Faux Rhum Le Faux Rhum Faux Rhum  

Le forum > Taverne > Le porteur de secrets
Le porteur de secrets  
Auteur Message
Marco Gemini
Marco Gemini
Déconnecté
Inscrit depuis le :
29/02/2012
Posté le 22/04/2018 à 13:02:09. Dernière édition le 10/05/2018 à 21:48:21 

-CHAPITRE I-


Surpris par leur décision, mais pas effrayé.

Tel était son bilan personnel. Incapable de lire dans les desseins divins, c'était donc à son frère qu'avait échu la garde des secrets. Le verdict était sans appel.

Cette révélation donna lieu à une quantité invraisemblable d'heures passées dans l'obscurité quasi totale de sa cabine, assis à sa table et parcourant du doigt les lignes interminables couchées sur le papier. Les manuscrits étendus sous ses yeux recelaient de quoi ébranler la terre, un plan si vieux qu'il en était impossible. Et pourtant... Il y a des années -bien avant la venue des frères sur Liberty- l'excentrique capitaine du Jessamine, glorieux trois-mâts, avait trouvé ce... livre au large du Pacifique. Il n'avait pas tardé à sombrer dans la folie, entraînant une partie des marins avec et contre lui dans une débauche d'horreurs sans nom, mutinerie sauvage mâtinée de cannibalisme et autres rituels impies improvisés par les plus fous. Cela avait coûté la vie à la plupart de l'équipage. Sorti de l'asile, acheté par le capitaine pour enrichir sa collection de curiosités, Gemini avait fait partie de celui-ci pendant plusieurs années puis des quelques survivants qui avaient fui le navire après la mort du capitaine. Cruelle ironie du sort, ils s'étaient retrouvés égarés en mer pendant tellement longtemps qu'il furent eux-mêmes forcés de se livrer au cannibalisme pour ne point mourir de faim. Ses scrupules initiaux, déjà maigres, n'avaient pas tenu très longtemps. Peu importe ce qu'il en était de sa conscience aujourd'hui : le souvenir de ses premiers actes de barbarie désespérés le hanterait toujours.

C'était là, alors qu'ils étaient tous entassés sur leur barque bien trop petite pour tout le monde qui dérivait au gré des vagues, écrasés par un désespoir titanesque, qu'il avait compris quel genre de destin serait le sien. L'immensité de la mer les avait lentement rendu fous. Une folie aussi insondable que l'océan, nourrie de peurs ancestrales : on parlait partout de poulpes de la taille d'une chaloupe, de baleines assoiffées du sang des marins, de serpents et bêtes de mer fantastiques qui coulaient des navires entiers dans toutes les mers du monde, et surtout dans ces eaux chaudes infestées de requins. Tapis dans les profondeurs... Et après ? Y avait-il un "plus loin", une quelconque malveillance qui les guettait, qui rôdait parmi les courants et qui viendrait prendre le premier naufragé qui oserait laisser traîner sa main au fil de l'eau ?

Il y avait une autre raison à cette dévoration des morts. Une raison tacite qu'aucun d'entre eux, fût-il le plus incroyant d'entre tous, n'avait remis en doute. Un sentiment diffus mais fondamental qui les rongeait jusqu'à la moëlle : ne pas, ne SURTOUT PAS, jeter un corps dans l'eau. Pas ici.

Il avait les manuscrits sur lui, volés dans la cabine du défunt capitaine avant de fuir : il les avait trouvés étendus là sur le bureau, et le combat qui s'était déroulé dans la pièce avant son arrivée n'avait laissé que des corps en charpie couverts de marques de morsure, parfois jusqu'à l'os. Les abats avaient maculé le mobilier, le plancher et les murs de la cabine. Depuis, ici et là, une tache de sang séché maculait quelques uns des mots sacrés, les rendant illisibles.

Sacrilège.

Pour la centième fois, il essaya distraitement et bien évidemment sans succès d'essuyer l'intolérable souillure.
Marco Gemini
Marco Gemini
Déconnecté
Inscrit depuis le :
29/02/2012
Posté le 23/04/2018 à 12:16:46. Dernière édition le 27/04/2018 à 16:24:14 

Attablé devant ses saintes écritures, les souvenirs affluaient.

--------------------------

Il y bien longtemps, quelque part en Europe...
 
Le vieillard était formel.
 
"C'est une copie que tu as là, mon ami."
 
Vautré sur une table après en avoir repoussé sans ménagement le fatras -manie que désapprouvait fortement son interlocuteur- Gemini tournait et retournait une pièce antique entre ses doigts, marquée d'un sceau inconnu. Elle paraissait au minimum millénaire. L'on y voyait la face d'un homme coiffé d'un casque étrange, presque un masque sculpté qui épousait les contours de sa face comme un voile d'une finesse inégalée. L'on ne pouvait s'empêcher de ressentir un décalage entre l'âge de la pièce et le chef-d'oeuvre d'orfèvrerie représenté dessus. Des pièces comme celle-là, Isaac en possédait des centaines.
 
Car devant lui se tenait Isaac dit "le Juif". Négociant et trafiquant notoire, il avait été quartier-maître sur le bateau qui avait recueilli les naufragés fous dont faisait partie Gemini, un navire marchand anglais pompeusement nommé le Seahorse. Cela s'était passé près de vingt ou trente ans plus tôt. Ils s'étaient liés d'amitié alors que l'homme, qui faisait office de maître ès sciences à bord, avait été chargé d'examiner leurs blessures.

Les frères Gemini étaient les moins atteints malgré leur apparence monstrueuse, ce qui n'avait pas manqué de faire murmurer à demi-mot les marins du Seahorse. Maudit, assurément ! Monstre abject ! Ils ne l'approchaient pas. Même le capitaine, un petit homme aux bésicles épaisses et particulièrement timide pour son rang, n'osait qu'à peine lui adresser la parole. Tous semblaient craindre quelque maladie infectieuse, comme si la folie qui ravageait ces pauvres bougres allait se transmettre d'un cerveau à l'autre via le premier courant d'air. D'ailleurs, la plupart d'entre eux n'avaient pas cru aux témoignages balbutiants des naufragés. Il n'y avait guère qu'Isaac qui avait prêté une oreille attentive à ces divagations enfiévrées, notant scrupuleusement tout ce qu'il avait pu comprendre des événements qui avaient mené l'équipage du Jessamine à sa perte. Il s'était particulièrement penché sur Gemini, le plus sain des rescapés, n'éprouvant au grand étonnement de ce dernier ni dégoût ni peur. Ah, ces hommes de science ! Parfois, ils l'effrayaient autant que lui-même suscitait l'émoi de son entourage.
 
Son instinct avait hurlé tout du long de leurs entretiens. Une sensation puissante, triomphante, comme un rugissement sauvage pétri de satisfaction. Une sorte de lien inextinguible s'établissait entre ces hommes. La chose intangible que les naufragés avaient rapporté du Jessamine avec eux approuvait l'intérêt d'Isaac de toute la fibre de son être, quoi qu'il fût. Malheureusement, les marins moururent les uns après les autres, succombant aux crises de démence et à un épuisement que rien ne pouvait soulager. Lorsque Gemini fut le dernier encore debout et que les murmures de méfiance se transformèrent en silence craintif, il ne quitta plus celui qu'il considérait comme son véritable sauveur. Isaac le protégeait... Impossible de comprendre comment, mais le Juif ne craignait en fait personne. Même le capitaine semblait réticent à lui faire la moindre remarque, et chacun de leurs échanges était empreint d'une politesse exquise comme s'ils parlaient d'égal à égal. Gemini était fasciné.
 
Le Seahorse avait accosté quelques mois plus tard dans un port de la côte Sud-est de l'Inde, après avoir traversé les Phillippines puis le Golfe du Bengale. Les discussions y allaient bon train : plusieurs semaines plus tôt, on avait vu un bateau aux voiles déchirées s'échouer quelques centaines de kilomètres plus bas sur la côte, non loin d'un avant-poste de la Compagnie des Indes... Les courageux qui avaient osé s'aventurer près de l'épave en quête de survivants étaient revenus en hâte pour demander du renfort : les traces d'un massacre maculaient littéralement le navire de la proue à la poupe, et le nom en avait été gratté frénétiquement. Des traces de griffure zébraient le bastingage, et on y trouva deux ongles qui y étaient encore plantés. c'était comme si leur propriétaire avait été traîné de force sur quelques mètres avant de planter ses doigts dans le bois dans un effort désespéré pour se retenir. Quelques témoins avaient juré leurs grands dieux avoir vu un groupe d'hommes très agités descendre du bateau et s'enfoncer dans la jungle peu avant leur arrivée. On eût beau insister, aucun ne put donner de description précise du-dit groupe ; il leur avait été impossible de s'approcher assez pour les distinguer nettement. Ils avaient cependant sans peine entendu leurs cris bestiaux, des borborygmes inintelligibles que l'on n'aurait jamais cru sortis de gorges humaines. Un des témoins avait avancé qu'il avait vu l'un des membres du groupe agiter dans les airs ce qui ressemblait à un bras humain. Il avait été le seul à le voir et il arrêta bien vite d'évoquer cette vision macabre lorsqu'il devint évident que personne ne le croyait. Lui-même se persuada d'avoir mal vu, même s'il cauchemarda à ce propos bien plus longtemps qu'il n'était raisonnable.
 
Les patrouilles furent renforcées et l'on surveilla plus que jamais les femmes et les enfants, mais jamais l'on ne revit trace du groupe débarqué du bateau ni à l'avant-poste ni ailleurs. S'il avait vraiment existé, alors il s'était enfoncé dans la jungle jusqu'à disparaître corps et biens et l'épave pourrissante restait seule trace de son passage. Aucun mot à ce propos ne fut jamais échangé entre le seul survivant du Jessamine et l'équipage du Seahorse, mais nul parmi eux n'envisagea une seule seconde que l'épave d'où étaient descendus les hommes gesticulants ne soit pas le Jessamine.

C'était à ce moment précis qu'Isaac avait engagé Gemini à son service, et qu'il avaient tous deux pris définitivement congé du Seahorse et de son capitaine pour mener à bien leurs propres projets.
Marco Gemini
Marco Gemini
Déconnecté
Inscrit depuis le :
29/02/2012
Posté le 25/04/2018 à 12:42:07. Dernière édition le 01/05/2018 à 16:19:01 

Il convenait là de faire une parenthèse sur l'un des rares véritables amis de Gemini.

---------------------

Isaac était un vrai dieu des magouilles. Il avait le don extraordinaire et inexplicable de pouvoir se tailler des relations dans chaque port et jusque sur chaque bateau marchand qui avait ou aurait une quelconque importance. Le capitaine fermait les yeux sur ce trafic : ce qu'il trouvait, Isaac le gardait. Et personne ne trouvait rien à y redire. Aucun marin n'avait jamais tenté de le forcer à partager son butin, ou s'il y en avait eu ils brillaient par leur silence. Sa petite cabine débordait de babioles dont la valeur n'était pas apparente au premier coup d'oeil. Il fallait s'y pencher de près et surtout s'y connaître pour comprendre ce que l'on avait là sous les yeux... Et le connaisseur n'était jamais déçu, tel que le disait Isaac lui-même. Gem' ne lui demanda jamais confirmation, mais il cru comprendre que son pactole dépassait celui d'un petit noble provincial.
 
