Le Faux Rhum
|
|
Carnet de bord d'un naufragé volontaire (écrit par un narrateur omniscient)
|
|
|
Auteur
|
Message
|
|
Posté le 19/06/2024 à 17:34:23. Dernière édition le 10/08/2024 à 16:45:55
8 mai 1724, au soir — L'arrivée
— TERRE EN VUE ! LIBERTY EN APPROCHE !
Le cri, surpassant le murmure des flots comme le grincement des planches formant l'embarcation, avait eu le mérite d'éveiller l'attention de toute personne sur le navire qui n'était ni en train de dormir, ni de boire, ni de s'adonner à d'autres activités que nous ne citerons pas par peur d'en oublier. Cela ne faisait, au final, que peu d'oreilles attentives à la vigie s’époumonant, mais celles de Berach Stasky étaient du lot. L'individu avait une taille dans la moyenne de son époque et une circonférence qui la dépassait légèrement. Là où d'autres auraient rempli ce surplus de place par du muscle utile à la vie en plein air, lui-même ressemblait plutôt à un ancien maigrelet qui aurait trop profité trop rapidement et commençait à le regretter à mesure que s'approchait sa destination.
— Z'êtes sûr de vouloir débarquer ?
L'homme qui s'était exprimé était un marin pure souche, plus rougeaud qu'une rosière devant son premier hidalgo, le cuir plus tanné qu'un ours le lendemain d'une chasse victorieuse, le teint hâlé, presque brûlé comme le pain oublié au four, le pas droit et assuré malgré les remous de la mer comme de l'alcool. D'un physique plutôt rustique, il avait toutefois eut l'occasion démontrer au beau parleur, durant le long voyage depuis Londres, qu'au-delà des apparences, il pouvait se montrer un interlocuteur tout à fait agréable et une présence rassurante lorsqu'il s'agissait de ne pas attirer sur lui la colère du reste de l'équipage. Sans doute l'anonyme appréciait-il les rimes bancales du voyageur, et celui-ci y trouvait-il un public acceptable qui faisait son affaire.
— De vouloir ? Non, pas vraiment, mais je vais le faire. — On poursuit jusqu'à la Jamaïque où qu'on va faire l'plein de sucre avant d'retourner à Londres. — Ne me tentez pas, vous pourriez réussir."
Un long silence suivit cette assertion, laissant au futur insulaire le temps de réfléchir à la bêtise qu'il faisait et, pour s'occuper les mains, de vérifier ses rares bagages qui consistaient en quelques vêtements d'un blanc délavé protégeant ce qui devait être sa seule tenue encore éclatante. N'ayant aucun besoin d'y passer des heures, Berach se trouva bientôt de nouveau accoudé au parapet, du côté d'un marin amical qui trimait mais prenait tout de même le temps de venir discuter.
— Dites-moi, pourquoi Liberty ?, questionna le curieux en posant sur son interlocuteur un regard inquisiteur. La réputation d'l'île suffit d'ordinaire à faire fuir les gens.
L'homme en blanc laissa tomber son expression de dégoût vaguement effrayée pour brièvement la remplacer par un léger sourire perdu dans le temps et un regard embrumé de la nostalgie d'une époque révolue.
— J'ai connu quelqu'un qui disait souvent que lorsque l'on y arrive, c'est en naufragé ou en fuite. — Des créanciers ? La justice ? Quelqu'un qui vous veut du mal ? Une femme trop entreprenante ? Un mari jaloux ? — Pourquoi la fuite ?, glissa le passager avec une pointe de cynisme amusé dans la voix, Le trajet n'est pas terminé... et surtout, je n'ai pas dit qu'il avait raison.
