ma couche.

"Tu as raison, Sally. Comme toujours."
 
"Ne m'appelez pas comme ça, s'il vous plaît."
 
Elle me tamponna le front avec un linge humide après avoir refait les bandages autour de la blessure provoquée par mon frère, faisant preuve d'une délicatesse qui me surprenait à chaque fois que j'en étais témoin. Ses mains abîmées par le feu et les explosifs me fascinaient entre deux bouffées de fièvre. Que s'était-il passé ? Dans quel feu d'artifice, coup d'éclat ou incendie avait-elle récolté ces affreuses marques ? Elle n'avait jamais voulu me le dire malgré sa loyauté sans faille, elle qui me suivait en secret depuis longtemps -depuis la guerre. Elle était arrivée sur Liberty il y a déjà quelques années, passant parfaitement inaperçue au milieu du flot constant des colons. Même les autres pirates n'étaient pas au courant. C'était sur elle que j'avais compté en cas de mutinerie, elle qui avait gardé les fortes têtes dans son viseur au Repaire. Mon espion dans l'ombre, loyale jusqu'au sacrifice. Mon plan de secours en chair et en os.
 
On n'était jamais trop prudent.
Marco Gemini
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Posté le 05/02/2020 à 12:01:35. Dernière édition le 05/02/2020 à 14:38:10 

Après avoir laissé Gemini alité, fiévreux sur son lit, Sally prit sur elle de filer discrètement le jeune militaire qui lui causait tant de soucis. Elle était née pour ça. Ni petite ni grande, ni grosse ni maigre, ni belle ni laide, entre deux âges, elle était de ces gens qui ont le physique commun à tant d'autres qu'il en devient oubliable. Bien consciente de son don naturel, elle en avait fait son plus formidable atout : c'était un vrai fantôme dans la foule. Elle doutait que quiconque était actuellement capable de la reconnaître sur Liberty -Gemini excepté, bien sûr- elle en aurait même mis sa main au feu.

Et quelles mains ! Dissimulées par des gants ou dans l'ombre de ses manches, elles  étaient son seul signe distinctif. Des mains profondément brûlées, avec des cicatrices effroyables qui faisaient immanquablement frissonner les frères Gemini, eux qui détestaient tout ce qui touchait aux flammes.

Elle aussi était membre de ce que les frères avaient tenté de reconstruire sur l'île, une très, très vieille religion moribonde qui avait le don de fasciner ceux que l'église classique bridait. Les laissés-pour-compte, putains, alcooliques et drogués, déviants et riches curieux, un melting-pot explosif pour des résultats... détonnants. Qui, il faut le dire, n'étaient pas à la hauteur de ce qu'avait été le culte sur le Vieux Continent à une ou deux exceptions près. Comme ce jeune militaire ambitieux qu'elle suivait depuis quelques jours, qui répondait au doux nom d'Albin de Mérange. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour découvrir que le jeune officier avait effectivement des visées sur la place de Gemini à la tête du culte. Le garçon avait réuni quelques amis fidèles, fils de bonne famille comme lui et membres tout pareil, et commencé une discrète campagne de dénigrement.  De Mérange s'était même, dans un moment mémorable, directement adressé à Sally qui n'en avait pas perdu une miette. Il ne l'avait pas reconnue en la recroisant le soir même dans les couloirs d'une de leurs planques.

Elle était postée sur le toit de l'armurerie d'Ulungen, le quai de la ville s'étendant droit devant elle, profitant du fracas des outils et de la forge et des cris des travailleurs du port pour s'installer tout à son aise. Les informations qu'elle avait patiemment recueillies l'avaient menée tout droit ici, où devait avoir lieu une rencontre entre les principaux membres du complot. Bon, il est vrai que les Gemini avaient décliné... Mais c'était temporaire. Du moins elle l'espérait. En tout cas, ce n'était pas une raison pour prévoir une tentative d'assassinat sur son chef vénéré... Incroyable ! Comme quoi, la paranoïa du chef n'était pas due qu'à sa folie.