Isaac avait un plan bien précis en tête lorsqu'il avait débarqué du Seahorse. Quoi qu'il ait fait, vu, ou trouvé lors de ce voyage dans les eaux du Pacifique il n'avait plus qu'une idée fixe : s'installer et débuter les vraies opérations. Premièrement, il s'était empressé de s'entourer d'hommes de confiance pour continuer ses affaires en toute sérénité. Gem' faisait partie de ceux-là après qu'Isaac l'ait racheté à prix d'or au capitaine. Il avait d'ailleurs appris à lire, à écrire et à compter à ce moment précis. Sa curiosité grandissante, alors qu'il pouvait enfin découvrir le monde qui existait au-delà de ses perceptions physiques, n'était jamais assouvie malgré les livres et parchemins qu'il enchaînait avec l'approbation de son nouveau maître. Pire, elle ne faisait que croître, aussi intense et dévorante qu'un nuage de criquets. Cette soif avait vraiment semblé plaire à Isaac. Il n'était même pas Juif, lui avait-il un jour révélé en riant, pas plus qu'Isaac était son vrai nom. En vérité, c'était un Assyrien, avec ses yeux vifs enfoncés au milieu d'un visage sévère. Ishaq l'Assyrien, qui n'avait jamais démenti son surnom... Déjà parce que c'était trop bon pour les affaires : cela insufflait juste ce qu'il fallait de crainte aux ignorants, principalement grâce à cette immanquable aura de mystère, de malice et de sens des affaires qu'on attribuait aux Juifs depuis des siècles. Ensuite parce qu'il était convaincu que la possession de son nom véritable était le bien le plus précieux de chacun. De toute façon, la règle était universelle : moins autrui en savait sur soi, mieux c'était.
 
Avec le temps était venue une confiance profonde qui avait poussé le vieil homme à introduire son sbire à certaines arcanes, non pas oubliées, mais dédaignées par les hommes de science de leur temps. Un savoir jugé inutile par les grands de ce monde et méprisé par l'Eglise, condamnant ce qu'elle voyait comme un intérêt païen confinant à l'hérésie. Le culte était cependant encore vivace, perpétué par les populations côtières de régions reculées un peu partout sur le globe et par des hommes de la trempe d'Ishaq.

Le travail qu'il effectuait pour son nouveau patron était simple. Intimider, surveiller, garder, tabasser, voler, tuer. Ishaq lui désignait les cibles, les lieux, les objets. Il s'en chargeait ensuite lui-même -à moins que la tâche ne demandât qu'il faille travailler en équipe avec d'autres employés. A une certaine occasion mémorable, Gem' avait gagné une de ses plus belles cicatrices en se débarrassant d'un homme étrange qui lui avait donné bien plus de fil à retordre que n'importe laquelle des cibles dont il avait eu à s'occuper auparavant. Ishaq avait expressément demandé sa mort, ni plus ni moins. Pas de fioritures. Quelques jours plus tard, la planque du mort avait été fouillée de fond en comble par une équipe de sbires de l'Assyrien dont Gemini ne faisait cette fois pas partie. Il n'avait rien dit et le sujet n'avait jamais été réévoqué depuis.

Gemini se doutait de deux choses : premièrement, Ishaq n'était qu'un autre pseudonyme pour un homme qui devait probablement en posséder plusieurs dizaines. Deuxièmement, il était beaucoup, beaucoup plus vieux qu'il ne le paraissait. De combien, cela était impossible à dire, voire à envisager.
Mais ces deux faits étaient une certitude sur laquelle il aurait parié sa propre vie sans une once d'hésitation. Leur association avait duré des années avant que Gemini ne parte enfin de son côté pour parcourir l'Europe et mener sa propre troupe. Leur amitié n'avait cependant jamais faibli et se nourrissait d'échanges épistolaires fréquents.

---------------------

Fin de la parenthèse.

Gemini avait requis l'assistance de son vieil ami ; L'invitation était arrivée aussi sec. Rendez-vous à Livourne, à la Litania. On entre, on demande l'étage, la deuxième chambre. Le patron reconnaîtrait Gem' sans encombre. Et pour cause : c'était un ancien collègue. Ainsi, bien des années plus tard, ils étaient de nouveau réunis : le sbire et Ishaq en personne, plus sec et décharné que jamais mais toujours pourvu d'une vivacité terrifiante et d'une langue plus acérée qu'un couteau.

Assis de part et d'autre d'une pièce privée à l'étage d'un bouge de Livourne, entre eux se trouvait le fameux livre responsable de la perte du Jessamine.
Marco Gemini
Marco Gemini
Déconnecté
Inscrit depuis le :
29/02/2012
Posté le 27/04/2018 à 12:56:17. Dernière édition le 27/04/2018 à 16:58:48 

On sortit le narguilé, péché mignon de son hôte qui affectionnait tabac et ustensiles alambiqués. Pour Gem', ça restait un luxe. La pièce baigna vite dans une épaisse fumée parfumée.
 
C'était tout à leur avantage : pièce enfumée égale sale visée pour le tireur embusqué. Leçon vécue, leçon retenue. Le patron l'avait un jour dépêché pour régler son compte à un rival. Armé d'un fusil à canon long, perché au balcon de la maison d'en face, il avait pris tout son temps pour viser. Peine perdue. Le vieux avait oublié de lui préciser que le type était le plus souffreteux des glandus ayant jamais existé... Un brasero à vapeur brûlait dans la pièce. En plein début d'été. On n'y voyait que dalle... Mal ajusté, le tir qui devait lui arracher la tête n'avait fait que lui prélever un morceau de chair au niveau de l'épaule. Le premier échec de Gemini. Il avait dû travailler dur pour qu'Ishaq passe l'éponge.

Le vieil homme tira une longue bouffée et éructa :

"TOM ! Ta'al hona.
 
- Ana huna ya sayidi."
 
La réponse à l'injontion du vieillard avait été immédiate : à peine avait-il appelé qu'une voix assourdie lui répondit et qu'un panneau de bois coulissa dans le mur. Un troisième homme entra par la porte dérobée.



Gem' le reconnut sans peine. Un autre vieux de la vieille ! Nul autre que Tom Courtier. Il était descendu du Seahorse en même temps qu'eux. Il avait bien changé... passé de jeune chien fou à gaillard décharné et laid abîmé avant l'âge. Gem' se rappelait parfaitement du tatouage, et aussi... Ce type avait la sale manie de se curer les ongles avec un couteau qui ne le quittait jamais. Ça vous mettait immanquablement les nerfs en pelote. Putain de taré. C'était lui qui avait appris aux frères encore jeunes à planquer un surin et comment se battre avec.
 
"Tiens. Comment ça va, pisse-vinaigre ? T'as toujours pas perdu tes doigts ?"
 
L'autre lui répondit en lui présentant ses deux majeurs.
 
"T'inquiète pas pour moi Marco, les deux plus importants sont toujours là, comme tu vois. Sinon, on fait aller correctement. Fidèle au poste. Salut, Iaco."

Là, c'est le second frère qui répondit. Plus posé que Marco, Iacopo restait le plus réfléchi. Il ne parlait jamais pour ne rien dire.

"Ça fait plaisir de te revoir, Tom. Comment va ta soeur ?
 
- Pendue.
 
- C'est dommage. Je l'aimais bien.
 
- Pas de soucis. Elle a voulu bosser pour la mauvaise personne."
 
L'échange s'arrêta là sur un long regard agacé du vieil homme, qui avait tout de même eu la délicatesse de laisser les deux brutes fêter leurs retrouvailles à leur manière. Les yeux d'Ishaq faisaient l'aller-retour entre ceux de son invité et le livre sur la table. A vrai dire, ils se scrutaient l'un l'autre en chiens de faïence.

 
Fascinant. Il n'y avait guère que sa barbe légèrement plus filasse qu'avant pour indiquer que son ex-patron avait un tant soit peu vieilli.

Iacopo entama les hostilités. Décidément, il était bavard aujourd'hui.

"Alors ? Une idée de ce dont il peut s'agir ?"
Marco Gemini
Marco Gemini
Déconnecté
Inscrit depuis le :
29/02/2012
Posté le 28/04/2018 à 11:09:58. Dernière édition le 28/04/2018 à 11:11:52 

Ishaq leva une main pour imposer le silence.
 
"Attends, fils. Je veux d'abord entendre le rapport de mon lieutenant.

- Harpon et Fumeur sont partis fouiller la cargaison. Le Calabrais y a planqué le bijou récupéré chez l'orfèvre. Ils vont vous ramener le tout cette nuit." répondit immédiatement Tom.
 
D'autres noms sortis du passé, des pseudonymes servant d'écrans de fumée à ce groupe disparate de voyous rassemblés par l'Assyrien aux desseins obscurs. Harpon était un amérindien agressif et autoritaire, l'un des onze marins du Seahorse qui avaient formé la base de l'organisation d'Ishaq. C'était un Algonquin, membre de la tribu ennemie par excellence des Iroquois réputés cannibales. Sa haine envers eux semblait s'être transférée au reste du monde lorsqu'il avait quitté sa région natale des Grands Lacs à l'apogée des guerres franco-iroquoises. C'était le seul du groupe originel que Gemini n'aurait jamais osé provoquer. Quant à Fumeur, ils l'avaient recruté plus tard... Un vendeur à la sauvette, accroc au tabac et fort doué pour se faire des amis. C'était lui qu'on envoyait infiltrer les docks et les marchés pour récolter des informations. Il se défendait très bien aux cartes et on le savait enclin à glisser un pistolet dans sa manche.

La nouvelle ravit Ishaq qui applaudit délicatement de ses mains tavelées avant de saisir à nouveau l'embout du narguilé. Il inspira longuement, savoura la longue bouffée puis exhala un nuage dense qui alla s'ajouter aux autres déjà présents dans la pièce.
 
"Votre départ nous a profondément attristés, les frères. Mais je ne le regrette pas : je ne me serais jamais séparé de vous si je n'avais pas estimé que vous me serviriez mieux là-bas qu'ici. Les affaires ont explosé, nos partenaires se bousculent pour solliciter nos bonnes grâces pendant que nos vieux ennemis grincent des dents. Malheureusement... Tu ne verras plus ni Guillaume, ni Lancette. Le premier a été poignardé puis jeté dans le canal où il s'est noyé. La seconde a été tuée dans une bagarre, on n'a vu son corps qu'une fois le calme revenu, une rapière plantée entre les côtes jusqu'au coeur. Ces deux morts sont toutes deux survenues il y a cinq semaines, à quelques heures d'intervalle seulement. Tom et Barbaque -que tu as déjà croisé en bas- se sont chargés de traquer et punir le responsable. Tulip enquête pour savoir s'il a agi seul. Elle soupçonnait une bande de rivaux, peut-être ces chiens de Danois. Elle devrait revenir ici d'ici quelques heures."

Il s'autorisa une courte pause. Il tapota de l'index la couverture de cuir du livre et se pencha en avant.
 
"Ton livre, là... Je t'ai parlé d'une copie car ce n'est pas la première version de ces écrits que j'ai sous les yeux, encore moins la plus ancienne. Tu es le seul à avoir survécu à la découverte de cette version-ci... Je dis qu'il y a des signes qui ne trompent pas. J'ai pris votre arrivée sur le Seahorse et dans ma vie comme un symbole limpide envoyé par le Messager : il était temps que je mette la machine en marche. As-tu réussi à percer les mystères de cette oeuvre après toutes ces années ?
 
- C'était difficile. Mais nous l'avons étudié avec patience et abnégation."
 
Gemini joignit ses mains devant son visage et déclama une prière apprise par coeur, tirée des manuscrits qui trônaient sur la table.
 
"J'ai été consacré, ô père adoptif. Je siège parmi les Écclésiastes du sanctuaire de Gdynia. Je voulais t'en faire la surprise en personne."
 
