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« TOYMAKER – Excellent Fabricant de Jouets de Qualité » 1 2 3 -4-  
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Sasha
Sasha
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14/02/2021
Posté le 03/08/2021 à 17:52:37. Dernière édition le 12/02/2022 à 23:26:22 

Sasha apprécia le décor, fourbue après une autre journée de travaux. On approchait de la fin : le terrain tout encombré de débris se transformait petit à petit en terrasse de belle facture. On avait utilisé de grandes planches de bois solide pour faire une estrade, à laquelle on accédait par un petit escalier sculpté dans le même bois coûteux. Dans un coin on aurait un stand ou deux, où on servirait de quoi boire et se restaurer, et dans un autre on aurait une petite cabane, juste suffisante pour que Sasha possède une chambre à elle. Les murs autour de la terrasse étaient assez grossiers, mais bon, le but était surtout d’avoir une palissade pour protéger les clients des regards et sur laquelle des plantes pourraient pousser librement. Ça prenait enfin forme, et Sasha était heureuse du travail accompli. Déjà dans son village natal, elle rêvait de tenir un lieu de détente et de repos, où elle pourrait mettre à profit ses talents culinaires contre de l’argent sonnant et trébuchant plutôt que s’éreinter à s’occuper du matin au soir des vaches et des cochons.
 
Une boule de poils vint courir dans ses jambes, jappant sans arrêt ; elle se pencha et caressa le museau du louveteau d’Effie, même pas surprise de le voir encore gambader là où il n’avait pas le droit d’aller -comment faisait-il pour échapper à la vigilance de Simon, ça, mystère… Ou pas vraiment, en fait : elle soupçonnait le jeune homme de fermer les yeux sur beaucoup des bêtises du turbulent animal. Un peu comme il faisait avec sa sœur, d’ailleurs…
 
L'intrus hirsute prit son élan pour se dresser sur ses pattes arrière, perdit l’équilibre et s’écroula mollement, restant interdit quelques secondes, comme s’il était stupéfait d’en être arrivé là. Sasha retint un gloussement : celui-là était bien parti pour devenir l’un de ces compagnons canins maladroits qu’on ne peut s’empêcher d’aimer malgré leur bêtise. Il galéra pour se remettre debout, tricotant avec ses pattounes un peu trop grosses pour lui sur le plancher neuf, surexcité. Des appels retentirent derrière elle, et Simon émergea de la porte aménagée dans le mur du fond de la boutique, qui servirait de jonction entre cette dernière et la terrasse à l’extérieur.
 
- Petit salopiot ! Il s’était encore fait la malle !
 
- Ça va Simon, il est avec moi. Il dérange pas, c’est fini pour aujourd’hui.
 
- Brigand, va. Ils vont faire la paire, avec sa maîtresse…
 
- Oh oui. Mais je connais dressage.
 
- Tu as déjà dressé des loups… ?
 
- Moi, non. Mais j’ai vu faire. Des fois, les paysans trouvent un loup, un bébé tout seul. Il est abandonné ou parents morts, alors ils prennent le loup si il est pas très grand. Certains tournent mal, dommage, mais d’autres finissent comme des chiens.
 
- Ça alors… j’ignorais que cela se faisait. J'espère qu'il n'aboiera pas trop, s’inquiéta Simon. Ça pourrait déranger les voisins…
 
- Loup aboie mais pas souvent, répondit savamment la rousse. Mais un loup ça hurle plus souvent. Regarde !
 
Elle s’agenouilla devant le louveteau et prit une grande inspiration, les mains en porte-voix. Bruno la regarda faire, se tendant d'un coup, oreilles en avant, quand elle lâcha un long hurlement étonnamment convaincant.
 
- Awooooooooooooo !
 
Il pencha la tête d'un côté puis de l'autre, puis il redressa le buste et lâcha un long couinement aigu, pitoyable. Sasha ne l'en félicita pas moins comme s’il avait lâché le plus puissant rugissement du monde, puis elle enfouit son visage dans la fourrure chaude pour lui faire des poutous bruyants, parfaitement indifférente au ridicule de la scène.
 
- Tu es complètement gaga, ma pauvre, commenta Simon d'un ton moqueur, lui qui avait fort peu discrètement fait la même chose pas plus tard que ce matin.
Simon de Windt
Simon de Windt
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14/02/2021
Posté le 05/08/2021 à 23:58:18. Dernière édition le 06/08/2021 à 00:32:03 

- Doucement, doucement !
 
Sasha et Simon posèrent le dernier des pots au sol avec délicatesse. L’allée avait fière allure avec ses pavés de pierre claire, encadrée comme ça de quelques belles plantes fleuries. La petite charrette à bras qui avait servi à déplacer les pots fut laissée dans un coin ; déjà, ça ajoutait un charme champêtre au décor. Et puis bien sûr elle serait utile à l’avenir, lorsqu’il faudrait refaire les stocks et transporter d’autres lourdes charges, tonneaux et caisses de nourriture à entreposer dans la cave…
La cave, parlons-en : une pièce souterraine directement creusée sous la terrasse, bien fraîche et bien aérée pour abriter tout un tas de bonnes choses. Deux grands fûts par exemple, un pour la bière et un pour le cidre, qui avaient été fabriqués directement sur place par des tonneliers engagés pour l’occasion. Ça n’avait pas été facile de descendre tout le reste par l’escalier, mais il y étaient arrivés après de longs efforts, refermant la trappe derrière eux et y accrochant un gros cadenas en guise de touche finale. La prochaine fois qu’ils l’ouvriraient, ce serait pour l’inauguration !
 
Enfin non, ce n’était pas tout à fait vrai. Effie voudra sûrement voir le résultat final avant, tout de même. Elle n’était pas là depuis quelques jours, pour faire son devoir de soldate de la couronne en patrouillant l’avant-poste et les environs de la ville, emmenant son louveteau avec elle. Sasha et Simon avaient donc fini le travail seuls. Ils échangèrent un regard soulagé et complice, les travaux d’aménagement du Toymaker les ayant encore un peu plus rapprochés.
La terrasse était enfin achevée. C'était une grande plateforme de bois solidement calée sur des fondations de terre et de pierre, et le tout était ceint de palissades pour garantir la tranquillité des clients. On y servira des gâteaux onctueux à la crème, des poires au cidre, des galettes de patates qui tiennent au corps, soupes, ragoûts et autres pâtés simples et roboratifs accompagnés de thés, d'infusions, de bière ou de cidre. La terrasse surplombait un jardin réduit, qui s’étendait directement derrière le Toymaker et auquel on accédait par une porte aménagée dans le mur du fond de la boutique de jouets. Sasha s’était chargée de la décoration, apportant sa patte particulièrement fleurie à l’édifice, et Simon avait eu l’idée d’installer en plus un grand banc un peu à l’écart où les clients -et les amis- pourraient se reposer et profiter de l’air frais à loisir.
 
- Qu’elle est belle ! se réjouit Sasha. Et il y a ma chambre, enfin !
 