Un instant fugace, le rougeaud s'était figé. La réputation de Liberty n'était plus à faire, et bon nombre de navires qui pensaient y faire richesse avaient augmenté la valeur des récifs comme des récits bordant l'île en envoyant par le fond leur cargaison, inanimée comme vivante, et le reste du vaisseau avec. Une fois n'était pas coutume, c'était en quelque sorte le navire qui passait par la planche. Que ce fut du fait des pirates sévissant au large de l'archipel parmi lesquels le nom de Van Buick résonnait encore ou des aléas climatiques d'un triangle des Bermudes non loin vibrant à l'unisson des trompettes de l'apocalypse trop proches, bon nombre de capitaines posaient sur Liberty un œil peu serein, l'autre, s'il était encore présent, regardant à l'opposée pour fuir au plus vite le spectacle d'une destination maudite. Le futur Néo-Kingston(n)ien ne dirigeait pas de vaisseau mais avait fait son choix et dirigé son orbite vers les plages de sable chaud.
— Invoquez pas l'malheur comme ça, i' pourrait nous entendre. Mais quoi alors ? — Des rêves, des opportunités.
La réponse était bateau, et peut-être celui-ci n'allait-il pas couler. Stasky n'avait pas envie d'en dire beaucoup plus, mais il se doutait que son interlocuteur ne se contenterait pas de cette explication qui ne dévoilait rien.
— Et les fantômes du passé.
Bingo ! Ce dernier ajout avait suffit pour qu'on ne le questionnât pas plus.
— Z'allez en trouver sur l'île. On la dit tellement hanté qu'l'Angleterre voudrait l'infuser. — Je ne doute pas qu'on y ait ouvert des bars, sur l'hanté, ni qu'on joue du poing sur les îles, d'ailleurs.
Le regard bovin qui suivit coupa court à la conversation. Berach s'y attendait, à vrai dire, mais sa vie en Europe l'avait rendu amateur de plus ou moins bons mots. Cela faisait bien une dizaine d'années qu'il s'était posé, après avoir fui une jeunesse à la mer qu'il souhaitait oublier, et juré de passer le restant de ses jours sur le continent, ou tout au plus la presqu'île britannique. Certes, les découvertes étaient plus attendues, moins merveilleuses, mais il avait donné sa jeunesse aux moustiques tropicaux suçant le sang comme l'impôt l'argent, indigènes ensauvagés par des puissances colonisatrices, et sanguinaires brigands des mers donc la notion de consentement s'arrêtait au leur, puis quelques déboires personnels lui avaient fait comprendre qu'il était temps d'oublier l'aventure pour se poser. Voyageant tout au plus entre les capitales pour gagner sa croute à l'aide des histoires qu'il avait à raconter et, plus tard, de son faible talent de comédien qui lui offrit quelques rôles sur les planches, il avait ainsi passé sa dernière décennie. L'argent avait coulé à flots relatifs, d'un débit dépensé dans ceux de boissons et dans une vie de faste au-dessus de ses moyens. Fast avait également été l'amaigrissement de son pactole. Le blafard s'était cependant promis de gagner sa vie honnêtement, ce qu'il était plus ou moins parvenu à faire jusqu'à un certain point, et la richesse le fuyant, son serment de ne plus quitter l'Europe s'était fait de plus en plus ténu. Bravant ses idéaux à la réflexion que les colonies, c'était plus ou moins le vieux monde, porté par une vie de plus en plus difficile en Europe et l'oubli progressif du mal-être que l'on pouvait parfois sentir à quitter le pays pour des destinations si cruelles, Berach avait donc pris la mer. Un avenir incertain au vieux continent ne le mènerait qu'à une criminalité qui causerait trop sûrement sa perte, ou à la piraterie, encore à la mode à cette époque, et dont il n'avait jamais vraiment embrassé les idéaux, quel que furent ses liens passés avec elle. Un grand pas vers l'avant était nécessaire, ou vers l'arrière, selon le point de vue que l'on adoptait, et le voilà maintenant prêt à débarquer, fouler du pied les pavés d'une New Kingston visiblement en plein renouveau, préparant sa renaissance future par des projets d'urbanisme de bon ton. La planche s'abaissa pour s'écraser contre le ponton. Il était temps de mettre le masque.