Le vieil homme s'éclaira immédiatement, souriant avec chaleur en levant les bras au ciel. Tom, resté muet tout au long de l'échange, se rengorgea derrière son patron.
 
"Loué soit-il ! Chaque jour il renouvelle sa foi dans nos coeurs. J'avais raison de vous confier mes espoirs. Vous m'emplissez de joie ! Tom, va voir Barbaque, demande-lui d'apporter le boire et le manger et préviens les anciens. Ce soir, c'est la fête en l'honneur du nouveau prêtre ! Tulip sera contente d'être là pour souper."
Marco Gemini
Marco Gemini
Déconnecté
Inscrit depuis le :
29/02/2012
Posté le 29/04/2018 à 12:02:33. Dernière édition le 29/04/2018 à 21:25:00 

Tout le monde ou presque était rentré, dont des Fumeur et Harpon épuisés par leur virée nocturne. Leur fatigue s'était estompée quand on leur avait annoncé la bonne nouvelle, et c'était relâche hormis pour les troufions. Les Gemini rencontrèrent d'autres membres plus récents, des hommes et des femmes recrutés après leur départ : Peter, Selma, Glover, Holly... Tous accueillants, tous ravis et fiers de serrer la main à un membre fondateur de leur Maison. Tout le monde s'était attablé autour de la table débordant de mets grâce à des serviteurs zélés et le repas avait commencé sereinement.
 
Un étranger à leur table aurait été surpris du contraste entre cette rangée de parfaits malfrats et les conversations calmes et sérieuses que l'on pouvait  y entendre. Tom Courtier expliquait les mérites du surin à un Harpon qui protestait avec animation : la lame était trop petite. Il suffisait de manquer son coup d'un centimètre pour se retrouver exposé à la première riposte. Il exhiba une arme à lame courte et incurvée pour appuyer ses dires, souvenir rapporté d'Asie qu'il appela "khukuri". On se passa l'arme de main en main, la soupesant et éprouvant le fil de la lame tandis que son fier propriétaire en vantait les mérites : ses coupures étaient profondes et mortelles, un vrai chef-d'oeuvre. L'homme qui la lui avait revendue prétendait qu'un utilisateur aguerri pouvait trancher une tête d'un seul coup avec, et Harpon comptait bien vérifier. Fumeur expliquait les subtilités du marché local à qui voulait l'entendre, et que les Médicis qui dominaient la Toscane depuis deux siècles étaient en passe de s'éteindre : le Grand Duc Cosme n'avait pour le moment aucun héritier digne de ce nom. On parla des affaires du moment, des rivalités entre Maisons et de l'état de leurs relations diplomatiques. Ishaq débattit passionnément des oeuvres Shakespeariennes avec le dénommé Peter, captivant leur auditoire par leurs échanges plein de verve qui déclenchaient ça et là des applaudissements.

La tablée ne fut complète que lorsque Tulip revint de sa mission, bien plus tard que prévu. Elle apparut soudain dans le chambranle de la porte, repéra immédiatement le patron et son invité et se dirigea vers eux sans un mot. Un soupir de soulagement parcourut l'assistance à sa vue, qui mourut bien vite lorsque qu'il devint évident qu'elle était préoccupée. Elle était déjà là quand le Seahorse avait recueilli les naufragés ; elle avait caché son sexe pour embarquer sur le navire à l'occasion d'une escale dans les îles Britanniques. Elle avait conservé ce côté androgyne ainsi que cet air de fouille-merde singulièrement déplaisant.
 
 
Fouille-merde. C'était très exactement comme ça que les frères l'appelaient à l'époque. C'était un petit mousse hargneux et persifleur qui était vite devenu la mascotte du Seahorse. Ishaq avait remarqué sa vivacité d'esprit et s'était lié d'affection pour lui au point de vouloir l'emmener aussi, et le gosse avait quasi immédiatement accepté l'offre. On n'avait découvert sa tendance à la cruauté exacerbée que plus tard, en même temps que son véritable sexe. La rouquine était depuis devenue l'un des piliers de l'organisation et avait largement démontré qu'elle y méritait sa place à coups d'assassinats, de rackets et de vols soigneusement exécutés.

Elle se planta à la droite du chef, entre lui et les Gemini, et se racla la gorge. Le silence se fit quasi instantanément.

"Je reviens du port, monsieur. J'ai espionné toute la soirée. C'est pas les Danois, monsieur."

Le silence se fit encore plus lourd qu'il ne l'était déjà.

"On raconte avoir vu la Femme en personne. Enfin, un palanquin orné de son sigle. Entouré de gardes en permanence, majoritairement des femmes."

La gravité de la nouvelle jeta un froid. Ishaq grignota un bout de pain du bout des dents avant de continuer.

"Et elle aurait fait tout le chemin depuis Constantinople ?
 
- Je l'ignore. J'ai dû partir en vitesse à cause des patrouilles. Mais elle est connue pour tout prendre en main elle-même, monsieur. Et vous dites vous-même que les Temples s'agitent en Grèce. On y recrute à tour de bras et ils envoient des gens jusque ici. Fumeur m'a dit qu'on lui avait déjà proposé à trois reprises sur les docks."

On fixa le-dit Fumeur qui hocha la tête, s'éclaircit la gorge et conclut les dires de sa consoeur.

"Elle a toujours eu le soutien des Parques, qui convoitent Gibraltar. C'est le plus court chemin vers le Nouveau Monde pour elles. Si elles arrivent à nous le voler, elles contrôleront la passe et nous perdrons notre principale source de revenus, sans parler des difficultés supplémentaires pour écouler les esclaves. Et nous serions coupés de la Maison de l'Abysséen par voie maritime." termina-t-il à l'attention des Gemini.
 
L'Assyrien eut un geste d'humeur. Des huées et des insultes s'était élevées autour de la table à la mention des Parques honnies, secte rivale séculaire de la leur. Le sujet était sensible : elles étaient les membres d'une Maison basée en Grèce qui prétendait dater d'avant l'Antiquité. Beaucoup trouvaient leur foi envers leur sainte patronne, la Femme, trop monolithique car elle éclipsait certaines autres figures majeures du panthéon qu'il était sacrilège de négliger. La Maison du Messager accordait une trop grande importance à la foi pour tolérer ce genre de blasphème : la colère était unanime autour de la table.

"Je vous présente mes plus sincères excuses, les jumeaux. J'ai bien peur que nos affaires immédiates ne soient repoussées jusqu'à ce que ce nouveau problème soit réglé.

- Aucun problème. On va donner un coup de main."
Marco Gemini
Marco Gemini
Déconnecté
Inscrit depuis le :
29/02/2012
Posté le 01/05/2018 à 16:08:11. Dernière édition le 01/05/2018 à 18:47:28 

Le plan était solide, construit de A à Z avec un soin méticuleux par le grand Assyrien perfectionniste en personne. Aucune autre Maison n'était dirigée avec plus de zèle. Même celle de l'Abysséen aurait pu en prendre de la graine, et c'étaient les Gemini paranoïaques qui y occupaient l'un des meilleurs postes.

La cible : l'entrepôt suspect sur les docks, propriété gardée de la Maison de la Femme et de ses alliées grecques. Le gros des forces de la Maison du Messager allait entrer en lice à minuit, silencieusement, armés et parés à toute éventualité. Les ordres : tuer à vue et pas de quartier. Il n'y avait aucune place pour la pitié dans les guerres entre Maisons, surtout pas entre celles-ci, qui se haïssaient et se battaient tout autour de la Méditerranée depuis des siècles.

Tom allait mener l'assaut principal en sa qualité de bras droit de la Maison. On avait confié à Tulip et Fumeur la direction d'un petit groupe d'anguilles chargé de l'élimination des sentinelles ainsi que du repérage des lieux. Il leur revenait aussi de bloquer tout fuyard ou messager qui pourrait passer au travers des mailles du filet et aller chercher des renforts. Les Gemini allaient les accompagner le plus discrètement possible, car ils étaient trop repérables pour pouvoir joindre le groupe d'assaut frontal : il était d'ordinaire interdit aux membres d'une Maison de participer aux actions guerrières d'une autre sans en référer d'abord à ses confrères, par peur des incidents politiques que cela pouvait engendrer parmi ces Maisons aux alliances fragiles. Il avait été décidé que Barbaque resterait au logis pour garder la place avec ses hommes triés sur le volet.

A onze heures du soir, chacun s'arma jusqu'aux dents. Couteaux, dagues, pistolets, tromblons et même quelques gaffes vicieuses pour le gros de la troupe. Tulip enfila un justaucorps de cuir. "Fait sur mesure." expliqua-t-elle aux Gemini qui l'observaient sourcils haussés, étonnés de voir des atours aussi vétustes en cette fin de XVIIème siècle. "A l'ancienne. Ça me gêne pas, les rapières s'y tordent plus qu'elles ne s'y enfoncent et ça freine un couteau. La fonction prime sur la forme.Fumeur, posté non loin, renifla. Son principal atout reposait dans sa formidable maîtrise du déguisement et de l'illusion, et toute arme ou protection trop visible l'aurait totalement desservi. Il ne se privait jamais de rappeler à ses confrères plus terre-à-terre les avantages de la subtilité. Il glissa un petit pistolet dans ses chausses amples et coinça un surin dans les bandes de lin entourant ses poignets, tous deux prêts à jaillir au premier prétexte. Il avait pris soin de s'habiller le plus crassement possible, façon mendiant, pour passer inaperçu.



On finit de s'apprêter en silence, avec pour seul bruit celui des lames graissées glissant dans les fourreaux et des armes à feu dont on vérifiait une dernière fois le mécanisme. Les Gemini s'assurèrent de la solidité de leur vieux garrot constellé de noeuds cloutés et arrimèrent le fourreau de leur poignard fétiche à leur cuisse pour qu'il ne batte pas dans leurs jambes. La lame était assez longue pour rappeler une machette. Le patron apparut à la porte de la bâtisse puant la sueur et le cuir qui faisait office d'arsenal, s'engagea parmi ses hommes et leur adressa tour à tour sa bénédiction et ses prières. Chacun lui répondait avec une ferveur religieuse, touchant le vieil homme du bout des doigts ou embrassant sa main chargée de bagues. A la fin, il se planta au milieu de la pièce, se tapa du poing sur le torse et dit :

"Nul besoin de discours. Vous êtes des adeptes du Messager. Vous savez mieux que quiconque que nécessité fait loi, à plus forte raison face aux impies que vous allez affronter cette nuit en mon nom. Allez, et rendez-moi fier."

Un murmure d'assentiment parcourut leurs rangs. On se leva, on bomba les torses et on releva les mentons avant de se diriger vers la sortie afin de former les groupes d'assaut. Tulip, Fumeur et les Gemini rejoignirent le petit groupe d'éclaireurs dont ils avaient la charge.
Marco Gemini
Marco Gemini
Déconnecté
Inscrit depuis le :
29/02/2012
Posté le 03/05/2018 à 11:10:17. Dernière édition le 03/05/2018 à 13:38:33 

Fumeur était de retour de sa balade de repérage. Tout le monde attendait patiemment. "La Lune nous éclaire à peine. Gaffe aux reflets métalliques, évidemment, et surveillez vos pas ; la zone est partiellement habitée. Bon. Deux fronts distincts : l'Est et le Sud. Vous trois, avec moi." dit Fumeur aux trois malfrats qui complétaient le petit groupe. "On va s'occuper ensemble de l'artère principale, là où ça risque d'être le plus surveillé. J'ai compté trois feux pour neuf gardes plus deux qui font des aller et retour respectivement entre la première moitié et la seconde. Les trios de gardes veillent à tour de rôle par tranches de deux heures et il n'y a aucune relève avant le matin. On nettoie les camps un par un -une cible chacun et surveillez bien les dormeurs- j'intercepte chaque promeneurs entre deux postes et on avance comme ça jusqu'à arriver en lisière de l'entrepôt. A ce moment, signal lumineux : deux fois, pause, deux fois, pour Tulip qui sera en face et qui devra répondre de la même manière. Alors on saura que la voie est libre des deux côtés et l'un de nous quatre fera demi-tour pour aller prévenir le gros de la troupe. C'est la plus rapide d'entre nous, à elle de prendre par le flanc. J'ai pas repéré de poste de garde de ce côté mais mieux vaut prendre nos précautions. Les frères seront avec elle. Vous aurez un point de vue imprenable sur l'entrepôt en grimpant sur la bâtisse abandonnée là-bas. Nos deux groupes resteront à l'écart pour faire le guet lorsque la bagarre commencera. Des questions ?"