Pensive, elle s'appuya sur son fusil, les yeux s'égarant un instant dans le ciel rempli de nuages aux formes fascinantes. Plus bas, un cormoran perché sur un poteau d'amarrage étendait ses grandes ailes noires pour les sécher au soleil. La mer... Bien que membre à part entière du culte depuis des années, elle devait se rendre à l'évidence : elle y croyait de moins en moins. Cela faisait bien trop longtemps qu'elle n'avait plus vu de remous dans les récifs dus à autre chose qu'à un banal poisson... A vrai dire, il ne restait guère que les frères Gemini eux-mêmes en guise de témoins de cette époque révolue de ténèbres et d'affrontements secrets, se berçant de leur gloire passée, essayant de retrouver un but ici, enterrés loin au fin fond des Caraïbes tandis que le reste du monde avançait sans attendre.

Cela la rendait inexplicablement triste, mais aussi soulagée. Il était beaucoup plus facile d'affronter des hommes.

"Ah."

L'éclat d'un uniforme coloré attira son regard vers le quai. Monsieur de Mérange venait d'arriver.
Marco Gemini
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Posté le 07/02/2020 à 20:48:35. Dernière édition le 07/02/2020 à 22:44:50 

Sally avait l'oeil rivé à son téléscope. De Mérange avait rejoint et entamé une discussion avec deux hommes qu'elle reconnut sans mal pour les avoir souvent croisés dans le sillage du jeune militaire, tous trois étant de prometteurs disciples de Gemini et membres éminents de la bonne société d'Ulungen. Pas besoin de savoir lire sur les lèvres pour deviner que de Mérange et ses compères étaient là pour superviser quelque affaire sordide. Les trois hommes se tenaient à part, évitant les allées et venues des travailleurs et comptant sur leurs uniformes d'officiers pour décourager d'éventuels curieux. Ils se mirent à marcher tout en parlant vers le coin le plus calme des docks, celui où les familles de nobles louaient de petits entrepôts privés qui tenaient plus du cabanon fortifié qu'autre chose. Le peu de soupçons restant à l'espionne furent balayés lorsque de Mérange échangea quelques mots brefs avec les gardes en poste devant l'un de ces petits bâtiments, avant de les congédier sans ménagement. Les brutes vêtues de l'uniforme des gardes du port claquèrent des talons de mauvaise grâce et se dispersèrent aux alentours pour former un périmètre de sécurité afin d'éloigner les curieux, sabre au côté et fusil à l'épaule. C'était serré mais jouable : ils avaient laissé d'énormes trous dans leur formation, peu enclins à faire du zèle. Ils avaient effectivement appris à se méfier des marins depuis quelques incidents désagréables survenus à des collègues trop zélés qui avaient gêné la faune locale. Flotter sur le ventre dans les eaux du port parce qu'un merdeux de bonne famille exigeait qu'ils fassent leur boulot ? Non merci. Impossible de leur en vouloir. Sally souffla de chaleureux remerciements au dieu du pragmatisme qui rendait les gardes de tous horizons si conscients de leur propre mortalité.
 
C'était beaucoup trop tentant de découvrir ce que de Mérange et ses complices cachaient là-dedans. Sally trouverait bien quelqu'un d'intéressé par cette information si jamais elle n'était d'aucune utilité au chef, mais son petit doigt lui dit qu'elle ne s'était pas trompée.
 
Elle décida de laisser l'encombrant fusil en haut après un court instant de réflexion, elle pourrait toujours aller le chercher plus tard. Elle avait encore un pistolet à sa ceinture de toute façon, ainsi que quelques surprises qu'elle prenait bien soin de conserver sur elle... Elle se laissa glisser au bas du toit de l'armurerie, atterrit sans bruit sur le sol pavé et fila droit vers sa cible, esquiva sans peine les gardes irrités par la façon dont le jeune maître les avait congédiés, et entendit même deux d'entre eux échanger à voix basse une blague que leur employeur n'aurait probablement pas appréciée. Ça y était, elle n'était qu'à quelques mètres de la lourde porte renforcée et elle pouvait déjà entendre un brouhaha confus. Plus près... Pas après pas les voix se firent plus distinctes jusqu'à ce qu'elle puisse enfin différencier de Mérange de ses sbires et capter l'essentiel de ce qu'ils se disaient. Le corps tendu à se rompre, elle s'efforça de se concentrer sur ce qu'elle entendait en faisant abstraction du reste, s'attendant à tout moment à être interpellée par un garde plus vif que les autres qui se serait étonné de voir une femme plantée là sans bouger juste à côté d'une zone surveillée.
 