— Faites attentions à vous ! — Ne vous inquiétez pas, j'ouvre l'œil, et le bon !, rit l'arrivant avant de se mettre à chantonner sur un air improvisé des paroles qui l'étaient tout autant, donc peu recherchées.
Liberty, me voilà, soyez douce avec moi Les amours revenues frappent d'autant plus fortes Liberty, me voilà, ressentez mon émoi Mon cœur se met à nu, ouvrez-lui donc vos portes
Une grande inspiration — contrairement à la chanson précédente — et, comme au bord du précipice, le tout était de faire un grand pas en avant. |
|
|
|
Posté le 10/08/2024 à 16:45:39
2/ 17 mai 2024, au soir — Le manoir hanté
Berach n'avait jamais apprécié les histoires de fantômes. Il n'était pas le genre d'homme à laisser derrière lui des montagnes de cadavres qui pourraient vouloir se relever par vengeance, excès de peine ou envie d'ennuyer le monde, mais le simple fait que l'on puisse ainsi jouer avec la plus simple des règles du monde avait une certaine tendance à l'irriter profondément. Ou, en tout cas, à titiller le contenu de ses intestins jusqu'à l'irritation. La médecine l'interdisait, la religion était contre, à une exception près, et la logique même ne l'autorisait pas plus : dans l'expression "fin de vie", le premier mot n'était pas le moins important. Et puis, durant ses quelques décennies d'existence, il avait eu l'occasion de se créer quelques ennemis, c'était vrai, et sans nouvelle de la plupart d'entre eux, sans doute préférait-il jouer l'assurance en rêvant d'un monde ou ceux qui étaient tombés ne se relevaient jamais. Bien évidemment, à l'heure de sa propre chute, sans doute reverrait-il son jugement, mais il n'en était pas là, l'espérait-il.
Toujours était-il qu'un manoir dit hanté n'avait rien pour lui plaire. Car oui, c'était ainsi qu'il avait compris la chose quand bien même l'oralité de la description pouvait l'induire en erreur. Malgré tout le confort et les améliorations techniques qui pourraient arriver dans un futur plus ou moins proche, cette époque dorée avait tout de même l'avantage de limiter l'extravagance des architectes qui ne faisaient pas encore dans les manoirs en T, les immeubles en I ou les paniers ansés. Alors quand on l'avait chargé d'aider un esprit à trouver le repos dans le manoir à si triste réputation, Berach n'avait pas été vraiment jouasse, et ne s'était laissé tenté que par son envie d'aider autrui et répandre le bien autour de lui, bien aidée également par la récompense promise, certes.
Le voyage depuis New Kingston s'était déroulé sans encombre majeure, si ce n'était la rencontre d'une farouche Esperanzienne, opposante revendiquée de sa colonie, que Berach était habilement parvenu à contourner en camouflant les bruits émis d"un « cuá cuá » à l'accent vaguement hispanique faisant sans doute se questionner tous les canards du coin quant à l'étrangeté de l'espèce humaine. Tout de même pacifiste, notre héros n'avait évidemment pas signalé sa position aux services d'ordre du port anglais, bien sûr. Chemin faisant, avait fini par se dévoiler au coucher d'un soleil rougeoyant illuminant de ses feux les eaux calmes et bleutées de l'océan lointain, les murs se teintant d'un éclat fauve venant rehausser, par les rais de l'astre déclinant, le blanc délavé et le brun passé d'un bois peint de trop longues années auparavant. À mesure qu'il comblait la distance le séparant de sa destination, à travers les plaines chaudes du nord de l'île par un début de soirée d'été approchant, Berach pouvait se rendre compte de la démesure de l'ancienne demeure bordée d'immenses jardins. Sans doute était-ce là une preuve de richesse exhibée à la face de l'île comme une médaille montrant ses accomplissements. Jusqu'à la déchéance, l'abandon, la révélation des spectres du passé.
