Posté le 05/07/2021 à 16:43:01. Dernière édition le 26/10/2021 à 00:29:49
Mais où diable était-elle passée ?
Tous la pensaient morte, avalée par l’océan, engloutie par les abysses. Rares étaient ceux qui continuaient d’espérer une réapparition de l’espagnole, bien que nulle trace de son corps n’ait été retrouvée.
« Son navire a fait naufrage. Une tempête l’a emportée.
̶ Non, c’est un pillage qui a tourné au massacre.
̶ On raconte qu’une sorcière a ensorcelé le bâtiment sur lequel elle se trouvait.
̶ N’importe quoi ; c’est elle, la sorcière ! Elle est bien fichue de flotter, si on la fout à la baille.
̶ Moi, je vous dis qu’elle s’est simplement fait la malle ! Les morues, ça nage, tout le monde le sait.
̶ Quelle tristesse !
̶ Bon débarras. »
Et, au milieu de tout ce brouhaha, les oiseaux et les fantômes de l’île n’entendaient que le murmure fracassant de deux voix éteintes.
L’une soufflant, çà et là, de déchirants adieux aux quatre vents, imaginant s’épargner ainsi l’intolérable affliction de l’espoir.
L’autre s’infligeant du bout des lèvres de basses invectives, maudissant de tout son être un fatum dont il est persuadé d’être la source.
Pourtant, la valencienne n’avait pas cessé d’arpenter terre et mer comme si celles-ci lui appartenaient.
La Descarada , navire marchand transportant sucre, rhum et poudre pour le compte de la Compagnie des Indes, avait accueilli à son bord sa nouvelle souveraine autoproclamée en lui offrant avec déférence gîte, couvert et admiration, à l’occasion d’un bref passage dans le port de New Kingston.
C’est du moins ce qu’Arina raconterait à qui voudrait l’entendre, passant sous silence les couronnes caribéennes qu’il lui avait fallu débourser pour convaincre le capitaine de la laisser poser un orteil sur le pont.
Elle s’était sentie à l’étroit, sur Liberty, et avait pris la décision de partir. Un temps, du moins. Celui de respirer, de prendre du recul sur la vie insulaire qu’elle avait entrepris de mener et sur les liens qu’elle avait noués sur place. Certains sentiments avaient pris une place prépondérante dans sa vie – en particulier ceux qu’elle entretenait à l’égard de deux hidalgos –, et elle éprouvait le besoin de démêler l’écheveau relationnel dans lequel elle se sentait prise au piège.
Elle avait agi rapidement, sans consulter quiconque, songeant que les arguments et les yeux d’Alejo l’auraient retenue sur la rive aussi sûrement qu’une ancre de plomb. Phénix, lui, l’aurait laissée aller, non sans lui jeter moult regards de reproche, ou pis, lui offrir une indifférence de façade.
« Ils me pardonneront. Ils m’en voudront lorsqu’ils liront ma missive, mais je saurai me faire pardonner lorsque je reviendrai. »
Elle tentait ainsi de se convaincre du bien-fondé de ses agissements, persuadée que son retour serait prompt et que personne ne se ferait de souci.
C’est en songeant à tout ceci qu’elle avait mis pied à terre sur l’île de San Andrés, au large du Nicaragua. Des colons anglais y étaient installés depuis les années 1630 et elle ne s’était pas trouvée dépaysée en débarquant là-bas. Elle avait également constaté, sans surprise, que plusieurs équipages de pirates rôdaient aux abords de l’île et semaient la pagaille de façon sporadique.
– Les choses sont partout les mêmes, finalement, avait-elle déclaré en souriant au patron de taverne auquel elle louait une chambre. Je vais vous dire : je ne serais même pas surprise de voir, parmi ces bandes de pillards, quelques corsaires arborant le bandeau orange.
Les jours s’étaient écoulés plus ou moins paisiblement, à San Andrés, et Arina avait – une fois n’est pas coutume – cultivé sa solitude. Lors de ses instants les plus téméraires, elle s’était aventurée seule au cœur de la mangrove, dénichant au sein de cet écosystème impénétrable une paix inattendue. Environnée par les fougères épaisses, les entrelacs de racines noueuses et le feuillage émeraude des palétuviers, elle avait passé des heures à écouter les cris des oiseaux et des singes tropicaux. Ces longues sessions introspectives lui avaient permis de se recentrer et de faire le ménage au sein d’elle-même.
Mais où diable était-elle passée ?
Arina avait simplement pris des vacances. Elle revient donc sur Liberty quelques semaines plus tard, l’esprit serein, prête à affronter une foule d’admirateurs et d’admiratrices pressés de lui conter à quel point elle leur avait manqué. C’est dans cet état d’esprit qu’elle entreprend de retourner sur l’île, ignorant tout du naufrage de La Descarada quelques jours seulement après qu’elle ait quitté le navire.
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