Elle tira le garçon par la main jusque devant une petite cabane sans prétention qui longeait la palissade. Il était temps que Sasha possède sa propre chambre, et elle avait personnellement géré cette partie-là des travaux avec la confiance de Simon, désireux de laisser un peu d’autonomie à la jeune femme. C’était sa chambre, après tout. Elle ouvrit la porte et l’invita à entrer, guettant sa réaction.
Il n’y avait qu’une seule pièce, et il y avait là l’essentiel : un lit aux draps bien propres, une commode pour entreposer quelques vêtements et de quoi faire sa toilette, une table et deux chaises pour déjeuner, les outils nécessaires pour entretenir les plantes et les fleurs de la terrasse et surtout ses propres plantes en pot, qu’elle chérissait et cultivait avec soin et qu’elle avait savamment placées dans la pièce. Pour compléter le tout, elle avait accroché au-dessus de son lit un tableau représentant une montagne enneigée, et même un mont très précis de son pays natal qu’elle aurait reconnu entre mille. Elle était tombée dessus au détour d’une balade au marché, l’apercevant dans la vitrine d’un vieil antiquaire, et elle s’était soudain vue saisie d’un mal du pays carabiné ; elle avait poliment demandé le prix de l’objet et sa provenance. Apparemment, un marchand européen de passage l’avait laissé à l’antiquaire contre une bouchée de pain avant de mettre les voiles, ruiné. Le tableau en lui-même ne valait pas grand-chose, étant l’œuvre d’un parfait inconnu, mais il était de belle facture. Sasha l’avait acheté séance tenante puis était revenue en trombe à la maison, allant coller sa nouvelle acquisition sous le nez d’un Simon très surpris avant de lui parler tant et plus de ses montagnes et de son pays.
 
La cabane était coquette. Bien éclairée, propre et bien rangée, elle invitait au repos et à la quiétude. Simon huma l’air ; le parfum des plantes adorées de Sasha embaumait déjà la pièce.
 
- Superbe. Ça va te changer de la chambre d’Effie, la taquina-t-il. À force, ça sentait le fauve, là-bas…
 
Sasha, heureuse, ignora le quolibet et déposa un baiser sonore sur sa joue. Simon écrasa discrètement une larme de fierté. Il était loin, Simon le petit apprenti de Maître Blythe qui rêvait sous les combles.
Euphemia de Windt
Euphemia de Windt
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Posté le 08/08/2021 à 16:06:00. Dernière édition le 08/08/2021 à 21:27:24 

Euphemia étira ses jambes, assise sur les marches de la Terrasse, fourbue après cette marche forcée depuis la garnison. Y'a pas à dire, ça avait fort belle allure ! Elle regarda son frère et Sasha s'affairer comme des fourmis, vérifier pour la douzième fois les stocks, arranger le même pot de fleurs au millimètre près dans un sens, puis dans l'autre, ajouter une table, la retirer… L'ajouter encore… Y mettre deux tabourets -non, trois !

Elle fit craquer son dos. Après les patrouilles et les combats, tenir un resto, ça allait être de la gnognotte !

…Non ?

Elle soupira, prise d'une légère anxiété, et lança une grosse balle en chiffons qui rebondit contre la palissade et roula sur le sol, dévalant les marches jusque dans le jardin ; Bruno s'élança sans attendre à sa suite.
Le louveteau dérapa une fois, deux fois, trois fois, se rétablit juste à temps au pied des marches, puis il fonça droit vers sa balle qui continuait de rouler paresseusement dans l'herbe. Emporté par son élan, il rentra dedans de plein fouet au niveau du poitrail, roula dessus et bascula cul-par-dessus tête en un soleil magistral pour atterrir sans mal un peu plus loin. Il resta allongé dans l'herbe et regarda sa maîtresse, perplexe ; elle retint un fou rire et applaudit.

- C'est pas grave mon chien, bravooo !
Simon de Windt
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Posté le 27/08/2021 à 23:13:57. Dernière édition le 27/08/2021 à 23:31:42 

Ce fut le premier petit-déjeuner silencieux, depuis que sa sœur habitait avec lui, que Simon ne réussit pas à savourer.
 
Anthémis, la jeune sourde aux cheveux blonds chargée par Gemini de prendre contact avec Euphemia puis de veiller sur elle, était descendue très tôt, à l’aube, tandis que les filles dormaient encore. Elle était déjà habillée et prête pour la journée, tout comme lui. Elle but lentement une tasse de thé et grignota quelques biscuits, mais seulement après que Simon lui eut signifié qu’elle pouvait se servir à sa guise, bien que l’assiette de gâteaux se trouvât pile devant elle et que Simon avait spontanément eu la délicatesse de sortir trois autres tasses en plus de la sienne en préparant le thé. Suite au récit qu'elle leur avait fait de ses aventures la nuit dernière*, il avait été décidé d’un commun accord par le trio De Windt de l’intégrer à la famille, au moins temporairement. Ainsi, Anthémis avait déposé ses maigres affaires dans la boutique sous les yeux courroucés d’Euphemia qui vivait mal sa présence chez elle, tout en comprenant qu’il serait inutile, voire indigne, de la chasser. Après tout, elle n’était pas responsable de la mission qu’on lui avait confiée…
Accessoirement, cela remettait sur le tapis une question qui restait en suspens entre Simon et sa sœur : qu’allait-il se passer quand Gemini rentrerait ? Quelle était leur place, à lui et Sasha, dans ses plans… ? L'ex-pirate n’était pas au courant de leur existence, étant parti de l'île bien avant qu’Effie ne perce le mystère de ses origines et ne retrouve son frère jumeau.
 
La cohabitation s’annonçait compliquée, d’autant plus que la seule chambre un tant soit peu disponible était la vieille chambre sous les combles, le repaire d’Effie, qu’elle avait dû vider et nettoyer pour l’occasion. Dorénavant, la brune passerait ses nuits dans le lit de Sasha, dans sa petite cabane fleurie à côté de la Terrasse. Ce qui, songea Simon avec un gloussement, ne changeait en vérité pas grand-chose.
 
Bref, l’orage grondait. Fort heureusement, Simon pouvait compter sur l’ineffable bonne humeur de cette chère Sasha pour cimenter leur petite famille. La rousse s’évertuait à faire bon accueil à la blonde, qui le lui rendait en étant au mieux polie et le plus souvent parfaitement indifférente à sa présence chaleureuse, mais Sasha ne se décourageait jamais et revenait systématiquement à la charge. Cela pour la plus grande irritation d’Effie qui, décidément, ne comprenait pas pourquoi elle « en faisait tout un fromage pour une sourdingue ».
 
Perdu dans ses pensées, il ne se rendit compte que longtemps après qu’il s’était mis à fixer Anthémis avec insistance. Elle l'avait dévisagé froidement en retour, poussant petit à petit l’assiette de gâteaux vers lui au cas où ce soit ce qu'il attendait d'elle. Simon se tassa sur sa chaise en crevant de honte. Elle fit un geste avec les mains ; ce n’était apparemment pas la première fois qu’elle le faisait.
 
- Pardon ? Tu… Tu m’as parlé ?
 
Elle gronda, émettant l’un de ces drôles de bruits de gorge qui faisaient frémir Simon malgré lui. Il avait remonté les manches de sa chemise jusqu'à ses coudes, laissant ses avant-bras nus, et elle put remarquer qu'il avait la chair de poule. Le rouge monta aux joues de la jeune femme. De honte ou de colère, Simon ne put le dire -et il n’était pas sûr de vouloir le savoir. Qu’avait-il manqué, bon sang ? Allait-elle le frapper ? Il avait vu ses armes quand elle avait rangé son sac, un poignard et une petite hache à l’aspect cruel. Si Bruno pissait dans son lit, elle devait être du genre à écorcher la pauvre bête et la clouer sur la porte… Son imagination débridée imagina mille horreurs sanglantes infligées par une petite blonde taciturne d’un mètre soixante.
 
Anthémis déploya des trésors de patience et effectua le même geste, pour la cinquième fois cette fois-ci. Elle allait reprendre du thé ; souhaitait-il qu’elle le resserve en même temps qu’elle ?
 