"Deux barils de plus..."
 
"...nuit, et pas..."
 
"...armes. Six par six, pas plus."
 
"Oui... Il faut que... prêts."
 
Ce n'était pas suffisant. Le regard d'un des gardes passa sur elle sans la voir. Elle avait eu de la chance, mais son don de passer inaperçue avait ses limites et elle ne pourrait pas rester plus longtemps immobile sans prendre d'énormes risques.
 
"Superbe ! Nous avons assez de poudre pour..."
 
Elle avait bien entendu. Aucun doute. Elle avait même distinctement reconnu la voix triomphante du jeune de Mérange. Elle prit sa décision dans la seconde, elle n'avait pas besoin de plus de preuves. Elle tourna le dos aux gardes d'un geste souple, cachant dans sa cape la flamme du petit briquet à silex qu'elle manipulait. Sally était rôdée à l'exercice, la flamme prit vite et bien et elle se mit à compter dans sa tête en franchissant les derniers mètres qui la séparaient du bâtiment. Les têtes des gardes allaient se tourner vers elle d'un instant à l'autre.
 
Un... Deux...
 
Et à la trois, Sally ouvrit la porte de la cache le plus naturellement du monde, eut le temps de voir les trois hommes rassemblés autour d'une caisse remplie de fusils se retourner vers elle d'un air ahuri, puis envoya d'un geste souple la grenade allumée rouler droit entre leurs jambes. Elle avait deviné juste : la cache était remplie de caisses d'armes et surtout de barils de poudre, en quantité suffisante pour armer une petite milice.
 
Quelques secondes passèrent avant que la stupeur ne laisse place à des hurlements de panique. De son côté, Sally n'avait pas attendu pour refermer la porte d'un coup sec à peine son cadeau envoyé avant de se mettre à courir aussi vite qu'elle le pouvait. Elle eut le temps de ressentir un puissant frisson d'excitation lui courir le long de l'échine avant d'être soufflée par l'explosion, projetée au sol avec la force d'un ouragan. Tout devint brillant, lumineux, assourdi. Ses oreilles sifflaient comme jamais. Elle avait probablement le dos en flammes. De fait, elle sentait les flammes lécher le dos de sa veste. Machinalement, elle s'agenouilla, retira le vêtement en train de brûler puis se roula à terre pour éteindre ce qu'il pouvait rester de flammes. Un éclat métallique attira son regard tandis qu'elle roulait méthodiquement sur elle-même : c'était une bague de luxe encore accrochée au doigt auquel elle appartenait, le tout relié à une main déchiquetée à hauteur du poignet. L'os blanc apparaissait nettement au milieu des chairs rouges à moitié carbonisées. Elle mettait toujours un peu trop de poudre -et c'était tant mieux.
 
Elle se releva sans se presser en s'assurant de n'avoir rien de cassé. Il manquait un dernier détail... Elle se barbouilla le visage et les bras de saletés ramassées à la va-vite par terre puis inspira à fond.
 
"AU FEUUUUUUUU !" hurla-t-elle à pleins poumons dans un cri déchirant qui accentua encore la panique générale.
 
Les gémissements des blessés s'élevaient déjà, les restes humains carbonisés attiraient les regards horrifiés et désolés de la foule. Aucune trace des gardes.. S'il y avait des survivants, ils avaient dû fuir par peur de devoir rendre des comptes. Sally en profita pour s'éclipser ni vu ni connu, attisant le brouhaha qui montait en lâchant au passage quelques remarques sur ces malheureux qui avaient dû fumer trop près des barils de poudre ou mal accrocher une lanterne. Elle ne s'arrêta pour souffler qu'une fois bien éloignée du lieu du drame, à l'écart dans une petite allée déserte que les gens qui accouraient ne regardaient même pas, tout occupés qu'ils étaient à foncer vers la source de l'agitation. Ses mains tremblaient violemment, ses paumes étaient moites. Elle transpirait abondamment et avait le souffle court, une odeur de brûlé dans les narines et la sensation du feu lui léchant le dos encore vivace.