Aucune. Ils se séparèrent en se souhaitant bonne chance. Le groupe de Fumeur devait donc s'approcher par l'Est, et le duo par le Sud. La première partie du chemin se déroula sans accroc, aucun garde n'ayant jugé bon de patrouiller si loin dans ces ruelles crasseuses. Les habitants dormaient, les mendiants étaient rares et même les putes ne se laissaient pas voir. En bref, les très rares passants disparurent au fur et à mesure qu'ils approchaient de la zone visée jusqu'à ce que le quartier paraisse totalement désert. Sale ambiance.
 
Ils n'échangèrent aucun mot, tout était réglé dans un langage des signes rudimentaire mais efficace qu'Ishaq tenait à ce que ses employés pratiquent par souci de polyvalence. Ils escaladèrent la bâtisse délabrée indiquée plus tôt par Fumeur, le premier de deux hangars en bois qui culminaient chacun à quelques mètres de hauteur, séparés par une petite rue. Ça puait le poisson pourri et les filets de pêche depuis longtemps laissés à l'abandon moisissaient sur leurs poteaux. Ils n'étaient plus qu'à une centaine de mètres de l'entrepôt, et aucun signe de... Si. Tulip tendit le doigt vers une silhouette qui se découpait subitement sur le toit d'en face, à une quinzaine de mètres d'eux. Ils se figèrent dans leur mouvement. Le torse du gars dépassait d'une petite rambarde derrière laquelle il devait encore être assis -et donc invisible- quelques secondes auparavant... Gem' retint instinctivement sa respiration. S'ils pouvaient le voir, l'inverse était aussi vrai.

Tulip réagit en amorçant un mouvement fluide, rendu presque irréel par la faible clarté lunaire. Elle ramena son bras droit en arrière, visa, et projeta sa lame d'un coup vif et précis. Le temps s'arrêta et le projectile cueillit net sa cible ; c'était un tir sublime, parfaitement ajusté. Le garde s'effondra, la dague plantée en travers de la gorge. Il ne mourut par sur le coup, il tambourina des pieds, remua et crachota en se vidant de son sang. Et soudain, une voix transperça la nuit juste sous leurs pieds. Gem' distingua le blanc des yeux écarquillés de Tulip, consciente de l'imminence de la catastrophe : il suffisait d'un seul type oublié, d'un seul cri d'alarme pour tout faire capoter. Le nouveau venu réitéra sa question d'une voix nerveuse. Il devait somnoler contre le mur du hangar que le duo avait escaladé, puis avait été tiré de sa torpeur par l'agonie de son compère.  Gem' ne réfléchit pas plus d'une demi-seconde : il se leva, avança droit devant lui -moitié en calculant, moitié à la chance- et il se laissa tomber du toit les pieds en avant. Le type en dessous leva les yeux juste avant que les frères ne lui atterrissent dessus de tout leur poids, droits comme un I après une chute d'un peu moins de quatre mètres. Cent trente kilos contre un gringalet émacié. Il n'y eut aucun cri, juste un son épouvantable d'os brisés ; le malheureux avait été réduit en bouillie sanguinolente en moins de deux. Gem' se redressa au milieu du carnage.
 
"C'est bon. Fumeur avait loupé un poste de garde. J'imagine que tu te feras un plaisir de le lui faire remarquer."
 
La tête de Tulip apparut au bord du toit. Elle contempla la bouillie étalée sur les pavés, réprima un haut-le-coeur et ne put s'empêcher de lâcher un juron.
 
"J'ai tellement pas hâte de raconter ça aux autres." lâcha-t-elle à voix basse. "Fumeur vient d'envoyer le signal. Je lui réponds et je te rejoins."
 
Elle se releva prudemment, sortit un petit miroir de sa veste et s'appliqua à reproduire le signal lumineux. La voie était libre.
 
"Ils ne s'attendent pas à une opération d'envergure. Tom va frapper fort."
Marco Gemini
Marco Gemini
Déconnecté
Inscrit depuis le :
29/02/2012
Posté le 05/05/2018 à 15:32:51. Dernière édition le 06/05/2018 à 16:26:21 

Leur planque était parfaite : un angle de rue à la fois assez proche pour surveiller le bâtiment dans son ensemble et suffisamment en retrait pour ne pas éveiller d'éventuels soupçons. Tulip était monté récupérer son couteau de lancer sur le cadavre du garde pendant que son congénère s'affairait à ramasser ce qu'il restait de la crêpe humaine pour la flanquer en tas dans un coin discret. Maintenant, ils attendaient.
 
"Ça y est, ils donnent l'assaut."
 
Tulip suivait la progression des leurs du regard, plusieurs grappes de silhouettes furtives qui traversaient ça et là le paysage pour rejoindre les murs de l'entrepôt et s'agglutiner à toutes les entrées possibles. Ils s'affairèrent bientôt à forcer les portes et à escalader les fenêtres pour s'introduire dans la bâtisse. Les cris commencèrent, d'abord de surprise, puis de rage et enfin de douleur.
 
"Tu t'inquiètes ?" demanda Gem'. Assis par terre, il s'efforçait de nettoyer ses bottes du sang qui les maculait depuis sa petite acrobatie.
 
"Du tout ! Tom est un professionnel. Je pensais, c'est tout. Et toi, Iacopo ? La forme ? Pas gêné d'se faire trimballer partout comme un sac de viande, on a son p'tit confort et tout ?"
 
L'épaule de Marco répondit en sifflant sous le vêtement qui la dissimulait.
 
"Morveuse ! Techniquement, tu parles à un supérieur."
 
"Premièrement, allié ou pas, tu ne fais plus partie de la même Maison que moi. Deuxièmement c'est Marco qui a été promu, pas toi. Le tout très techniquement." rétorqua-t-elle en pointant sa dague vers un point imprécis du torse de Gem', qui rigola.
 
"Marco, arrête de rire et frappe-la pour moi, s'il te plaît."
 
- Pas la peine d'appeler ton balourd de frangin à l'aide, il faudrait déjà qu'il arrive à trouver sa pine tout seul avec ses mains avant d'espérer pouvoir me mettre la main dessus."
 
- Tu sais ce qu'il te dit, le balourd ?"
 
Elle jongla avec sa dague le temps de préparer sa prochaine pique lorsqu'elle se raidit d'un coup, tendant le cou en direction de l'entrepôt où l'opération battait son plein.
 
"Gem..."
 
Elle se dressa sur la pointe des pieds, tendue comme une corde de violon. Gemini plissa les yeux vers le point qu'elle fixait et comprit.
 
"Merde."
 
On distinguait très nettement deux silhouettes élancées qui prenaient la fuite par les toits, profitant des constructions serrées les unes aux autres pour prendre la voie des airs. Elles fonçaient en diagonale par rapport à eux, et ils les croiseraient s'ils agissaient assez vite.
 
"Gem', échelle !"
 
Marco s'exécuta, mettant les mains en coupe pour faire un appui dans lequel sa comparse plaça le pied ; il lui imprima une poussée phénoménale qui projeta la rouquine dans les airs et lui permit de prendre pied sur le toit en quelques secondes. Elle n'attendit pas son camarade moins agile et entama une course effrénée. Comme quand elle était môme... Elle bondissait de toit en toit comme un cabri, courant sans s'arrêter sur les plus pentus et manquant dix fois de glisser sur des tuiles abîmées. Elle était la meilleure coureuse de la bande, mieux, la meilleure coureuse tout court, la messagère du Messager. Elle réduisait inexorablement la distance qui la séparait de ses cibles, qui peinaient à maintenir une allure aussi constante que la sienne. C'étaient deux femmes, probablement des Parques. Danger. Plus que quelques dizaines de mètres, et elle n'était toujours pas repérée...
 
Un éclair roux intercepta les deux fuyardes en pleine course. Tulip engagea les hostilités en crochetant la première paire de jambes qui se présentait ; la victime emportée par son élan bascula par-dessus bord, mais fit preuve de réflexes admirables en se rattrapant in extremis avant la chute. L'autre femme, une blonde aux membres longs et maigres, marqua un temps d'arrêt avant de réaliser qu'elle était attaquée. Elle se précipita sur sa poursuivante en visant les yeux avec ses ongles taillés en pointe, mais Tulip restait la plus rapide. Son poing gauche heurta les côtes de la blonde et le poignard dans sa main droite trouva le creux de l'aisselle au moment où elles s'empoignaient l'une l'autre. La blessée se crispa et serra les dents, elles étaient assez proches pour se regarder dans le blanc des yeux. La blonde essaya de dire quelque chose mais le souffle lui manqua quand Tulip retira brusquement sa lame. Elle saisit les longs cheveux blonds, les tira en arrière pour forcer leur propriétaire à lever le menton et en profita pour lui planter sa dague à la verticale à travers la mâchoire jusqu'au cerveau. Les yeux de la blonde roulèrent exagérément dans leurs orbites, et elle agrippa les mains de sa meurtrière qui la repoussa brutalement pour se dégager. La morte resta étendue en travers du toit, les yeux révulsés, un trou béant sous le menton. Sacrée surprise pour l'habitant demain matin.
 
"Je vais t'apprendre, pétasse !" éructa une voix dans son dos.
 
La première femme avait repris pied sur le toit. C'était une Noire aux cheveux coupés très courts, avec des traits féroces et des muscles saillants taillés pour la bagarre. Elle avait l'air furieuse, et surtout elle agitait un pistolet.
 
Oh-oh.
 
Tulip sursauta en entendant la détonation, qui fut suivie d'une douleur pénétrante dans sa cuisse. D'un coup sa jambe ne supportait plus son poids. Elle s'écroula sur le côté, glissa sur les tuiles en essayant vainement de se rattraper à quelque chose et chuta du toit avant d'atterrir lourdement sur le dos sur les pavés qui l'attendaient en bas. Le choc expulsa l'air de ses poumons et elle resta étendue là quelques secondes de trop, sonnée, essayant désespérément de se remettre d'aplomb, de faire quelque chose, n'importe quoi. Elle ne pensait pas s'être cassé quoi que ce soit, dieu merci. La Noire la dévisageait d'en haut et la rage prit le dessus : elle descendit le long du mur, déterminée à venir l'achever, et dégaina un long sabre une fois au sol.
 
"Tu touches une Parque, tu meurs." 
 
