Posté le 19/11/2022 à 20:22:26. Dernière édition le 19/11/2022 à 22:04:57
"Eliaz." Répond le voyageur au secrétaire flegmatique qui lui réclame son identité. Il n'était d'ailleurs pas mécontent d'avoir adopter un nom d'emprunt dès le départ, c'est à dire, dès l'arrivée.
Car bien qu’il ait débarqué depuis quelques jours à peine et qu'il se démène jusqu'alors pour rester discret, un pirate furtif rencontré hors les murs, qui lui avait offert une ceinture et un pendentif portant les signes de la confrérie et que le migrant portait pour la galerie comme un trophée de guerre, ce pirate donc l'avait interpelé naguère par ce pseudonyme.
Ce qui n'avait pas manqué d'inquiéter celui que se faisait désormais appeler ainsi. Les nouvelles circulent trop vite dans une cité si petite, et il n'était pas pressé de connaître la longévité de sa tranquillité relative au cas où les autorités officielles apprenaient son véritable patronyme. Non qu'il soit celebrissime, mais que la suite serait sans doute fâcheuse s'il venait à tomber dans la mauvaise oreille.
Et l'affaire était d'autant plus périlleuse que, parmi les rares petits boulots qu'avait pu dénicher le nouveau venu à Port Louis, le gouverneur de la colonie était son plus fidèle employeur. Jusqu'ici, il s'occupait surtout de porter des messages, apporter les cafés, et toutes sortes de tâches ingrates qui avaient seulement le mérite de l'anonymat et que, malgré son manque de goût pour la servilité, il effectuait bien volontier pour faire profile bas.
Mais voilà que dorénavant monsieur le gouverneur l'avait missionné d'exécuter un certain Jacques Leborgne, chef des voleurs de surcroît, qui se cachait avec sa bande de sauvages dans la jungle alentour. Le soit-disant Eliaz aurait peut-être dû s'occuper moins vite de ce client gênant à la taverne, l'autre jour. Il ne pouvait pas se permettre que ses talents, peu ordinaire pour sa couverture de marin pêcheur en quête d'aventure, ne puissent attirer une attention trop scrupuleuse sur son parcours personnel. Heureusement, les fripons et les bastonneurs étaient plutôt communs sur l'archipel, et il pouvait encore jouer le vagabond bagarreur.
Mais ce qui le tracassait pour l'instant, c'était l'inadéquation de son accoutrement pour une mission de castagne. Un espadon mal aiguisé, un pistolet au bord de la rupture, sa chemise et son pantalon qui, pour avoir été jadis de bonne facture, lui collaient à la peau depuis la Bretagne et accusaient la fatigue du voyage en haute mer et la vie des bas-fonds. L'engagé corsaire espérait donc que ses patrons lui fourniraient un équipement plus adapté aux doctrines militaires, au moins une brigandine et une épée digne de ce nom.
On lui avait indiqué le bureau du ministre du commerce, une dénommée Sarah. Le voyageur se demandait bien à quoi pouvait ressembler la ministre d'une si modeste bourgade, sur une île perdue à l'autre bout de l'océan, isolée de tout si ce n'est d'autres patelins plus ou moins hostiles. Mais enfin, ministre tout de même, et c'est pourquoi il se retrouvait là, en face d'un gratte-papier obtu aux joues creuses, à essayer d'obtenir une entrevue avec la dite Sarah, en espérant la trouver d'humeur généreuse. | 
Le Faux Rhum