- …Volontiers, répondit faiblement le jeune homme.



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Euphemia de Windt
Euphemia de Windt
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Posté le 29/08/2021 à 00:29:45. Dernière édition le 29/08/2021 à 00:30:44 

Les deux jeunes femmes marchaient côte à côte dans les rues, de retour de la maison de guilde. Euphemia avait eu la mauvaise surprise d’y voir Anthémis au milieu de ses camarades, apparemment entrée grâce à Paulus. Elle avait tempêté, crié, tapé du pied, sans succès. Que l’autre ait été envoyée par Gemini ne semblait pas choquer les gens outre mesure. Elle ne pouvait pas vraiment leur en vouloir : à la réflexion, ils avaient bien sympathisé avec sa fille…
 
- Tu vas vraiment me suivre partout ? demanda sèchement Effie à sa compagne, qui restait à sa hauteur quelle que soit l’allure qu’adoptait la brune.
 
Anthémis ne réagit pas, ses yeux vigilants tournés vers les rues alentour.
 
- Hé ! insista-t-elle en lui envoyant une tape dans l’épaule, plus brutale qu’elle ne l’aurait voulu. J’te parle !
 
Furieuse, Anthémis se frotta l’épaule et lui adressa quelques signes rapides, sourcils froncés. C’est quoi ton problème ? Euphemia la singea en louchant, recopiant maladroitement quelques signes. La blonde leva les yeux au ciel et balaya la moquerie d’un geste. Va donc ! Elle signa encore, gardant les yeux rivés sur les lèvres de la brune pour pouvoir comprendre ce qu’elle disait. Elles longeaient le marché à ciel ouvert, grandement déserté à cette heure. Seuls quelques étals étaient encore ouverts.
 
- Ça doit pas être pratique pour marcher, non ?
 
Anthémis écarta les mains, paume vers le haut, posture qu’elle utilisait souvent pour marquer son interrogation.
 
- Bah, si tu veux lire sur mes lèvres tu dois me regarder, mais du coup tu regardes pas vraiment où tu marches, non ?
 
La blonde la fusilla du regard, montra ses propres yeux en faisant une fourche avec les doigts et les pointa ensuite sur les rues sombres. Puis elle mima une attaque, comme si elle brandissait un couteau, droit vers la poitrine de la grande brune.
 
- Aaaargh ! Sans déconner, je connais la ville, ça m’arrivera pas à moi, ça ! Tu ferais mieux de faire plus gaffe à toi !
 
Anthémis leva le menton avec un petit rictus supérieur, tapotant la hachette passée à sa ceinture ; elle regarda ostensiblement le canif attaché à celle d’Effie, une petite lame passe-partout plutôt qu’un instrument de guerre.
 
- Fais pas la maligne ! Petite comme t’es, on pourrait te marcher dessus par accident en voulant m’atteindre ! persifla la brune.
 
Le sourire de la blonde s’effaça. Elle tira la langue, sa patience à bout. Effie lui fit un doigt d’honneur. Choquée par cette vulgarité, Anthémis lui adressa un vigoureux bras d’honneur, qui claqua sèchement dans la nuit. Effie l’avait distraite et emmenée pile où elle le voulait. Elle la poussa de toutes ses forces, l’envoyant valdinguer dans le décor, plus précisément dans le coin où les vendeurs de bétail rassemblaient la paille souillée dans la journée par leurs bestiaux. Elle prit ensuite la fuite, hilare, avançant vite sur ses grandes jambes, courant jusqu’à la boutique. Elle dérapa sur les pavés à l'arrivée, fouillant frénétiquement ses affaires pour retrouver sa clef et ouvrir la porte.
 
- Vite, vite ! fit-elle en regardant de tous côtés, prête à voir débarquer la blondinette en colère à tout instant.
 
Elle se précipita à l’intérieur une fois qu’elle eut réussit à ouvrir, claquant la porte derrière elle et la verrouillant à nouveau à double tour.
 
- Oh, déjà tu rentres ? Tout va bien ? lui demanda la voix ensommeillée de Sasha, la dernière encore debout, en chemise de nuit et prête à aller au lit à son tour. Elle faisait le tour des fenêtres du rez-de-chaussée pour s’assurer que les volets étaient bien fermés. Bruno ronflait déjà dans son panier, dans la cabane.
 
- Oh oui, très bien mon cœur, haleta la brune, adossée à la porte comme pour la barrer avec son corps le temps de reprendre son souffle. Tu… Tu vas te coucher ? Je me débarbouille et j'arrive tout de suite.
 
- Anthémis est pas là ? demanda la rouquine.
 
- Non… Elle voulait rester dormir dehors ce soir, alors qu'elle a une chambre ici. Dingue, non ?
 
 
***
 
 
Simon bâilla à s’en décrocher la mâchoire. Il veillait un peu trop tard ces temps-ci… Il referma son livre, le posa sur sa table de chevet et s’étira. La nuit était plus chaude que prévu… Il se leva, simplement vêtu de ses sous-vêtements, et alla ouvrir la fenêtre de sa chambre dans l’espoir que la laisser ouverte pour la nuit lui apporterait un peu de fraîcheur.
 
Toc toc toc !
 
Il s’arrêta, la main sur la poignée, saisi. On venait de frapper à la fenêtre, non…?
 
Une deuxième série de coups secs répétés le convainquit qu’il ne s’était pas trompé. Ça devait être un de ces gros pigeons que sa sœur utilisait pour transporter ses messages… Ils avaient appris à taper du bec sur les fenêtres pour le prévenir de leur présence, et, message ou pas, ils revenaient sans cesse dans l’espoir de pouvoir réclamer des miettes. Il maudit intérieurement l’étrange malice de ces oiseaux autrement stupides, et tourna la poignée pour laisser entrer l’animal.
 
Il faillit faire une crise cardiaque quand une silhouette sombre autrement plus grosse qu’un pigeon jaillit par l’ouverture, le bousculant pour entrer et atterrir d'un bond sur le plancher. C’était Anthémis, les yeux fous, précédée par une vague odeur de fumier. Elle avait encore sa hachette à la main : elle s'en était servie comme d’un piolet. Ne possédant pas encore la clef des lieux, elle s’était vue obligée d’escalader la façade pour rentrer.
Anthémis
Anthémis
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Posté le 01/09/2021 à 16:01:49. Dernière édition le 01/09/2021 à 21:02:57 

Les De Windt s’étaient accordés une brève pause à la plage proche du palais du Gouverneur local, le temps d’une matinée passée à se promener, à batifoler et à partager un repas sommaire au soleil. C’était un luxe, une perte de temps qui laissait Anthémis stupéfaite. Du repos, oui… Mais comme ça, sans raison ? N’avaient-ils rien de mieux à faire ? Quel ennui !
Déterminée à coller Effie autant que possible par acquit de conscience, elle avait décidé de prendre son rôle de garde du corps au sérieux, et tant pis si l’autre était une crétine imbuvable. L’important ici était de rendre sa mère et la grande cheffe fières. Et aussi de s’attirer les bonnes grâces de Gemini, bien sûr. Elle espérait juste qu’il ne mettrait pas encore des mois avant de revenir… Il y avait quand même ce doute persistant qui la tenaillait depuis son départ. Dans quelle mesure sa présence ici était-elle indispensable ? Avait-elle été écartée du danger, elle ? Envoyée à l’abri avec les enfants… Si oui, alors ça voulait dire que les patrons n’avaient pas confiance en leurs chances de réussite, non…?
Elle s’arrêta de marcher et contempla un magnifique coquillage qui brillait au soleil. Il était d’une blancheur éclatante, et quand elle le déplaça du pied elle constata qu’il ne s’agissait en fait que d’un fragment brisé de coquille. Elle marcha dessus pour le ré-enfoncer dans le sable, frustrée. Comment ça se passait, là-haut ? Les tensions retombaient-elles enfin ? Y avait-il eu du progrès ? D'autres morts ?
 