Salamandre
partit alors d'un grand éclat de rire hystérique, un élan irrépressible de joie et de plaisir sauvages qui éclata dans les airs comme un coup de tonnerre.
Marco Gemini
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Posté le 11/02/2020 à 15:04:54. Dernière édition le 11/02/2020 à 15:08:36 

"Vous aviez raison, Marco. De Mérange cherchait bien à vous nuire, appuyé par plusieurs autres membres. J'en ai tué trois dont de Mérange lui-même mais j'ignore combien d'autres sont corrompus. Pendant que vous vous battiez avec votre frère pour savoir qui de vous deux est le plus fort, tous vos soi-disant disciples fantasmaient de se retrouver à votre place. Certains sont sûrement déjà prêts à tenter leur chance. Il faut agir au plus vite ou vous vous retrouverez avec un couteau entre les omoplates."
 
Sally était rentrée tout droit au repaire annoncer la nouvelle. Angus le nain aux yeux injectés de sang était là lui aussi, et il tapota la main de Gemini -toujours alité- d'un geste qui se voulait apaisant.
 
"On est là nous, chef. Les loyaux."
 
Marco Gemini retira sa main sous la caresse maladroite et menaça le nain du poing.
 
"Ferme-la, Angus. "
 
Sally jubilait. Les frères Gemini donnaient enfin un vrai signe de vie après des mois de tourmente, à l'ancienne. Elle avait attendu tout ce temps en rongeant son frein, témointe de la déchéance stupide et arrogante de Marco et du sommeil de Iacopo, espérant le retour du duo plein et entier. Enfin, l'éclat de la colère aurait presque fait rougeoyer les prunelles de frère Marco qui se redressa en position assise. Il grogna sous l'effort, la sueur perla à son front. Les bandages autour de son torse glissèrent un peu, laissant apparaître la blessure encore à vif, grande déchirure qui faisait le tour de la masse de chair dégoûtante qu'était la tête de son frère siamois rattaché à l'épaule.
 
"Iacopo ! Réveille-toi !"
 
La plainte de frère Iacopo tiré de son sommeil fit frissoner Angus et Sally. Rien à faire, il avait toujours été le plus perturbant des deux.
 
"Pourquoi me déranger, ô traître ? N'as-tu pas tes formidables ouailles sur lesquelles régner ?
 
- Pardon, mon frère."
 
La tête rabougrie prit le temps de réaliser avant de répondre.
 
"Pardon pour quoi ?
 
- Pardon pour tout. Pourquoi nous battre ? Pourquoi ne plus travailler ensemble ? Tu as toujours désapprouvé mon entreprise. Tu as toujours dit qu'elle était vouée à l'échec. Tu avais raison. Ils veulent me tuer, se débarrasser de moi.
 
- Les choses mortes doivent le rester, Marco. Les Maisons sont tombées. Il ne faut pas reproduire les erreurs du passé. Cela te pendait au nez, bougre d'âne.
 
- Oui. Et je vais t'écouter dorénavant. Je veux faire table rase du passé.
 
- Parfait.
 
- Nous nous entendrons comme avant ? Nous arrêterons de lutter l'un contre l'autre ?
 
- Nous sommes bien frères, non ?"
 
Les traits taillés à la serpe de Marco laissèrent apparaître une sensation inédite : la paix, trop longtemps attendue. La douleur constante qui irradiait dans la moitié de son corps s'était atténuée.
 
- Iacopo... Merci."
 
La tête de Iacopo ouvrit les yeux en grand, la fente tordue lui servant de bouche s'ouvrant sur des dents irrégulières.
 
"Je suis heureux de te retrouver, Marco. Vraiment heureux. Tu m'as manqué."
 
Marco prenait enfin la mesure de ce qu'il avait failli perdre en poursuivant ses propres buts au détriment de son frère.
 
"Moi de même, mon plus vieil ami. Moi de même. Qu'en dis-tu ?
 
- Que la plaisanterie a assez duré.
 
- En d'autres termes...
 
- Purgeons ce faux culte. Nettoie ton aberration. Repartons de zéro, accompagnés seulement des plus fidèles soldats."
 
