Posté le 15/05/2022 à 20:29:17. Dernière édition le 12/08/2022 à 01:43:27
غربة Al-Ghurba ( Gurbet en turc)
: Mot de langue arabe qui désigne ce sentiment d’être déraciné, arraché de ses racines. Il sert à qualifier l'exil forcé.
Elle était de ceux qui ne rêvait plus. De ceux dont la vie avait consumé le cœur, lacéré l’endocarde, écorché vive. De ceux que la vie avait empêché de rêver. Mais parce qu'elle était née précocement adulte, elle gardait au fond de son être l'âme de cet enfant qu'elle n'avait jamais vraiment été. Alors, le doux son mélodieux de luth qui commençait à se faire entendre se mit à la bercer, se mit à remplacer le temps d’un instant les bras de cette mère qu’elle n’avait jamais vraiment eu. Et elle se mit à faire défiler dans sa mémoire les réminiscences nébuleuses de sa vie en Albanie… du moins ce qu’il en restait. L’abandon. La violence. La dure labeur des champs. La pauvreté. Le sang. La rue. Le sang.
Le sang. Puis vint à son esprit ces quelques jours passés dans la cale de ce bateau pirate, dissimulée, clandestine, priant d’angoisse qu’on ne la remarque surtout pas, juste là, recroquevillée entre ces innombrables esclaves entassés. Elle avait embarqué un soir, sur une des frégates de ceux qu’on appelait férocement les Dulcignotti - après avoir appris qu’ils quittaient enfin le port d’Ulcinj pour l’Afrique vendre ces esclaves qu’ils avaient si durement acquis. Comment l’avait-elle appris ? Ça, c’était une autre histoire bien plus macabre encore, qui n’aurait jamais dû ressortir si elle avait été un peu plus discrète en voulant s’extirper de sa cachette. Mais peu importe. La mélodie chassait les mauvaises pensées. Ce qui lui restait à faire désormais, c’était de passer inaperçue et de trouver un autre navire pour continuer le voyage, loin, très loin de ce pays qui l’avait saccagé.
Son esprit ondoyait sous la brise musicale qui ne cessait guère. Alors elle se mit à rêvasser, l’instrument égrenant ses trilles les plus suaves, laissant errer son regard dans cette nue azurée où flottaient des points lumineux d’étoiles, où la lune dominante laissait tomber sa poussière glaciale et soulevait des écailles d’argent sur la mer. Elle s’imaginait déjà libre comme l'air, riche, apaisée, toucher en somme ce bonheur qu’elle n’avait même pas encore pu effleurer. Mais soudain, la mélodie s’interrompit, ce qui l’extirpa violemment de sa rêverie comme si la dure réalité de la vie la raillait ironiquement. |