Les deux jeunes femmes -le couple, comme n’avait pas tardé à le comprendre Anthémis- jouaient dans l’eau, s’arrosant l’une l’autre en riant, osant parfois s’aventurer jusqu’à avoir de l’eau jusqu’au menton pour nager. Simon surveillait leurs affaires malgré que la plage soit déserte, et gardait Bruno à l’œil : le louveteau jouait, s’excitant tout seul en faisant jaillir des gerbes de sable avec ses pattes, chassant les puces de sable qu’il faisait fuir par dizaines. Le jeune homme se contentait pour l’instant de marcher dans l’eau peu profonde en se tenant à bonne distance des deux filles, désireux de ne pas être la victime collatérale de leurs jeux. Cela ne manqua évidemment pas d’arriver. Il fut distrait à dessein par Effie, qui l’appela à grands cris pour soi-disant lui montrer un banc de poissons qui filait dans les vagues. Il se rapprocha un peu, concentré sur l'endroit que lui indiquait sa sœur, et hurla de surprise quand la rouquine arriva par derrière, complètement trempée, et le saisit à bras-le-corps pour l’entraîner avec lui. Anthémis les observait, debout sur la plage, les bras ballants, sans trop savoir quoi faire tandis que tout le monde s’amusait sans attendre de voir si elle suivait le mouvement.
 
Tout ce temps, elle s’était attendue à une fille de guerrier, sérieuse et endurcie, au moins semblable à elle. Quelqu’un qui aurait suivi les enseignements de Gemini ou mieux encore, ceux du Messager, Maison avec laquelle le colosse avait toujours entretenu des liens étroits, et recherché les trésors et les secrets du monde pour les utiliser à bon escient -autrement dit, à son propre compte ou à celui des Maisons. À la place, elle était tombée sur une imbécile fantasque qui jouait à la dînette avec sa petite famille de joyeux lurons et prenait tout ou presque à la légère. Son projet le plus excitant actuellement, c’était d’offrir à boire et à manger aux gens en les invitant sur sa « Terrasse ». Anthémis appuya à nouveau du pied sur le bout de coquillage au risque de s’y couper, de mauvaise humeur. L’océan s’était retiré sur quelques mètres depuis qu’ils étaient arrivés ; elle remonta la bande de sable encore humide, sombre et compact, effraya un crabe lorsqu’elle enjamba un filet d’eau qui s’écoulait depuis une mare éphémère jusque dans l’eau plus bas, et s’arrêta une fois ses pieds bien au sec sur le sable blanc. D’ici, elle s’assit et regarda l’océan. L’écume qui roulait sur la crête des vagues. Le ciel infini ou presque. Cette énorme masse en perpétuel mouvement, qui assaillait sans cesse le littoral. Combien de milliers et de milliers de vagues avait-il fallu pour transformer ce qui avait été de la roche et des falaises en ce sable fin sur lequel elle avait posé ses fesses ?
 
Une ombre s’interposa entre elle et le soleil. On la rappela à la réalité en l’arrosant de gouttes légères, projetées par des mains qu’on agitait vigoureusement dans sa direction. Euphemia s’était portée à sa hauteur, quasiment dévêtue sans montrer la moindre pudeur, ne portant plus qu’un pantalon coupé aux genoux et une simple bande de tissu serrée autour de sa maigre poitrine. Anthémis nota tout de même avec intérêt qu’elle arborait un certain nombre de cicatrices. La plus impressionnante de toutes barrait son ventre en diagonale, sous le nombril. Elle ne comprit pas tout de suite que la brune lui parlait, le temps que sa vision fasse le point.
 
- … ?
 
La blonde se concentra, rattrapant la phrase en cours tant bien que mal. Euphemia lui montrait l’océan.
 
- Madame fait sa ténébreuse ? se moqua Effie après s’être assurée d’avoir attiré son attention. Elle est bonne, tu devrais venir !
 
Anthémis gonfla les joues.
 
- Ça va, tu peux t’amuser aussi…
 
Les genoux remontés contre sa poitrine, la blonde croisa les bras autour de ses jambes et y posa son menton. Effie s’assit à ses côtés, ses longues jambes étendues devant elle à l’horizontale. Anthémis se tassa un peu plus sur elle-même.
 
- Écoute, prends pas tout ça trop à cœur… Ça va pas si mal, ici. On se débrouille. Et puis, Gemini c’est mon père. Et on se dispute avec ses parents, c’est normal, non ? C’est pas vraiment contre toi, tu sais.
 
« Tu sais rien de moi, idiote, » songea Anthémis. Elle ne répondit rien, se contentant de regarder le visage de la brune pour continuer de suivre ses paroles qui la lassaient déjà. Elle esquissa un geste informe, un genre de « peut-être » peu convaincu. À ce moment, l’attention d’Effie fut attirée par quelque chose et elle saisit la main de la blonde au vol pour l’examiner.
 
- Woah ! C’est quoi ça ? Il te manque un bout de doigt ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
 
Effectivement, la dernière phalange de l’auriculaire manquait à sa main droite. Anthémis retira sèchement sa main, les yeux écarquillés de colère devant l’indiscrétion crasse d’Euphemia, et fit mine de se lever.
 
- Ah, pardon, pas besoin d’être fâchée, siffla la brune, vexée. C’est bon, je te laisse macérer toute seule si tu préfères !
 
Elle se mit à bougonner, trop bas et trop indistinctement pour qu’Anthémis capte ses paroles ; la blonde se radoucit un peu. Boulot, boulot… Tout ça. Elle se rassit et signa quelque chose. Effie la regarda sans comprendre -évidemment- et Anthémis soupira et haussa exagérément les épaules. « Pas grave ».
 
- Tu veux pas me lâcher, hein ? commença la brune. Je te l’ai dit, on se débrouille. T’es pas obligée de me coller en *permanence*. J’sais pas, tu veux pas vivre un peu ? Faire des choses de ton côté ? T’es pas venue ici que pour moi, quand même ?!
 
Anthémis saisit une poignée de sable et laissa les grains d’une finesse extraordinaire filer entre ses doigts, recommençant inlassablement lorsque sa main était vide.
 
- T’as pas des projets, quelque chose… ? risqua la brune, incertaine et mal à l’aise devant l’absence de réaction de son interlocutrice.
 
Anthémis ne la regardait plus, incapable de répondre. Sa gentillesse soudaine avait fini par l’écœurer.
Anthémis
Anthémis
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Posté le 04/09/2021 à 11:59:24. Dernière édition le 04/09/2021 à 12:01:45 

- Nous voulons bien t’héberger avec… avec plaisir, compte tenu de la situation et de tes liens avec le père d’Effie, mais… comment comptes-tu participer ? C’est que nous tenons un magasin, vois-tu… Sans parler des projets de ma sœur, et Sasha, ici présentes. L’argent n’est pas vraiment un problème, ce n’est pas la question, mais…
 
Simon lui parlait, lentement, pour bien lui laisser le temps de comprendre la majeure partie de la discussion. Ses nombreuses hésitations, ajoutées à ses cicatrices qui lui abîmaient en partie les lèvres, gâchaient malheureusement ses efforts. Elle dévorait d’envie de le secouer, d'extirper ces mots maladroits de sa bouche tordue. Plus le temps passait et plus ce garçon brûlé l’intriguait, l’irritait même, encore plus que sa sœur peut-être. Les brimades et les moqueries, la jeune sourde les connaissait très bien ; mais déceler tout ce potentiel chez lui, et le voir ne rien en faire ou presque… Ça lui mettait les nerfs en pelote.
 