Marco lâcha un profond soupir chargé de regrets. Toutes ces années de travail et d'efforts, tout cela en vain. Les complots pour prendre sa place ne s'arrêteraient pas avec la mort du jeune de Mérange, bien sûr. Il était dans la nature même de ce qu'il enseignait à ses disciples de laisser libre cours à leur convoitise. Il fallait revenir aux bases. Les frères Gemini, l'un comptant sur l'autre et peu importe le reste ; comme cela avait été le cas depuis tout petits, quand ils avait appris le dégoût, la haine et la peur dans les cellules crasseuses de l'asile. Le détestable regard des autres, la douleur physique et l'envie que tout s'arrête qui s'étaient transformés en une rage étouffante. Maintenant, il fallait passer à l'action. Tout arrêter avant qu'il ne soit trop tard, avant que la nouvelle de la mort d'Albin de Mérange ne se répande et ne mette la puce à l'oreille des autres cultistes. Marco glissa la main sous son oreiller et en tira sa lame préférée, un long couteau beaucoup trop affûté pour le bien d'autrui ; puis il tâtonna autour de son lit, glanant des lames un peu partout, lesquelles furent promptement cachées l'une par ici, une autre par là... Il enfila difficilement ses habits par-dessus le tout, masquant son frère, sa blessure et le reste.
 
"Tu es encore blessé, boss. Ils vont te tuer si tu y vas comme ça. Ils ont sûrement des fusils, des pistolets, de la poudre. Ils vont t'entendre avant que t'arrives, et là, ils vont te trouer la peau. Faut pas y aller comme d'hab. Faut y aller fort, bien fort, suffisamment fort pour les briser de suite." lâcha Angus sur le ton de l'évidence même.
 
Marco Gemini termina de se lever, dominant de toute sa taille le minuscule Angus et la frêle Salamandre. Le premier ne ressentait pas la moindre peur, absolument inconscient du moindre danger, la cervelle en bouillie depuis qu'il avait posé les yeux sur le manuscrit sacré des frères Gemini. La seconde resta tranquillement en face de son chef de toujours, le visage levé et les yeux rivés dans les siens. Alors, Marco se baissa légèrement et tendit la main vers sa lieutenante.
 
"Sally, va chercher les fusils, s'il te plaît."
Marco Gemini
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Posté le 13/02/2020 à 12:09:14 

Angus écarquilla comiquement les yeux.
 
"AaaaaaaaaaaaAArh ! Tu détestes ça, boss. Tu vas pas aimer. Tu vas tirer un coup -hi, hi !- et puis dire "putain j'aime pas", parce que t'aimeras pas.
 
- Y'a que les idiots qui ne changent pas d'avis, Angus. On a besoin de toute la puissance de feu qu'on puisse trouver..."

Marco laissa courir ses doigts sur le canon de l'arme, appréciant la finesse de l'objet, son pouvoir de destruction latent ; une arme à la mesure de leur fureur... Peut-être allait-il enfin comprendre pourquoi Sally ne jurait que par la poudre ? Cette dernière approuva silencieusement, les mains serrées autour de ses armes adorées, pour ne pas qu'elles tremblent. Elle s'efforça de cacher son émoi à la pensée de ses cracheuses de feu et de bruit qui allaient bientôt se déchaîner et fit diversion avec l'un de ses exercices favoris : emmerder le nain.
 
"Tu es sûr que tu ne veux pas te cacher, Angus ?
 
- Vachié !" lui rétorqua le nabot avec véhémence. "Jamais ! Plutôt mourir !

- Ils vont être nombreux... Et grands. Très grands. Tu pourras faire autre chose que te jeter dans leurs jambes pour les faire tomber ?"

Même après vingt ans, ce genre de blague continuait de foutre le nain en rogne. L'échange dura encore quelques minutes, que les frères Gemini laissèrent passer sans s'inquiéter : tout soldat avait besoin d'extérioriser avant la bataille.

"Silence, maintenant. Le plan est simple...

- D'abord, on convoque tout le monde pour ce soir..."
 