Deux d'entre eux, justement, morbides créatures refusant la plus simples des lois du monde, se tenaient debout, leurs organes déchirés par le temps n'étant plus retenus que par les multiples bandelettes entourant leur corps embaumant embaumé. Jambes raides, bras tendus vers l'avant par un réflexe commun à toutes les momies de l'existence, celles-ci poussaient d'effroyables râles inarticulés qu'une certaine connaissance des langues, chez notre homme, ne serait pourtant pas parvenu à traduire, si toutefois il les avait repérées et entendues.
— BWEUUUUUURGH... (Voyez donc, Jean-Hyppolite, malgré la décrépitude de ses boiseries et l'absence de festivités depuis bien trop longtemps, ne serait-ce pas un visiteur que nous avons là, porté par de précieux vents redonnant un peu de vie à ce manoir que nous avons tant aimé ?) — RAAAAAHHHH... (Ma fois, il me semble bien que vous avez parfaitement raison, don Salvador Ignacio Gonzalo ! Ne devrions nous pas accueillir comme il se doit ce digne invité qui a le bon goût d'honorer notre maison de sa présence et surtout notre état livide de ses couleurs vivantes ?) - GWBRRRRRRR... RAAAAAHHHHGLLLLLLL.... BRAIIIIIIIIN.... RRRRRRR... BWEUUUURGH... (Certes)
Berach, de son côté, plongé dans ses pures et innocentes pensées, en était à se demander s'il ne pourrait pas récupérer un anneau quelconque et le vieillir artificiellement afin d'offrir au pauvre couple en détresse le repos attendu de leur esprit torturé quant au devenir de l'âme de leur petite Sarah. Après tout, le blanc ne croyait que difficilement au fait de pouvoir être d'une grande utilité à un éventuel spectre, et le mensonge proféré ne serait qu'un bien faible mal par rapport au soulagement qu'il apporterait chez le vieux couple. Et, en plus, cela lui permettrait sans doute de toucher la récompense sans trop se fatiguer ni prendre de risque. Le problème, cependant, venait du modèle de la bague en question. Stupide, il n'avait pas pensé à demander de détails à son sujet, sans oublier que la moindre petite gravure ou le moindre petit choc marqué et connu pourraient le vendre vis-à-vis de ses commanditaires. Non, contre sa volonté, il devait aller visiter le manoir. C'était perdu dans ses questionnements intérieurs ("toute cette poussière, ça va me faire tousser", "et si je me tâche ?", "Je vais encore choper des échardes", "Fouiller un cadavre... c'est dégueulasse", etc.), encore en train de se demander s'il ne valait pas mieux garder ladite bague pour la revendre, selon le métal qui la composait, que notre blafard fut tiré de ses rêveries par une paire d'individus qui n'étaient pas moins pâles.
— BRAAAAAYYYNNNEEE... (Soyez le bienvenu, ami voyageur ! Notre condition empêche un ménage efficace, mais j'espère que vous nous pardonnerez cet écart à la bienséance. Pouvons-nous vous aider à ôter votre manteau, pour vous mettre à l'aise ? La chaleur de cet été qui approche se fait déjà ressentir, et la cape ne doit pas aider à le supporter. Je présume que vous accepterez volontiers un rafraichissement ? Nous avons un excellent millésime 1707 dans la cave, un délice ! Bien sûr, nous le réservons à nos nobles mais si rares invités.) — AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHHHHHHH !!! (AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHHHHHHH !!!)
D'un réflexe, les yeux fermés pour ne pas voir le danger, comme si cela le faisait disparaître, Berach avait tendu le bras, repoussant du couteau qu'il tenait en main les ignobles momies dont les bandelettes, rompues par le coup porté, se désagrégeaient déjà pour le malheur des deux morts-vivants. L'Anglais venait de pénétrer dans le manoir. |
|
|
Si vous souhaitez répondre à ce sujet, merci de vous connecter. |