Elle s'avança pour enfoncer sa lame dans le corps de son ennemie à terre lorsque des pas lourds se mirent à résonner de plus en plus fort sur les pavés. Toute à sa rage, la Noire ne remarqua que trop tard la masse qui fonçait dans sa direction depuis une ruelle adjacente. Un Gemini lancé à pleine vitesse la cueillit de tout son poids, épaule en avant, et la projeta dans les airs. Tulip eut à sa grande surprise le temps de distinguer l'expression de stupeur béate qui envahit la face de la femme avant qu'elle ne s'écrase violemment contre le mur d'en face, glissant ensuite lentement jusqu'à se retrouver assise dos au mur ; l'arrière de sa tête avait laissé une traînée de sang tout le long du chemin. Le genou de Gem' jaillit et pulvérisa entre lui et la façade derrière ce qu'il restait du crâne déjà fracassé. Ne resta plus qu'une poupée décapitée agitée de spasmes qui s'effondra sur le côté.
 
"J'en connais un qui a décidé de faire dans la finesse ce soir.
 
- Je note pour mon grand déplaisir que même avec un trou dans la couenne tu n'arrives toujours pas à la boucler.
 
- Je peux plus marcher. Aide-moi à me relever, gros malin."
 
Elle avait détaché sa ceinture pour s'en servir de garrot de fortune. La plaie semblait propre, la balle était ressortie en ligne droite sans toucher quoi que ce soit de vital et l'hémorragie était minime. Gem' installa sa collègue sur ses épaules et lui tapota le fessier.
 
"Tout va bien là-haut ?

- Ça ira. Mais touche moi encore le cul et je t'arrache les yeux."


Marco Gemini
Marco Gemini
Déconnecté
Inscrit depuis le :
29/02/2012
Posté le 08/05/2018 à 15:08:11. Dernière édition le 08/05/2018 à 18:25:13 

Le retour se fit sans encombres, Gem' supportant la frêle carcasse de la rouquine sans soucis. Aucun habitant, aucun passant pour les arrêter ou les questionner malgré les quelques lumières allumées ça et là... On se faisait discret par ici, et la milice ne patrouillait pas dans les quartiers pauvres. Si besoin, un pot-de-vin bien placé auprès des citoyens influents assurait une discrétion optimale à la bande pour toutes les affaires traitées dans l'ombre. La ville toute entière appartenait à l'Assyrien, et cette piètre tentative d'intrusion par une Maison rivale était en train d'être lourdement payée par ses auteurs. Le vieillard avait une liste longue comme le bras d'adversaires impitoyablement envoyés au tapis, et chacun d'entre eux avait constaté à la dure que sous ses dehors polis il possédait les scrupules d'un requin et la fureur d'un carcajou.

Plus ils approchaient du lieu des combats plus le silence était absolu. Un frisson glacé fit se dresser les cheveux de la nuque de Gem ; il avait soudain l'impression d'être observé. La brume nocturne et humide se levait peu à peu sur le port, accentuant la sensation de danger caché.

"Mission accomplie." lâcha-t-il à voix basse.

Il crut un instant avoir parlé dans le vent jusqu'à ce qu'une silhouette ne se détache des ombres d'une alcôve et fasse deux pas dans leur direction. Le visage paré à la guerre de Harpon les accueillit sans sourire.



"J'ai vu la gamine bondir sur les toits et j'ai constaté votre disparition. Un problème ?" demanda-t-il d'une voix neutre.

"Deux fuyardes. Elles sont mortes, on s'en est assurés. Tulip a été blessée dans l'aventure."

L'amérindien hocha la tête et leur fit signe de le suivre, les guidant à travers les ruelles.

"La place est prise. Très peu de pertes pour nous, seulement quatre et qui venaient tous de la racaille. C'était bourré d'opium... Une grosse cargaison, on va pouvoir revendre le tout. Ishaq va bondir. Quant à ceux d'en face, ils ne voudront pas revenir de sitôt... On les a laminés. Tom a saigné la plupart d'entre eux, ils ont été pris par surprise et la moitié est morte avant de comprendre. Il y en a une qui s'est barricadée dans une pièce au début des combats, et on dirait bien que c'est la tête pensante. Fumeur parlemente pour négocier une reddition, c'est chiant à en pleurer. Tu vas déposer la gosse entre de bonnes mains et tu viendras avec moi, on pourra avoir besoin de muscle supplémentaire."

Ils arrivèrent enfin à l'entrepôt nettoyé, théâtre d'une agitation silencieuse. Des hommes et des femmes trottinaient partout, vérifiant les caisses et les tonneaux, inspectant les recoins où auraient pu se planquer des survivants. Le nettoyage était la conclusion essentielle de toutes les opérations punitives entre Maisons. Ils passèrent devant une demi-douzaine de cadavres soigneusement alignés au sol.

"Pour Merveilleuse." expliqua Harpon en remarquant le coup d'oeil interrogatif de Gem'. "Tu comprendras quand tu la rencontreras. Elle a demandé qu'on lui rapporte les corps les moins abîmés... On se débrouille pour que ceux qui restent ne soient pas reconnaissables."

Tulip encore comateuse marmonna tout bas ce qui ressemblait à "vieille pute". En fond, on entendait le bruit mat des visages écrasés à coups de pierre et de pieds.
Marco Gemini
Marco Gemini
Déconnecté
Inscrit depuis le :
29/02/2012
Posté le 10/05/2018 à 20:02:10. Dernière édition le 10/05/2018 à 21:31:07 

Un demi-cercle de figures patibulaires avait pour centre un Fumeur bien embêté. Les marmonnements de la foule allaient bon train, et l'on entendait distinctement quelqu'un s'agiter derrière la porte à laquelle tout ce beau monde faisait face. Fumeur se frotta l'arête du nez et plissa méchamment le museau. Ses mains s'activèrent à l'intention de Gemini tandis qu'il continuait de parlementer, menant la conversation sur deux niveaux.

"Ouvrez donc. Vous ne faites que retarder l'inévitable, et le rendre plus terrible encore. C'est leur chef. Elle refuse d'ouvrir, ça fait une demi-heure que j'essaye de la convaincre. Où est Tulip ?

- A l'abri, dehors.


- Bougre d'idiot. Ce qu'il se passe par ici vous dépasse de loin. Vous devriez partir tant que vous le pouvez encore." répondit une voix assourdie de l'autre côté de la porte. La pièce à laquelle elle permettait d'accéder s'enfonçait dans le mur. Il devait s'agir d'un bureau intérieur, probablement destiné aux intendants qui supervisaient l'entrepôt.

"Allons ! Notre chef voudra vous voir, madame. Vous le savez. Coopérez et rendez la chose plus agréable pour tout le monde. Rien à faire. On va enfoncer la porte. Passe devant."

Une bordée de jurons lui fit écho. Immédiatement, Gem' choisit trois autres gars et leur ordonna d'aller chercher de quoi servir de bélier. Une solide poutre de chêne fut rapidement réquisitionnée et le quatuor d'assiégeants se mit en place.

"Je vous conseille de vous écarter de la porte." dit Fumeur avant de laisser place au bélier, qui ne tarda pas à donner de la voix contre le bois. Personne n'y alla de main morte : Gem' avait pris soin de choisir les plus costauds de la troupe. La porte commença très vite à craquer et les jurons devinrent hystériques. Gem' donna de la voix pour encourager ses compères.

"- HO HISSE, GARÇONS ! Du coeur à l'ouvrage, prenons le fort et la pucelle !"

On éclata de rire dans l'assistance, des rires cruels et sauvages tout droit sortis de gorges qui attendaient la curée.

CRAAAC !

La porte s'abattit en avant dans un craquement assourdissant, envoyant ses gonds tordus voler à travers la pièce. Une femme richement vêtue recula en se protégeant les yeux, la rapière au poing, prête à transpercer le premier qui franchirait le seuil. Les brutes qui étaient entrées avec Gemini se précipitèrent sur elle. Elle ne put rien faire face à l'assaut. On lui tordit le poignet, on lui arracha sa rapière, on commença à la battre. Plus elle se débattait, plus on la frappait : elle ne cessa de lancer des imprécations tout du long, jusqu'à ce qu'un coup de poing trop enthousiaste ne l'envoie au sol. A ce moment seulement les hommes arrêtèrent de frapper. La femme à terre n'avait plus rien d'impressionnant : elle était surchargée de colliers, bagues et bracelets, au point de ressembler à une parodie de dame de la cour, une rombière qui aurait appris les bonnes manières dans un vieux manuel du marché aux puces. Gemini la toisa. La pièce était sombre, à peine éclairée par une lampe à huile accrochée au plafond, laissant le fond de la pièce dans l'obscurité ; il s'agissait bien d'un bureau, aménagé confortablement pour accueillir les invités et y discuter affaires. Une armoire débordait de bouteilles d'alcool à côté d'un bureau, et des coussins raffinés étaient éparpillés un peu partout. On y voyait juste assez pour distinguer le visage de la femme, avec ses traits méditerranéens marqués et sa coiffure élaborée. Le maquillage sensé lui pâlir le teint s'était écaillé sous les coups, et elle avait les joues rebondies et le menton épais des nobles qui mangent à leur faim.

"Par ma foi, que vous êtes ridicule. Je croyais vous autres Grecques plus farouches."

Ses compagnons rirent à gorge déployée, et la mégère siffla de colère.

"Tu m'insultes, sale monstre ? Je suis Adrastée, reine des Parques. Toutes tes injures ne font que s'ajouter à la liste de ce qu'on te gravera dans la chair au fer rouge quand les miens viendront vous punir."

C'est le moment que choisit Tom pour faire son entrée. Éclaboussé de sang, le lieutenant des Messagers s'entourait d'une aura cruelle. Il s'inclina devant Adrastée, appelant au calme par sa simple présence. Il n'était jamais plus sévère que quand il se trouvait en présence de l'élite des Maisons. Il aurait donné du sabre sans hésitation pour rappeler la racaille à l'ordre.

"Je suis désolé madame, mais vos fidèles auront beaucoup plus de mal à nous attraper maintenant. Je m'en suis assuré en personne. Maintenant, vous allez nous suivre. Monsieur Ishaq a beaucoup de questions pour vous. Vous serez traitée avec humanité tant que vous coopérerez.

- Surveille ta langue, pouilleux. Tu offenses un des Grands par tes actes.

- En effet. Depuis quand les serviteurs du Messager s'improvisent-ils juges et bourreaux ?" couina quelqu'un depuis le fond de la salle. Les voyous réagirent au quart de tour, éclatant en un choeur de provocations bravaches.

"Qui parle ?! Viens ici qu'on t'troue !

- Ramène-toi, couard !

- Chef ! CHEF ! Y'a quelqu'un d'autre !"

Gem' recula, frappé de stupeur. La pièce sembla plus étroite que jamais, écrasant soudain ses occupants sous un voile indéfinissable. Adrastée recula sur ses coudes, battant des pieds pour s'éloigner de ses agresseurs.

"Arrières, crétins ! Arrière !"

Tom perdit de sa superbe. Une masse considérable s'anima dans le noir, quelque chose qui était là depuis le début, qui n'avait pas esquissé le moindre geste tout du long de l'humiliation de son alliée. Le lieutenant se saisit de la lampe à huile et rassembla son courage pour s'approcher de la chose tandis que la Parque humiliée se pelotonnait aux pieds de son protecteur.

"Êtes-vous bien qui je crois... Votre Altesse ?" osa-t-il finalement demander d'une voix prudente.

La lumière dorée se réverbéra peu à peu sur de la peau pâle et huilée, marbrée de tatouages noirs par endroits. Deux énormes seins tombaient sur un ventre gonflé, les cuisses éléphantesques étaient repliées en tailleur sous la créature d'apparence vaguement humaine, assise parmi une pile de coussins. Seuls quelques bijoux et un pagne dissimulaient le peu de pudeur qu'elle s'autorisait, et une coiffe primitive lui couvrait le crâne. Les griffes de métal au bout de ses doigts cliquetèrent.