Anthémis signa machinalement. Les trois autres, assis autour de la table avec elle, se regardèrent les uns les autres, perplexes, jusqu’à ce que la jeune femme n’écrive sur le bout d’ardoise qu’on lui avait donné au début de la discussion : « Je vais veiller sur vous ». L'épisode de la plage, et la discussion qui y avait eu lieu entre elle et la brune, avait instillé un doute tenace dans son esprit. Elle avait passé les derniers jours à accompagner Effie et sa famille pour tenter de l'effacer, manquant en venir aux mains plusieurs fois avec sa protégée malgré elle qui savait se rendre parfaitement insupportable, et surtout très désobéissante. Elle profitait de la moindre occasion pour tenter de lui fausser compagnie. De plus, Anthémis n’avait pas bien digéré l’épisode du tas de fumier. Elle s’était vengée en passant le jour suivant à coller Euphemia d’assez près pour lui empêcher toute intimité avec son amante, se raclant la gorge aux pires moments et se plantant ostensiblement près de la brune dès qu’elle tentait d’obtenir un baiser de sa douce. Effie avait lâché d’horribles jurons toute la journée, pour sa plus grande joie. Aujourd’hui, tout se passait relativement bien en comparaison des autres jours, sans incident majeur. Tout le monde avait déjeuné en paix, les échanges entre la blonde et la brune se limitant à la passation d’un pot de confiture, même pas assortie d’un quelconque commentaire. Miracle.
 
- Nous protéger, certes… dit Simon en se frottant la mâchoire, cherchant ses mots. Mais Effie n’est pas tout à fait sans défense, comme tu as pu le constater.
 
La blonde lui coula un regard de reproche, réticente à l’idée d’admettre qu’Euphemia n’était pas d’une incompétence crasse, et s’attarda ensuite sur la rouquine. Celle-ci n’avait pas dit un mot depuis le début de l’entretien et se tenait les bras croisés, son visage constellé de taches de rousseur ne montrant qu'une attention bienveillante. Bien qu’elle peine encore à communiquer correctement avec les autres, elle était loin d’être bête, Anthémis en était certaine. C’était la seule des De Windt à oser la dévisager franchement quelle que soit la situation. Elle était remontée dans l’estime d’Anthémis, qui avait fini par comprendre que cette Sasha était bien plus qu’une domestique potiche comme elle l’avait d’abord cru. Ces trois-là cachaient des choses, c’était sûr. Cela l’excitait et l’agaçait tout à la fois. Si elle ne faisait pas attention, cette famille absurde allait vraiment finir par l’obséder. Déjà qu’elle avait encore rêvé de Simon… Elle se maîtrisa avant de rougir, pianota des doigts sur la table et regarda ailleurs, puis elle griffonna rageusement quelques mots sur le bout d’ardoise.
 
« Je ne sais pas, alors. On m’a envoyée la rejoindre elle, c’est tout. »
 
Elle se renversa sur sa chaise, agacée. Le répéter pour la dixième fois n'y changerait rien. Les regards des jumeaux se croisèrent. Simon se mit à parler, la main devant la bouche pour cacher ses paroles.
 
- D’après ce qu’elle raconte, les projets de Gemini et des autres, quels qu’ils soient, ne se passent pas tout à fait comme prévu… Peut-être qu’on l’a envoyée ici pour se mettre à l’abri, avec toi ? Elle a parlé de sa mère, quand même. Te protéger ne serait qu’un prétexte… C’est plutôt plausible, non ?
 
Euphemia faillit répondre directement, se cachant la bouche au dernier moment, bien trop grossièrement pour qu’Anthémis ne capte pas leur petit manège. La brune se mordit la lèvre sans plus oser rien dire, mal à l’aise devant le regard accusateur de la sourde. Si Effie la sauvageonne avait réussi à s’intégrer, et Sasha l’étrangère ensuite, alors pourquoi pas elle… ? Bon sang, si au moins elle était coopérative… Pour une fois dans sa vie, Effie pesta contre les gens trop têtus pour entendre raison, oubliant momentanément qu’elle caracolait d’habitude en tête de file.
 
- As-tu songé à explorer l’île, ou en tout cas les environs immédiats d’Ulüngen ? Si tu ne l’as pas déjà fait, bien sûr, tenta Simon. L’île est plutôt vaste, et… hm…
 
- T’as essayé de contacter les pirates ? C’étaient les potes de Gemini avant, le coupa Effie après avoir longuement hésité.
 
Anthémis la regarda bien en face, inexpressive, puis effaça l’ardoise pour réécrire dessus.
 
« Tu les connais ? »
 
Effie hocha la tête. Anthémis ajouta une ligne supplémentaire.
 
« Parle-moi d’eux. »
 
 
***
 
 
Bon. Ce petit conciliabule improvisé ne s’était pas si mal passé… Elle n’était pas ingrate au point de refuser l’hospitalité offerte, et surtout elle n’était pas du genre à louper les avantages qu’elle pouvait en tirer. Même si cela lui écorchait la bouche, peut-être que les De Windt avaient raison. Peut-être pouvait-elle effectivement aller voir par elle-même ce que cette île avait de si extraordinaire pour avoir ainsi retenu l’attention de Gemini.
 
Elle avait demandé l’autorisation de parcourir la bibliothèque de Simon lorsque les trois autres l’avaient enfin laissée tranquille. Le garçon s’était montré flatté, mais ses efforts pour engager la discussion avaient tourné court, et il avait pris la fuite quand Anthémis avait très explicitement fait la moue en réalisant qu’il n’y avait là aucun ouvrage rare ou précieux. Il y avait, à la rigueur, quelques textes scientifiques et philosophiques d’une pertinence douteuse qui méritaient éventuellement qu’on s’y attarde, mais guère plus…

Simon était de nouveau absorbé par son travail, penché sur son atelier non loin. Elle passa le doigt sur la tranche d’un gros traité de géographie locale et l’observa à son insu, fascinée par l’aura de concentration extrême qu’il dégageait, curieuse de le voir à l'œuvre. Surtout, elle n’oubliait pas qu’il avait fait preuve du même genre de dons étranges que ce fou de Silas…
Anthémis
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Posté le 05/09/2021 à 22:58:05. Dernière édition le 06/09/2021 à 00:29:40 

La chambre sous les combles, déjà petite, était devenue carrément minuscule lorsque Euphemia l’avait rejointe pour discuter du voyage à venir. Euphemia, qui avait imaginé à juste titre qu’Anthémis ne l’entendrait pas si elle frappait, s’était contentée d’ouvrir la porte en grand sans attendre. Elle avait évité de peu une botte lancée avec vigueur par la blonde, surprise en train de retirer ses vêtements pour la nuit. La brune s’était caché les yeux en se répandant en excuses, masquant son rire sans grand succès, et une seconde botte, venue rebondir sur son crâne un peu plus tard, l’avait avertie que la voie était libre. Anthémis l’attendait, vêtue d’une chemise de nuit, assise en tailleur sur la couchette de fortune installée là pour elle. Elle avait catégoriquement refusé de dormir dans le tas de couvertures et de coussins qu’avait affectionné Effie avant de rejoindre le lit bien plus conventionnel de Sasha. Il restait encore beaucoup des affaires de la brune dans la pièce, ses livres de contes notamment, tous survolés par la blonde dédaigneuse (qui avait en revanche eu la surprise de trouver, caché au milieu de ces recueils enfantins, un ouvrage autrement plus adulte agrémenté de gravures grivoises ; il semblait avoir été beaucoup feuilleté).
Euphemia s’était jetée sur le lit sans cérémonie pour s’y vautrer, se calmant en croisant le regard assassin de son invitée, mortellement sérieuse comme à son habitude. Elle s’était alors assise plus correctement, face à elle, et avait étalé une carte sur le petit lit.
 