Marco Gemini
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Posté le 22/02/2020 à 19:40:27. Dernière édition le 22/02/2020 à 19:42:52 

Son bras le faisait atrocement souffrir. Ce con de charpentier avait eu la mauvaise idée de lui planter une hachette dans le bras, pile avant que Gemini ne puisse faire feu. S'il avait été en pleine forme le type serait mort avant d'avoir compris. Là... Fatigué, malade... Trop lent, en somme... Cela avait suffi. Gemini avait senti la lame de la hache mordre profondément dans ses chairs, l'instant suivant il appuyait sur la détente et le visage du type était soudain réduit à l'état de bouillie sanguinolente. Son agresseur avait lâché le manche de la hache coincée dans la blessure pour porter les mains à son visage en charpie -plus de nez, plus d'yeux, un gouffre informe et sans dents à la place de la bouche- avant de s'apercevoir qu'il était mort, et de s'écrouler de tout son long. Il laissa le type sans visage derrière lui et fit quelques pas dans le couloir, s'éloignant du fracas des armes. Angus et Sally poursuivaient les survivants. La surprise avait été totale, personne ne s'attendait à voir le chef du culte se mettre à faire feu sur ses acolytes, et encore moins Salamandre lancer des grenades à tour de bras dans la foule. La plupart des fidèles étaient morts dès les premières secondes de l'assaut, le premier rang ravagé par les tirs de mitraille du tromblon de Gemini. Ne restaient que quelques fuyards qui s'étaient égaillés comme des perdrix dans les couloirs du repaire, et certains défendaient chèrement leur vie après avoir enfin réalisé que leur maître s'était retourné contre eux. Peu lui importait que ses victimes aient prévu de le trahir ou non, tout ce qui comptait, c'était qu'il avait fait la paix avec son frère jumeau et aucun prix ne serait jamais trop élevé pour cela. La sueur commençait à lui brouiller la vue, et autre chose aussi ; la fièvre le reprenait. Il était en train de perdre beaucoup de sang. Le fer de la hache était bien enfoncé, il était presque sûr que ça lui avait entaillé l'os. Blessure de merde. Son bras était inutilisable, il arrivait tout juste à tenir son arme de l'autre main. Le corps à corps dans cet état, pas question. Trop risqué. Il continua d'avancer dans le brouillard qui l'enveloppait peu à peu, sa vision se réduisant à un tunnel, lorsqu'il finit par croiser une silhouette qui venait en sens inverse. Il plissa les yeux pour distinguer ses traits, levant péniblement le canon de l'arme pour aligner la cible. Il s'agissait d'une femme, à laquelle il manquait les deux mains et la mâchoire inférieure. Elle allait d'un pas incertain, et elle émettait une plainte ininterrompue en marchant droit devant elle. Ses yeux affolés cherchaient une aide qui ne servirait à rien. Le canon de l'arme s'abaissa. Gemini la laissa derrière elle et continua son chemin.
 
"Tu sais ce qu'il nous reste à faire..." lui souffla son frère.
 
Marrant, ça. Il était arrivé devant la porte de la cellule de son père.
Marco Gemini
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Posté le 27/02/2020 à 12:23:19. Dernière édition le 27/02/2020 à 17:31:08 

"Je n'arrive plus à bouger le bras. Moi non plus. Évitons le corps à corps pour quelque temps. La guérison sera longue... Pas le choix, Marco. Il va falloir s'habituer."

Le bûcher brûlait bien, ses flammes d'un rouge orangé montaient vers le ciel en laissant échapper une odeur de chair brûlée étrangement appétissante.

"Hé, boss..."

Angus le nain s'était approché à petit pas. Lui aussi n'était pas sorti indemne de l'affrontement, à l'instar de Gemini lui-même. Plusieurs bleus ainsi qu'un formidable oeil au beurre noir déformaient son visage déjà grotesque, et il se mouvait avec difficulté.

"Boss... On a mis tous les cadavres sur le bûcher, boss.

- Et les morceaux avec." ajouta tranquillement Salamandre. Des trois compères, elle seule paraissait être plus ou moins indemne. Elle serrait amoureusement son fusil préféré contre son corps frêle.

"Ouais, les morceaux aussi. Sally a mis le feu à la planque. Tout va cramer."

Angus triturait sa barbe filasse.

"Par contre, pas d'trace de ton... Du prisonnier. Pas la moindre. Ni sang, ni rien.

- T'occupe, Angus.

- ...

- T'auras plus à t'en soucier, va.

- Ok, chef."

Tous trois se perdirent dans la contemplation du bûcher. Sans un mot, Sally retira sa cape pour la jeter sur les épaules de son chef et ainsi cacher son bras pour l'instant inutilisable. Les frères Gemini accueillirent cette fugace démonstration de tendresse en silence.
 

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