La Femme en personne. Même les serviteurs les plus zélés des autres haut-serviteurs ne pouvaient s'empêcher de s'incliner devant elle. Elle était, après tout, la personnification primaire de la figure maternelle, une Vénus obèse au charme bestial et au faciès farouche. Ceux qui l'entouraient mouraient vite d'envie de se coller à elle comme s'ils se réfugiaient dans les bras de leur propre mère, pour humer son odeur -mélange de lait et d'un parfum fleuri soigneusement choisi- et enfouir leur visage entre ses seins... Jusqu'à s'y terrer à l'abri du monde extérieur, geignant pour être nourris et se perdre dans une bienheureuse spirale d'oubli de ce qui faisait d'eux des êtres pensants.

"Qui d'autre, manant ? Je n'ai nulle égale de par le monde."

Elle leva une main délicate et s'en couvrit la bouche pour étouffer le rire qui commençait à la secouer. Son corps entier était agité de soubresauts, accentués par l'étendue formidable de sa peau. Elle arrêta de rire, gardant néanmoins ses lèvres retroussées sur ses dents aiguisées à la lime.
 
"J'avais prévu de laisser les Maisons archaïques agoniser en paix. Mais c'est d'accord : nous voilà officiellement en guerre. Je tuerai vos parents, dévorerai vos enfants, souillerai vos maisons et coulerai vos bateaux. La Maison du Messager s'étouffera dans son propre sang et je me chargerai personnellement de celui qui vous sert de chef.

- Votre Altesse...

- Tais-toi, mécréant. Tu sers un vieux barbon stupide aveuglé par sa foi, incapable d'évoluer et bloqué sur des notions dépassées. Tu mourras avec lui, toi ainsi que tous ceux qui te suivent. Maintenant nous allons partir. Mon carrosse est dans la cour."

La Femme se leva lourdement. Debout, elle dépassait même Gemini et sa largeur impossible emplissait quasiment la pièce. Elle saisit Adrastée par le col et la souleva comme un chaton pour la remettre sur ses pieds. Tous s'écartèrent craintivement lorsqu'elle sortit de la pièce, puis de l'entrepôt, en marchant d'un pas conquérant. Harpon cracha au sol pour conjurer le mauvais sort, Fumeur embrassa l'un de ses nombreux pendentifs et Tulip, au repos aux côtés des autres gens blessés durant l'assaut, ouvrit des yeux ronds depuis sa couche de fortune dans la cour. La lente procession de l'obèse s'étira interminablement. Elle traînait Adrastée plus qu'elle ne l'encourageait, et elle la jeta au sol une fois arrivée devant les portes d'un hangar.

"Ouvrez les portes."

Les plus proches s'exécutèrent sans se poser de questions. Les règles compliquées qui gouvernaient l'ensemble des Maisons stipulaient entre autres qu'il était formellement interdit de porter la main sur un haut-serviteur, à moins d'en être un soi-même. Ces derniers ne réglaient leurs différends que par l'entremise de leurs Maisons respectives. Adrastée et ses Parques étaient tout ce qu'il y avait de plus humaines, d'où la frappe de ce soir, et nombreuses étaient les sectes mineures qui comme elles choisissaient de devenir les vassales des Maisons plus importantes. Le carrosse ouvragé était déjà attelé, tout prêt à partir. Adrastée escalada tant bien que mal le carrosse pour aller prendre les rênes et le fit avancer de quelques mètres pour l'amener devant sa maîtresse. La Femme claqua des doigts : Gemini lui-même lui ouvrit la porte avec une grimace, et certains des malfrats vinrent assister la Femme.

"Si Sa Sainteté veut bien se donner la peine..."

L'obèse fixa l'homme difforme d'un regard terrible : sa phrase moqueuse était à la limite du blasphème. La cheffe des Parques attendit que sa passagère s'installe, puis racla sa gorge et cracha en direction de la bande qui l'entourait. Elle fit ensuite claquer le fouet pour lancer les chevaux ; le carrosse s'ébranla et prit lentement de la vitesse avant de disparaître au bout d'une rue.
Marco Gemini
Marco Gemini
Déconnecté
Inscrit depuis le :
29/02/2012
Posté le 14/05/2018 à 00:22:29. Dernière édition le 14/05/2018 à 00:28:55 

Le retour au bercail se fit sans joie. Même si Tulip en avait évoqué la possibilité avant l'attaque... Qui l'eût cru ? Qui aurait pu savoir ? La Femme en personne. Merde et re-merde. Assiéger l'entrepôt, y débusquer quelques têtes pensantes de la secte des Parques, oui, d'accord. Elles emmerdaient les affaires d'Ishaq et de sa Maison depuis des années, et il était impensable pour elles de laisser sans surveillance une affaire pareille. Mais tomber sur elle...? Tout le monde la connaissait : elle était aussi célèbre qu'Ishaq, aussi révérée que chacun des haut-serviteurs. Et d'aucuns auraient avancé qu'elle faisait partie des plus puissants -ne serait-ce que parce qu'elle régnait sans partage sur Constantinople ainsi qu'une bonne partie de l'Orient, avec des fidèles partout de par le monde.

Gem' ne se sentait pas bien. Il n'aurait jamais dû prendre part à l'assaut... Si jamais elle le reconnaissait et l'accusait de tremper dans des affaires qui ne concernaient pas sa Maison, il pouvait ensuite être pris à parti par ses pairs de l'Abysséen. Ou pire, par ceux de l'Hydre. C'était la Maison jumelle de la sienne, qui n'avait pas la réputation d'être tendre avec les agitateurs... L'Hydre et l'Abysséen formaient les deux têtes d'un dragon bicéphale qui se partageait les terres du Nord avec une troisième grande Maison, celle du Marcheur, les serviteurs sauvages d'une antique puissance boréale. L'entente entre les deux Maisons jumelles perdurait depuis des siècles et leur voisin plus farouche supportait sans peine leur cohabitation. Le colosse difforme ruminait dans sa barbe tout en soutenant une Tulip qui n'en revenait toujours pas. Ils avaient été à deux doigts du sacrilège : un seul coup, un unique coup, une balle perdue en direction de la Femme, et ils auraient tous été morts dans l'année d'une manière ou d'une autre. L'assaut avait été un succès, certes, mais les nouvelles à rapporter étaient de la plus haute importance.

Le soleil de l'aube pointait dans le ciel au-dessus de Livourne, éparpillant la brume nocturne de ses premiers rayons timides.



Ils arrivèrent enfin en vue de la Litania, la grande taverne qui servait de couverture à l'organisation. Derrière elle s'étendait la cour centrale, entourée des bâtiments qui abritaient les quartiers des membres et tout ce qu'il était bon d'avoir dans une planque en ville. Le tout était discrètement fortifié et aurait pu soutenir sans peine un siège de plusieurs mois, sans parler de la multitude de passages dérobés qui permettaient des entrées et des sorties en coup de vent. D'ailleurs, pas question de rentrer par la porte de devant : toute la troupe se dispersa comme par magie sur les cent derniers mètres, se répartissant parmi les poternes soigneusement dissimulées. Il n'y avait plus grand-chose à faire. Les troufions allaient se ranger dans la cour ; Fumeur et Harpon restèrent avec les soldats inquiets et Gemini, Tulip et Tom obtinrent du premier garde à portée l'emplacement de leur chef pour lui faire leur rapport. A leur grande surprise, le garde leur indiqua la Litania avec une excitation manifeste.

La salle était, comme tout le complexe, largement éclairée de lampes et de bougies. Il s'agissait d'un luxe que l'Assyrien s'autorisait sans peine, en grand amoureux de la lecture qu'il était. Les gardes étaient partout, des soudards aux trognes dures, de vieux coriaces trop âgés pour accomplir les actions sur le terrain mais qui s'appliquaient à surveiller le domaine avec un mélange d'expérience inégalée et de cruauté savamment dosée, à l'image de leur capitaine.
 
 
Barbaque était au comptoir, fidèle au poste. Roux comme un gaulois et tatoué comme un picte, il s'était toujours targué d'être un pur produit de la Celtique aux mille traditions, fier irlandais échappé de son île alors soumise au joug britannique. Il y avait abandonné femme et enfants ainsi que son commerce, les laissant aux bons soins de qui s'en sentirait capable. Plus tout jeune mais toujours solide, il savait se faire respecter des recrues et faisait office d'intendant et de capitaine de la vieille garde. Torse nu et accoudé au comptoir, il tenait fermement un bock de bière qui semblait presque petit dans sa grosse main velue. Il fut le premier à remarquer le trio, et il leva son verre à leur entrée en poussant un "Hourra !" tonitruant ; mais sa mine réjouie ne dura pas. Un fumet néfaste se dégageait de Tom et de ses compagnons, sans parler de Tulip incapable de marcher seule et le teint tellement pâle que ses taches de rousseur ressortaient comme une nuée de minuscules opales de feu.

Alors, tout le monde se retourna d'un bloc. Face au solide Barbaque se tenait Ishaq, tout frêle dans une ample chemise de nuit raffinée, perché sur l'un des tabourets. Le maître de maison avait lui aussi sa boisson, un verre de vin fumant qu'il tenait des deux mains tandis qu'il était absorbé par sa conversation avec une troisième personne. Car avec eux se trouvait une femme, pas très grande mais bien charpentée, qui se retourna pour révéler une peau mate et d'épais cheveux noirs. Elle était vêtue en baroudeuse, avec le tissu de bonne facture abîmé par endroits et le sabre bien accroché à la hanche.



Elle dévisagea les nouveaux arrivants avec un demi-sourire pouvant traduire tout et n'importe quoi. Gemini et elle se jaugèrent, face à face, sans bouger ni prononcer la moindre parole. Le temps se suspendit un instant avant de reprendre son cours lorsque Gemini s'avança pour serrer la femme dans ses bras à l'en étouffer, dans une démonstration d'affection sincère tellement inattendue qu'elle en choqua ses rares témoins. Ishaq leur laissa quelques secondes avant de toussoter poliment pour rappeler sa présence.
 
"Hé bien, si j'avais encore des doutes, je suppose que cette charmante dame disait donc vrai. Elle s'est présentée directement à la Litania et a déclaré te connaître. Elle a accepté très civilement de rester avec nous ici le temps que vous reveniez, histoire que nous tirions cela au clair tous ensemble."

Gemini lâcha la femme et s'écarta d'elle, ses soucis de la nuit pour l'instant envolés. La femme prit la parole la première, d'une voix harmonieuse qui trahissait l'oratrice.

"La Maison du Messager peut dormir sur ses deux oreilles : la sagesse de son chef est admirable et son hospitalité, irréprochable."

Charmeur dans l'âme, l'Assyrien esquissa une révérence en remerciement des compliments de son hôtesse.

"Peut-être peux-tu nous présenter officiellement maintenant, Marco ?
 
-Mille pardons, monsieur. Je vous présente ma très chère compagne : Héloïse de la Maison de l'Hydre."
 
Les yeux sombres de l'Assyrien lâchèrent de véritables éclairs de malice, Barbaque ricana dans sa bière, Tulip se mordit la lèvre et Tom rougit.
Marco Gemini
Marco Gemini
Déconnecté
Inscrit depuis le :
29/02/2012
Posté le 16/05/2018 à 18:12:53. Dernière édition le 16/05/2018 à 20:40:24 

"Tu crois qu'il ne l'a pas trop mal pris ?
 
- S'il a l'habitude de briser des couverts pour manifester sa joie, alors je dirais même qu'il était vraiment, vraiment heureux."
 