- Bien, alors, d’abord tu peux aller vers l'avant-poste… C’est là, regarde. Pile au milieu ou presque, dit la brune en lui indiquant l’endroit. C’est plein de montagnes, alors il faut pas mal marcher. C’est fréquenté, aussi. Mais y’a des grottes pour se cacher si besoin, tu verras. Tiens, là, c’est New Kingston. C'est chez les anglais. Et là, c’est le vieux manoir où j’habitais avant…
 
La brune continua ainsi pendant un long moment, présentant l’île à son invitée. Anthémis la laissa faire, intéressée par ce flot d’informations. Parfois, elle tapotait certains endroits que la brune avait laissés de côté pour l’instant, l’interrogeant du regard. Effie lui parla alors des mines du Crâne, des grandes épaves disséminées sur la côte, de la corniche, du phare ou encore du grand jardin à l’est d’Esperanza… Certains de ces lieux paraissaient inintéressants au possible, d’autres semblaient en revanche relever de l’extraordinaire, le vieux temple en tête. Euphemia en parlait avec une drôle d’hésitation, un sérieux dont elle n’était pas coutumière, elle qui pouvait se montrer si insouciante d’habitude. Elle mit Anthémis en garde, prudemment, en essayant de lui cacher les sentiments qu’il lui inspirait. C’était peine perdue, la blonde avait flairé sa peur aussi clairement qu’un chien de chasse l’aurait fait. Lorsque Anthémis lui demanda plus de précisions sur ce lieu antique, Euphemia se montra évasive, réticente même. Elle la pressa un peu plus, et la brune finit par lui avouer à contrecœur que l’endroit la terrorisait dès qu’elle s’y aventurait plus loin que l'entrée. Selon elle -et, plus important, selon Gemini lui-même- les lieux étaient hantés par bien plus que de simples sauvages. Des gouffres sans fond parsemaient l’endroit, d’où sortaient des guerriers écumants aux yeux fous en nombres qui semblaient infinis. Qui sait ce qui pouvait dormir dans les profondeurs du temple, dans les salles et les couloirs oubliés, attendant peut-être le bon moment pour émerger au grand jour ? Anthémis en eut les cheveux qui se hérissèrent sur sa nuque, se remémorant les récits similaires qu’elle avait pu consulter dans la grande bibliothèque du Messager, à Livourne, supervisée par Ishaq en personne. Là, on tombait en plein dans son domaine à elle. Silas était-il au courant ? Elle pesa brièvement le pour et le contre : était-il plus intéressant de parler à l’homme étrange des doutes dont on venait de lui faire part, ou de garder cela pour elle… ?
 
Petit à petit, un chemin se précisait dans la tête de la blonde. Euphemia attira à nouveau son attention en lui enfonçant son index dans l'épaule.
 
- Mimi…?
 
Anthémis grommela en distinguant les syllabes sur les lèvres de la brune, qui s’était tue quelques minutes pendant qu’elle continuait d’observer la carte de l’île. Elle s’était mise à l’appeler Mimi, à plus forte raison après avoir constaté avec délice qu’elle détestait cela. Très vite, le reste de la famille s’y était mis (Simon se le permettait uniquement quand elle n’était pas là, ou qu’il croyait qu’elle ne le voyait pas). Anthémis redressa la tête, le visage lisse de toute émotion, dans l’attente de la connerie que n’allait pas manquer de lui sortir son horripilante hôtesse.
 
- Apprends-moi tes gestes, là, demanda simplement la brune.
 
Ça, c’était inattendu. Anthémis cilla, haussa les sourcils et écarta les mains, ne sachant pas par où commencer ni quoi répondre.
 
- Ah, y’en a beaucoup, c’est ça ?
 
La jeune sourde réprima un sourire, amusée malgré elle par la simplicité de cette grande perche. Elle leva la main et rapprocha le pouce et l’index, la bouche tordue en un rictus ironique : « oui, un petit peu »...
 
- Les bases, alors ?
 
Anthémis fit « oui » de la tête, lentement. L’autre s’illumina devant la réponse. Non, vraiment, elle paraissait sérieuse.
 
- On commence par où ?! glapit-elle.
 
On aurait cru qu’elle s’attendait à un cours, là, tout de suite, avant d’aller se coucher. Anthémis mima l’acte de dormir, les mains jointes contre sa joue. Elle partait demain pour une courte balade sur le territoire hollandais, seule, après avoir enfin décidé qu’elle pouvait lâcher Euphemia une journée sans qu’elle ne soit la cible d’une quelconque tentative d’assassinat ou d’un accident douteux.
 
- Oui, oui. Et mon nom ? Comment on dit mon nom ?
 
Anthémis fit la moue puis elle le lui épela patiemment malgré tout, la corrigeant avec sévérité lorsque la brune tenta maladroitement de répéter les signes pour les mémoriser. Elle pria le Messager que sa curiosité soit rassasiée après cette brève leçon, qu’elle voulut aussi difficile que possible.
 
 
***
 
 
Première étape, l’avant-poste.
 
Anthémis grogna, la bouche pâteuse. Elle était bien obligée de saluer la ténacité de l'autre merdeuse, qui l’avait tenue éveillée jusque tard dans la nuit, insistant pour qu’elle lui enseigne quelques mots basiques dans son langage gesticulé. Elle marchait cependant d’un pas sûr malgré la fatigue sur le sentier de montagne, les yeux rivés sur la grande tour de pierre qui dépassait à l’horizon et qui marquait sa destination. Elle voyait d’ici les couleurs de la colonie hollandaise, accrochées à chaque façade ou presque…
 
Les quatre tours étaient face à face au centre de l'île, constamment visibles les unes des autres, bloquées dans un étrange affrontement silencieux, qui devait sans doute apporter son lot de longues journées d’ennui entrecoupées de périodes d’angoisse à l’occasion d’assauts aussi soudains que violents. La routine du bidasse sur le front, quoi.
D’après Euphemia, c’était là que la plupart des combats faisaient rage, comme si personne sur cette île n’avait jamais sérieusement songé à déplacer le théâtre des opérations pour surprendre l’ennemi ailleurs, presque comme si on avait ritualisé la chose d'un commun accord. Un intendant qui traînait près des murs, pas très pressé de faire son travail, la renseigna après avoir lu d’un œil le papier qu’elle lui tendit. Elle avait apparemment manqué les pirates de quelques jours seulement, et le calme était revenu à « Van Ders ». Dommage, même si d’après ce que lui avaient raconté les jumeaux De Windt, quiconque s’acoquinait avec la bande de malfrats au bandeau noir pouvait s’exposer à de graves ennuis s’il était pris sur le fait.
 