Ils étaient étendus côte à côte sur la couche accordée aux invités, la plupart de leurs vêtements jetés en tas dans la pièce. Elle promena sa main au creux du bras épais de Marco, épousant de l'ongle les contours d'une cicatrice ancienne. Son frère diminué était silencieux sous sa veste lâche, comme toujours lors des rares moments d'intimité avec Héloïse, s'enfermant dans son enfer personnel. Étrange pudeur que voilà. Peut-être respectait-il les désirs de son frère, conscient d'être trop souvent un poids mort pour lui.

Ishaq avait très mal encaissé la nouvelle : il avait, dans un accès de fureur mémorable, envoyé valdinguer la majorité de la vaisselle qui se trouvait à sa portée dans l'auberge en invectivant sa rivale gargantuesque. Barbaque et Tom ne réussirent à le calmer qu'au bout de longues minutes de lutte intensive, tentant tant bien que mal de se prendre aussi peu de coups que possible dans la mêlée. Héloïse elle-même avait exprimé de façon fort impolie sa surprise de savoir la Femme ici. Comme les Abysséens, ceux de l'Hydre désapprouvaient les quelques Maisons qui élevaient au rang de dieu un des haut-serviteurs, aussi puissant soit-il. La hiérarchie des Maisons était formelle : les serviteurs comme Tom, Barbaque et les autres servaient les haut-serviteurs comme Ishaq, qui eux-mêmes en répondaient à leur dieu. Sauter l'une de ces étapes était sacrilège.
 
"La vieille pute a fait la nique à l'Hydre l'année dernière : nous avons perdu deux boutres qui remontaient les côtes hollandaises pour nous rapporter des épices. La cargaison était inestimable... Et tout a été perdu dans nos propres eaux. La mer a bouillonné de fureur plusieurs semaines durant, nous ne pouvions même plus approcher des zones de frai. Des envoyés de ta Maison avaient de semblables histoires à raconter. Ce monstre est un fléau.
 
- Avec un peu d'imagination, je suis sûr que nous pourrions monter ceux du Marcheur contre elle.
 
- Ils sont fous, pas stupides. Ils verraient clair dans ton jeu et tout ce qu'on y gagnerait, ce serait qu'ils partent en guerre contre nous autres. Ils seraient capable de faire geler la mer sous nos yeux... Et se ficheraient pas mal de provoquer la famine sur toute la côte Nord de l'Europe. Ils n'ont pas peur de l'hiver, eux."
 
Redressée dans le lit, le bas du corps couvert par les draps, elle croisa les bras sous ses seins. Il se retourna sur le côté, appuyant sa tête disgracieuse sur une main, et admira le profil volontaire de sa compagne. Ils s'étaient rencontrés après son transfert dans la Maison de l'Abysséen, quand Ishaq avait fait de lui son ambassadeur pour renforcer les liens d'amitié entre la Maison du Messager et celles d'Europe du Nord. Gemini avait découvert là-bas une vie rude au milieu d'un territoire complexe, pétri de traditions ancestrales qui gouvernaient le commun des mortels et accentuaient le pouvoir qu'exerçaient les Maisons sur ces pays arriérés. Beaucoup des régions reculées du Nord et de l'Est vivaient encore un âge de ténèbres et de doutes, loin d'être éclairées par les lumières de la Renaissance qui prenaient leur essor dans les autres régions plus civilisées d'Europe. Gemini et Héloïse avaient fait les quatre cents coups ensemble, représentants par excellence de l'alliance entre leurs deux Maisons, symboles vivants de cette union imputrescible qui perdurait depuis des siècles. Elle avait l'esprit acéré et l'escrime habile, truande de haut niveau qui s'attirait les grâces de ses supérieurs depuis des années. Elle avait même eu son propre bateau, honneur rare dans les Maisons maritimes du Nord. Avec l'estime était venue la confiance, et bientôt ils furent inséparables : amants et complices, le couple qu'ils formaient rôdait en coulisses et s'assurait avec zèle de la suprématie de leurs Maisons respectives.

Le pinacle de leur partenariat fut le nettoyage de la côte Danoise. Un peu partout, les populations de villages entiers furent remplacées, parfois en une seule nuit, par les descendants des lignées sacrées vénérées par les Maisons jumelles. Gemini et Héloïse avaient eux-mêmes dirigé les équipes qui emmenaient au large les corps des hommes suppliciés pour les jeter en pâture à la mer. Héloïse s'était ensuite chargée de recenser les futures reproductrices soigneusement choisies parmi la part féminine de la population locale. Héloïse avait l'oeil, elle était bâtisseuse dans l'âme, une vraie commerçante qui savait tenir son foyer d'une main de fer. Elle avait dessiné les plans des nouveaux autels et dirigé leur construction, conseillé les nouveaux villageois sur la meilleure manière de s'installer, et supervisé la mise en place de commerces neufs pour donner le change. Ses supérieurs lui faisaient confiance, et ses hommes lui vouaient une fidélité sans failles.

Gemini était fier d'elle. La bâtisseuse et le prédicateur. Ishaq était comme un père pour lui. Elle, il l'admirait.
Marco Gemini
Marco Gemini
Déconnecté
Inscrit depuis le :
29/02/2012
Posté le 19/05/2018 à 17:52:21. Dernière édition le 23/05/2018 à 22:32:40 

Il restait cependant une légère incertitude.
 
"Comment tu m'as rejoint ? Tu m'espionnes ?"
 
Elle grogna son mécontentement, rejeta les couvertures qui la couvraient, jeta ses jambes sur le côté et jaillit du lit pour faire les cents pas dans la pièce. Elle était totalement nue.
 
"Qu'est-ce que tu crois ? Je t'ai suivi, bien sûr. Rien n'échappe à Topielecz, surtout pas la petite escapade d'un officier subalterne de notre plus vieil allié. Elle en a profité pour exiger que je prenne la température des Etats du Sud, car elle aussi a entendu les rumeurs d'agitation chez nos ennemis. En vérité, elle a peur pour tout le monde. Elle est façonnée à l'image de notre Mère, aimante et protectrice... Elle t'estime, tu sais. Elle vous estime. Vous perdre serait un coup dur pour nos Maisons."
 
Un tiraillement sur son épaule lui signala que son frère s'animait. De fait, sa voix sifflante lâcha quelques mots.
 
"Dis-lui de se couvrir Marco, je n'ai pas envie de voir ses nichons. Quand à la mama de l'Hydre, ravi de savoir que je lui ai tapé dans l'oeil. Elle a un je-ne-sais-quoi de visqueux qui...
 
- Oh, la barbe." lui répondit-elle avant de tirer la langue, se détendant enfin un peu. "Je meurs de chaud. Comment peux-tu tenir sous ce climat écrasant ? La mer me manque...
 
- Nous sommes à Livourne. Nous baignons littéralement dans la mer.
 
- Tu vois ce que je veux dire ! La VRAIE mer, idiot. Pas le clapotis tiède de la Méditerranée. Je parle de l'eau froide et sombre. Les abysses insondables..."
 
Ils restèrent silencieux quelques instants, se remémorant la beauté cruelle des côtes où régnaient leurs Maisons. Un empire d'eau glaciale et salée, les plages de galets coupants, les phares dans la brume et les immenses falaises percées de mille grottes sous-marines.
 
"Je dois rapporter à Topielecz la nouvelle du conflit à venir... Nos Maisons apporteront leur aide à celle du Messager, comme convenu par notre alliance. Adrastée aura soif de vengeance et je suis sûre qu'elle se rappellera de toi, car tu n'as pas un faciès oubliable, très cher. Nous devons rentrer le plus tôt possible pour préparer la guerre."
 
Elle se retourna en arborant un sourire incertain.
 
"Bon dieu, il était temps. Je n'ai pas tué depuis... Je veux faire couler du sang, avec toi. Comme avant. Nous sommes faits pour régner, dans le Nord. Pour propager une foi saine et pure. Je ne supporterai pas plus que nos patrons l'idée que ces blasphémateurs arrogants dominent l'Europe à nos dépens, avec cette... fausse déesse si vulgaire à leur tête."
 
Ses prunelles sombres étaient de feu dans la douce clarté des lampes à huile. Gem' la dévora des yeux de haut en bas, s'attardant sur ses muscles noueux et ses cicatrices, zébrures plus claires sur sa peau sombre, sa poitrine dissimulée en partie par ses cheveux et le triangle noir de son sexe. Elle était magnifique, une déesse de cruauté soigneusement mesurée qui, pour lui, en aurait remontré à la Femme en personne question présence.
 
"Je dois terminer ce pour quoi je suis venu : quérir les conseils de mon mentor. Donne-moi un jour et je rentrerai avec toi. Nous rapporterons ensemble à nos maîtres ce que nous avons vu et entendu ici."
 
Elle revint à pas lents pour se réallonger à ses côtés.
 
"...C'est d'accord. Maintenant dormons un peu, je suis éreintée."
Marco Gemini
Marco Gemini
Déconnecté
Inscrit depuis le :
29/02/2012
Posté le 23/05/2018 à 22:19:29. Dernière édition le 24/05/2018 à 18:57:26 

La journée était déjà bien avancée lorsqu'ils émergèrent enfin de la chambre. Un jeunot avait toqué à la porte, et sa bouille encore grêlée d'acné juvénile était devenue écarlate lorsqu'on lui ouvrit dans le plus simple appareil. Il bredouilla une excuse et tendit un message à Gemini. L'écriture serrée de son mentor s'étalait en travers du parchemin.
 
"J'ai un cadeau pour toi, mon fils. Merveilleuse veut te voir. Demande au messager de t'y conduire."

Le temps de s'habiller, et le couple était guidé jusque dans les tréfonds du repaire. Héloïse ne s'était même pas posée la question de si sa présence à elle aussi était requise. Les corridors enténébrés se succédaient, une volée de marches par-ci, un escalier par là... Ils s'arrêtèrent enfin devant une porte renforcée de métal, une véritable entrée de forteresse qui dépareillait au milieu du complexe austère. Le gosse dansait d'un pied sur l'autre.

"Je vous laisse là. Je crois.

- Tu crois ?"

Héloïse avait beau avoir demandé cela sur un ton bienveillant, l'habitué y aurait cependant décelé une pointe de mépris moqueur.

"C'est qu'elle me fait peur... madame."

La femme haussa un sourcil, l'homme renifla. C'était déjà la seconde fois qu'il entendait parler de cette femme. Qu'avait-elle de si terrible ?

"Tu nous a bien servis, on saura retrouver la sortie. Maintenant prends ta pièce et dégage."

Gem' lança de la menue monnaie au sol, loin dans le couloir. Le gosse se carapata sans oublier de ramasser son pourboire au passage. Héloïse et lui se regardèrent longtemps, bien plus curieux qu'inquiétés par ce qu'ils allaient découvrir. Bah ! Il fallait bien frapper un jour...

Toc, toc, toc.

Les coups résonnèrent étonnamment bien. L'on entendit des pas rapides de l'autre côté de la porte, et soudain... Une vieille femme au chignon sévère ouvrit à la volée. Elle resta plantée là, immobile dans l'embrasure de la porte, l'air furibard. Sa mise élégante mais vieillotte semblait avoir fusionné avec son corps.

"C'est pour quoi ?"

Elle aboyait plus qu'elle ne parlait : sa voix était rauque comme celle des vieux amateurs de tabac.

"Ishaq m'a dit que vous vouliez me voir.

- Ah."