On la laissa rentrer dans l’enceinte de la tour sans trop de problèmes ; quelques troufions ricanèrent, reconnaissant peut-être en elle celle que le général actuel avait bécotée. Elle ne s’en offusqua pas, plutôt heureuse de retrouver cette atmosphère de caserne qu’elle connaissait bien, même si la bâtisse semblait bien mieux pourvue que la majorité de celles qu'elle avait fréquentées dans sa vie. Elle vit des armes et des munitions neuves entassées dans un coin, des lits propres et de quoi s’alimenter pendant des jours. Il y avait des rangées entières de lits de camp, pour la plupart inoccupés. Il y avait même un genre de taverne dans le fond… Ils servaient vraiment de l’alcool aux soldats en service, ici ? Elle eut une brève pensée pour Paulus, qui ne se souciait apparemment pas de la retrouver pour le moment. Peut-être croiserait-elle ce jeune coq dans la garnison… Il n’y dépareillerait pas particulièrement. Pour l’instant, elle n’y avait vu que quelques briscards, hommes et femmes mêlés. Elle se sentait là plutôt parmi une bande de mercenaires disparates qu’au milieu d’une armée officielle.
 
Elle s’adossa à un mur de la garnison, s’étonnant de ne voir aucun gradé superviser la distribution de quoi que ce soit sur place, évitant de s’approprier un lit pour ne pas risquer de s’attirer les foudres de quelqu'un, et elle commença à défaire son sac. Elle n’avait emporté que le minimum nécessaire, désireuse de ne pas trop s’encombrer, comptant se nourrir comme le reste des soldats à la cantine du coin et y regarnir son sac au besoin. Elle tomba sur un paquet inconnu, enveloppé dans un torchon propre et bien serré. Quelqu’un, Sasha sans doute, avait soigneusement préparé et empaqueté ça avant de le glisser dans son sac quand elle avait le dos tourné. C’était plutôt souple au toucher, mais aussi très dense. Curieuse et un peu méfiante, elle défit le nœud du torchon pour dévoiler un sandwich de belle taille, au pain doré et bien garni de viande et de légumes. En retirant le paquet de son sac, elle vit qu’on avait de même ajouté un deuxième paquet, beaucoup plus petit, ainsi qu'une gourde qui dégagea des senteurs de rhum et d’épices quand elle la déboucha pour en sentir le contenu. C'était du grog, bien parfumé. Le second paquet contenait quant à lui une petite brioche fourrée à la confiture. Peste ! Avaient-ils vraiment besoin d’être aussi prévenants ? C’était vraiment écœurant, à la longue…
 
Elle retourna le sandwich dans tous les sens, maudissant la gentillesse de ces gens, exaspérée à l’idée de devoir encore quelque chose aux De Windt. Elle n’était pas venue ici pour dépendre d’autrui. Lors de son départ, dès l’aube, elle avait déjà eu droit à son lot d’aux-revoir stupidement bienveillants. Sasha avait préparé une armada d’œufs au plat, de saucisses grillées et de tartines de pain frais pour le petit-déjeuner de tout le monde, s’affairant aux fourneaux avant même son réveil dans l'espoir de lui faire plaisir. Simon, quant à lui, avait préparé une théière pleine de son meilleur thé, le plus parfumé -et coûteux. Elle n’avait quasiment touché à rien, l’appétit coupé par toutes ces bonnes intentions maladives. Son tour de reconnaissance n’était l’affaire que de quelques jours, bon sang. Elle ne partait pas en campagne !
 
Tout de même, ce truc était bigrement appétissant. Elle finit par mordre dedans et mâcha soigneusement sa bouchée.
 
Délicieux.
Sasha
Sasha
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Posté le 06/09/2021 à 18:22:42. Dernière édition le 06/09/2021 à 18:23:38 

Sasha s'affairait dans la cuisine, bien décidée à préparer des pirojkis pour le repas de midi. Il s’agissait d’une spécialité de chez elle, des petits chaussons à la viande savoureux qui tenaient au corps. C’était une surprise pour Effie. Il lui fallait au moins une assiette entière pour calmer son appétit… C'est que sa belle faisait systématiquement honneur à sa cuisine ! Sasha jubilait à chaque fois de la voir se régaler avec ses plats, elle qui s’enorgueillissait de ses recettes tenues pour la plupart de sa grand-mère. Elle réfléchit un instant, puis elle rajouta un peu de poivre et un œuf à la farce qu’elle pétrissait à la main. Quand elle fut satisfaite, elle passa enfin à la préparation proprement dite. D'abord, on découpait et on étalait de petits carrés de pâte sur le plan de travail. La taille n'avait pas vraiment d'importance pour l'instant. Ensuite, on déposait un peu de farce dessus, et puis on repliait les bords une première fois, comme ceci… Le tout était de bien doser la farce, il ne fallait pas trop en mettre pour éviter que le chausson ne s'ouvre en deux à la cuisson ou que ça ne rende trop de jus, ce qui imbiberait la pâte et la laisserait molle.
 
Simon, assis à la table du déjeuner, se languissait en grignotant du bout des dents une brioche de la veille, la petite sœur de celle qu’elle avait subrepticement glissée dans le sac d’Anthémis en même temps que le sandwich et la gourde de grog avant son départ hier matin. Elle espérait secrètement attendrir la nouvelle venue à coups de gentilles attentions, même si elle craignait que cela ne s’avère plus difficile que prévu… Mais elle continuerait d’essayer. Le garçon avait l’air de fondre sur sa chaise, complètement apathique, lui qui d’habitude était aussi efficace qu’elle dès les premiers rayons du soleil.
 
- Simon, ça va ? Tu penses quoi ? demanda énergiquement Sasha à son ami, se frictionnant vigoureusement les mains jusqu’aux poignets dans un bac d’eau pour les débarrasser des morceaux de farce qui y étaient restés collés après le pétrissage.
 
- Oui, ça va. Je songe à Anthémis, si tu veux vraiment savoir. Je ne sais pas quoi penser d'elle… Est-ce qu’on ne fait pas une erreur en la laissant rester ici ? J’aimerais en savoir plus sur elle. Gemini était tout de même un criminel, et Effie n’était pas loin de suivre ses pas, quand on y pense…
 
- Peut-être. On ne sait pas. Tu as essayé de juste parler avec ? répondit tranquillement la rousse. Juste elle et toi. Effie y arrive.
 
- Avec Anthémis ? Hé bien oui, à vrai dire. Mais sans trop de résultats… elle est plutôt effrayante, tu ne trouves pas ? J’ai systématiquement l’impression qu’elle va m’étrangler.
 
- Oui, je trouve. Mais je pense qu'elle n'est pas si méchante. Je ne parle pas avec mes mains, mais j’aimerais bien discuter avec elle moi aussi.
 
Sasha tordait un torchon entre ses doigts, le visage froissé par une émotion indéfinissable. Cette pauvre fille méritait plutôt la compassion que la peur, elle en était convaincue.
 
Elle lui rappelait un de ses frères, qui avait fini soldat sous les ordres du tsar. Déjà petit, il n'avait que des mots de gloire à la bouche, il passait son temps à se battre avec les autres garçons du village et des alentours. Il était entré très jeune dans l'armée, où on l'avait pétri de notions désuètes : honneur martial, grande destinée guerrière et tout ça. Quand il repassait à la maison, il se moquait et il parlait comme s'il était convaincu de sa propre supériorité sur les paysans, qui s'abîmaient à genoux dans la terre pendant que l’Histoire avec un grand H faisait son chemin sans eux. Elle avait eu envie de lui dire que sans les paysans, son armée ne mangerait pas à sa faim.
C'est vrai qu'il était quand même très beau, dans son uniforme rutilant. Ensuite, il était parti faire la guerre. Elle aurait voulu l'aider avant qu'il parte, lui montrer qu'il existait beaucoup d'autres choses que ça, et puis il était mort, écrasé sous les sabots d'une charge de cavalerie.
 