Il n'avait jamais connu ses parents, encore moins sa grand-mère. Mais il commençait déjà à se sentir mal à l'aise. Ce "ah" en apparence neutre cachait un océan de désapprobation : c'était comme s'il avait annoncé à Mémé qu'il n'avait pas aimé le repas du midi. Héloïse ne pipa mot, mais Gemini connaissait sa partenaire sur le bout des doigts, assez pour la sentir se mordre les joues en attendant la suite, qui ne tarda guère.
 
"Alors c'est lui, le bossu ?"
 
- Je vous demande pardon ?
 
- Il la ferme et il entre. Le chef a demandé que je l'aide comme si je n'avais que ça à faire. Donc, il entre. Mais surtout il la ferme. Et il ferme la porte derrière lui, aussi."

Elle fit volte face et repartit en sens inverse sans attendre, laissant ses visiteurs figés sur le seuil d'une petite pièce qui dégageait de lourdes odeurs de parfum. On distinguait d'épais rideaux de bonne facture et du mobilier suranné par la porte restée grande ouverte. Héloïse de l'Hydre exultait. Gemini siffla entre ses dents, déjà convaincu qu'il allait haïr la vieille du fond de ses tripes, et se décida bon gré mal gré à entrer. Immédiatement, deux choses le frappèrent.

Premièrement : pourquoi diable cette vieille peau de vache avait son propre portrait, grandeur nature, accroché au mur juste en face de l'entrée ?



Deuxièmement : pourquoi foutre putain de diable la vieille avait-elle un macchabée tout frais dans son salon ?

Le corps pâle et nu d'un homme était étendu sur une grosse table d'opération, en plein milieu de cette tanière de mémé. On avait découpé la peau du visage pour la relever sur le front, comme un rabat de tissu. L'entrelacs complexe des muscles du visage, le rictus éternel des dents sans lèvres et les globes oculaires fixes étaient exposés. En-dessous, le thorax était ouvert, la peau était étirée de chaque côté et maintenue par de gros clous d'acier, et des crochets tiraient les côtes de chaque côté afin d'écarteler la cage thoracique et d'exposer le coeur et les poumons. On avait greffé de longs tubes au niveau des coudes, des cuisses, du cou et du ventre du cadavre, qui le reliaient ainsi à plusieurs jarres opaques montées sur des machines de métal et de bois. Quelques manivelles dépassaient des plus grosses machines, d'autres étaient montées au-dessus d'un réchaud ou d'un système d'écoulement. Une forte odeur médicale empuantissait l'air, difficilement recouverte par les parfums de grand-mère qui embaumaient la pièce.
 
Merveilleuse poussa doucement Héloïse pour se pencher sur le cadavre, une pipette à la main ; elle visa soigneusement les yeux et versa sur chacun deux gouttes du liquide que contenait l'instrument.

"Mes excuses, chérie. J'étais occupée, même s'IL s'en fiche probablement, vu qu'IL devait venir me voir, paraît-il."
 
Héloïse s'approcha, fascinée, et interpella son compagnon du regard. "Je meurs d'envie d'y toucher" articula-t-elle soigneusement avec les lèvres sans émettre un son. Son index resta suspendu en l'air à quelques centimètres de la joue du cadavre. Merveilleuse chassa son doigt d'une tape sèche, et ce n'est qu'à ce moment précis qu'elle sembla enfin se rendre compte de la présence d'une autre femme dans sa tanière. L'air béat, elle se mit à promener ses mains autour d'Héloïse comme si elle admirait une oeuvre d'art sans oser y toucher.
 
"Mais... Oh ! Oooh... Vous, vous êtes un véritable bijou, ma chérie. Vos enfants seront forts et beaux. Et vous avez l'air de savoir réarranger des visages aussi facilement que vous les feriez se tourner sur votre passage. LUI, IL SE TAIT ET IL RESTE SAGE !!" aboya-t-elle soudain en se tournant d'un coup vers Gemini, qui ne put s'empêcher de tressaillir face à la virulence gratuite de l'assaut. "Bon. Maintenant qu'IL est tranquille, JE peux travailler. Il vient parce que le chef m'a dit qu'ils étaient deux, là-dessous..." Elle tira sur la veste qui cachait Iacopo aux yeux du monde. "...Et que c'était pas trop trop la forme. Il faut le requinquer. Donc... fortifiant !"
 
Elle fouilla dans son fatras jusqu'à trouver une fiole épaisse en verre, au contenu couleur mousse peu engageant. Elle lui cala ensuite la fiole dans la main d'un geste brusque, sans même regarder son visage.
 
"Un tonique de mon cru, du vrai Merveilleuse en bouteille. Y devra en boire tous les soirs une gorgée... Il a là de quoi tenir un bon mois, et en voici la recette détaillée parce qu'il paraît qu'il a un minimum de connaissances en herboristerie... S'il est pas trop bête il trouvera les plantes facilement dans les forêts humides et les marais. Ou au marché noir. Il respecte bien les doses surtout. Sans rapport : s'il meurt, je récupère son corps."
 
A ces mots, la brute se redressa, piquée au vif.
 
"Viei... Madame, si je meurs, ma carcasse ira nourrir les profondeurs.
 
-Non. Je la récupérerai.
 
-Je...
 
-Non. A moi."
 
Il était inutile d'insister. Héloïse, écarlate à force de se retenir de parler, n'en pouvait plus.
Marco Gemini
Marco Gemini
Déconnecté
Inscrit depuis le :
29/02/2012
Posté le 31/05/2018 à 16:05:06. Dernière édition le 31/05/2018 à 19:27:10 

La route serait longue. La file, constituée de trois chevaux et leurs cavaliers, progressait tranquillement parmi les arbres baignés d'un soleil timide.

Héloïse avait sa propre jument, une bête nerveuse qui mordait quiconque avait le malheur de trop s'approcher et qui répondait au doux nom de Diva, parfaitement en accord avec son caractère immonde. Le second cheval était pour Gemini, un canasson solide et placide, l'un des rares capables de supporter tout ce poids plusieurs heures d'affilée sans fléchir. En dernier venait une bête mince, un jeune cheval curieux monté par une silhouette filiforme aux apparences aussi changeantes que la marée ; nul autre que Fumeur, qui n'avait accepté que de mauvaise grâce la mission confiée par son maître, qui consistait à raccompagner le couple jusque chez eux pour réaffirmer l'alliance entre les Maisons du Nord et du Sud. Roublard acclimaté aux rues italiennes ensoleillées, il détestait déjà la fraîcheur des forêts qui couvraient les contreforts des Alpes. Les adieux avaient été brefs, car n'étaient présents que les plus vieux membres de la coterie : Tulip appuyée sur une béquille, la jambe maintenue par une attelle et la langue acerbe pour dissimuler sa tristesse. Barbaque toujours solide, colossale montagne de chair qui avait étreint Gemini et sa compagne sans honte, puis serré la main d'un Fumeur angoissé par le voyage à venir. Harpon, en retrait, bouche pincée et le regard inexpressif, qui avait souhaité bonne chance du bout des lèvres à son partenaire de toujours. Et l'Assyrien lui-même, paré de pied en cap de ses plus beaux atours, bénissant le trio de sa belle voix d'orateur et fournissant ses dernières instructions à Fumeur. Ils étaient partis à l'aube, trois cavaliers prenant la direction du Nord une fois sortis de la ville agitée par les rumeurs d'une guerre des gangs.

Quatre jours d'interminable chevauchée n'avaient pas épargné l'humeur de Gemini, qui avait déjà quantité d'informations à digérer sans parler de gérer leur compagnon moins habitué aux rigueurs de la route. Une fois sa rencontre avec Merveilleuse terminée -le tonique faisait bel et bien effet, Iacopo était enfin alerte plus de quelques heures d'affilée- il avait réclamé audience à son vieux mentor pour enfin pouvoir régler l'épineuse question des manuscrits, ceux-là même pour lesquels il avait fait tout le chemin depuis le nord de l'Europe. Qu'étaient-ils ? D'où venaient-ils ? Ishaq l'Assyrien le savait. Il le savait même depuis leur toute première rencontre, loin là-bas dans les eaux du Pacifique, alors que les jumeaux avaient caché leur butin à tout le monde. Gemini en aurait mis sa main à couper... C'était comme un pressentiment implacable, quelque chose qui s'était enfoui au creux de son ventre durant toutes ces années, inextricablement lié à ces carnets qui avaient provoqué la perte du Jessamine. Il se sentait presque... trompé. Le sentiment ne lui était pas étranger, certes non, mais... Blousé par son vieux mentor ? Il n'avait pu s'empêcher de lire ces carnets, bien sûr. C'était une obsession qui ne l'avait pas quitté depuis qu'ils les avait récupérés ; l'enseignement d'Ishaq comprenait la lecture du grec ancien, ce qui lui avait finalement permis de s'y plonger avec l'avidité d'un loup affamé. La lecture lui avait durablement marqué l'esprit jusqu'à lui faire croire en l'impensable. Ça aussi, Ishaq le savait, et... il avait laissé faire. Il l'avait recueilli, il l'avait éduqué, il l'avait... A vrai dire, il l'avait laissé faire son propre chemin de foi.

La pensée était libératrice, elle l'exemptait de toute crainte de par sa logique tellement simple qu'elle en devenait implacable. Ishaq servait le Messager. Gemini servait Ishaq, alors Gemini servait le Messager. Gemini avait découvert l'Abysséen. Ishaq avait laissé Gemini s'imprégner des enseignements de l'Abysséen, il avait décelé ce potentiel énorme, ajusté avec brio les ambitions de sa Maison à celles de son fils adoptif, avait nourri ses espoirs, alimenté sa foi, fait de lui l'ambassadeur d'une alliance historique entre certaines des plus puissantes Maisons européennes. Et pourquoi pas ? S'il devait servir, alors soit. Le coeur de Gemini se gonfla de fierté : enfin, il y voyait clair. Peu lui importait d'avoir été façonné comme un outil par son maître, c'était dans l'ordre des choses. Il se rappellerait toujours de ce que lui avait dit Ishaq lors de cette entrevue finale : il était le digne héritier de ce qu'avaient commencé les Philistins. Le culte tentaculaire prenait racine jusque dans les tréfonds de la Terre, s'ancrait dans le cœur du marin qui prenait la mer un beau matin pour ne jamais revenir, dans celui de l'enfant qui marchait trop près des falaises à pic, dans celui de la femme du pêcheur qui attend chaque soir son retour sur la plage, dans celui de la bergère paniquée qui abrite ses bêtes à la vue de la tempête naissante au large, dans celui du rêveur qui fait des songes de noyade nuit après nuit jusqu'à en perdre l'esprit, un culte vénérable qui jamais ne s'éteindrait tant que l'on retirerait brusquement la main qu'on a laissée traîner dans l'eau, saisi par la crainte soudaine de ce qui pourrait se trouver en dessous.

Il jubila, pour la première fois d'attaque depuis leur départ. Bientôt, il retrouverait son chez-lui, replongerait dans les razzias sur les villages côtiers, visiterait les zones de frai sacrées de l'Hydre, participerait aux escarmouches... Héloïse piqua les flancs de sa monture et accéléra sur l'étroit chemin, grimpant  d'un bond une petite crête qui dissimulait à leur vue la suite de leur voyage. Là, elle marqua un temps d'arrêt, se leva sur ses étriers et se retourna enfin vers les deux hommes, tout sourire.

"Messieurs, ce soir, nous quittons l'Italie."
 

Le forum > Taverne > Le porteur de secrets


Si vous souhaitez répondre à ce sujet, merci de vous connecter.
Marquer tout le forum comme lu
© 2004 - 2024 pirates-caraibes.com - Tous droits réservés