Elle avait fini de placer une petite boule de farce au milieu de chaque carré de pâte, et de replier une première fois chacun des bords. Sasha essuya ses mains sur son tablier en chantonnant une comptine de son pays, puis elle finit de refermer le premier chausson d'un geste expert, collant les deux bords entre eux en appuyant du plat de la paume pour vider la poche de l'air resté dedans, et elle passa au suivant.
Simon de Windt
Simon de Windt
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Posté le 13/09/2021 à 18:42:53 

- M'accordez-vous cette danse, jeune homme ? avait-elle demandé.
 
À sa grande surprise, c'est bien à lui que s'était ainsi adressée l'une des femmes présentes, la dénommée Oog qu'il avait déjà eu l'occasion d'accueillir chez lui -et dont sa sœur lui parlait encore souvent, l'appréciant au point de lui avoir offert l'une de ses petites amulettes de bois. Vaguement ennuyé par l’absence de sa sœur, invitée elle aussi (avait-elle oublié ?), et pas vraiment à l’aise en société, Simon avait jusqu’ici courageusement navigué parmi les invités de la réception organisée en l’honneur de Sita LeRoy. Certains danseurs s’en donnaient déjà à cœur joie sur la piste. Le jeune homme n’avait hésité qu’une fraction de seconde avant d’accepter l’invitation, sincèrement flatté qu’on lui fasse une telle proposition. Redressant le buste et le menton, il lui avait cérémonieusement tendu les bras, attentif à respecter l’étiquette et les règles de la bienséance apprises par cœur dans son enfance avec cette dame qui était aussi son aînée. Oog avait largement souri en plaçant ses mains, la première sur son épaule, l'autre dans l'une de ses mains fines à lui. Le couple de danseurs blonds comme les blés avait alors lentement commencé à tournoyer.
 
Admiratif, Simon de Windt avait vite remarqué l’aisance de sa partenaire, qui avait immédiatement épousé ses pas avec assurance. Ils s'étaient entraînés l'un l'autre dans la danse, sa cavalière faisant preuve d'une fermeté tranquille en réponse à ses douces invites, gestes infimes amorçant le prochain d’une série de mouvements qui, mis bout à bout, formeraient un ballet fluide et élégant. Enhardi, il l'avait faite virevolter plusieurs fois de manière plus audacieuse, savourant ce moment hors du temps. En pleine chorégraphie, il l'avait scrutée à travers ses yeux de sculpteur plus habitué à observer son entourage qu'à parler. Il avait décelé, à travers la beauté de ses traits marqués par les voyages, l'expérience et la mélancolie d'une vie dont on devinait qu'elle n'avait pas toujours eu le loisir d'être simple -ou heureuse.
 
Il s'était éloigné de sa cavalière presque à contrecœur une fois la danse terminée, non sans l’avoir gratifiée d’un léger baise-main, étrangement ému par ce chagrin plein de dignité qu’il avait entraperçu en elle.
Simon de Windt
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Posté le 14/09/2021 à 19:57:05. Dernière édition le 17/09/2021 à 11:49:44 

Cendre l’avait raccompagné jusqu’au Toymaker, désireuse de s’éloigner de la foule après l’anniversaire de Sita. Ils avaient flâné dans le jardin devant la Terrasse, entretenu par Sasha, et la gosse s’endormait quasiment sur place lorsqu’ils avaient entendu un grand bruit et des rires. C’était Sasha et Effie, qui avaient débarqué main dans la main. Les retrouvailles avaient été chaleureuses, les filles ayant eu l'air d'avoir passé une soirée animée de leur côté. Immédiatement, Sasha s'était occupée de la petite, la cajolant tant et plus. Pendant ce temps, Effie s’était entretenue à voix basse avec son frère après l’avoir embrassé sur la joue et taquiné à propos de cette peau rêche due à une absence de rasage ces deux derniers jours. Ils avaient échangé quelques mots, s'enquérant chacun de la soirée de l'autre, se demandant si tout s’était bien passé avant de laisser l'autre aller se reposer après cette longue soirée. La rouquine avait ensuite soulevé Cendre entre ses bras robustes pour l’emmener doucement vers sa cabane et l'installer dans son propre lit, la glissant entre les couvertures fraîches et l'y bordant comme elle l'aurait fait avec son propre enfant. Elle était ensuite ressortie sous le regard brillant d'Effie, qu'elle avait rejointe pour passer la nuit ensemble sous les étoiles, enroulées dans une couverture sur les épais tapis de la Terrasse.
 
 
***
 
 
Les deux amis profitaient d’un moment de calme, rien qu’eux deux autour d’une tasse de thé sur l’une des tables. Anthémis était dehors depuis plusieurs jours, continuant son exploration de l’île sans se soucier de leur envoyer des nouvelles. Pendant ce temps, Cendre était encore profondément assoupie dans le lit de Sasha et Effie ronflait non loin d’eux, affalée de tout son long sur un banc.
 
- Sasha… Comment as-tu su, pour ma sœur ? Que tu l’aimais.
 
- Une sensation. Je ne sais pas expliquer, répondit la rousse avec un doux sourire. On était ensemble, ça allait bien. Et puis j’ai eu envie qu’on soit… ensemble.
 
- D’accord… Et, c’est arrivé… d’un coup, comme ça ? Sans prévenir ?
 
- Un peu… Simon, tu as rencontré quelqu’un ? demanda la rousse, curieuse.
 
Le rouge lui monta aux joues.
 
- Non ! Enfin si. Je ne sais pas. C’est juste… J’ai longtemps cru que ça ne m’intéressait pas plus que ça. Et puis, en vous voyant heureuses toutes les deux, ça a commencé à me travailler. Je ne parlerai pas de jalousie, mais…
 
Il s’interrompit, la gorge un peu trop nouée pour continuer pour l'instant. Sasha hocha la tête, trop sage pour s’offusquer de cette révélation qu’elle jugeait somme toute très naturelle.
 
- Elle… Je l’ai déjà croisée quelques fois, et alors ce n’était qu’une personne parmi d’autres. Mais subitement, je n’arrive plus à penser à autre chose, tu comprends ? J’ai l’impression d’avoir capté quelque chose en elle, qui m’a déstabilisé. Laissé vulnérable. Et ce quelque chose qu’elle dégage, je n’arrive plus à me l’ôter de la tête…
 
Il haussa les épaules, incapable de s’expliquer correctement. Elle lui sourit, les yeux rieurs.
 
- Elle est belle ?
 
- Plus j’y pense, et plus je suis convaincu que c’est la plus belle femme que j’ai vue de ma vie, répondit-il en souriant à son tour.
 
Il soupira, le menton appuyé dans la main, faisant inutilement tourner le breuvage dans sa tasse avec une cuillère.
 
- Je me sens stupide. Qu’est-ce que je dois faire, Sasha ?
 
- Parler, lui suggéra-t-elle immédiatement.
 
- En parler, oui, bien sûr, mais… Oh, Sasha, ce n’est pas si simple. Je la connais à peine ! Et elle est plus âgée que moi.
 
- Et alors ? On s’en fiche.
 
- Et je manque cruellement d’expérience, aussi. En tout. Elle c’est une dame, une vraie, et moi, je suis un petit citadin. Ma dernière sortie était un désastre. Il n'y a pas de grandes aventures ou de mythiques faits d’armes au menu pour Simon ! Je ne suis pas Anthémis, qui à peine arrivée nous fausse compagnie pour vadrouiller sur l’île…
 
- Qu’est-ce qui t’empêche de sortir toi aussi ? demanda la rousse du tac au tac.
 
Simon en resta muet, cherchant une excuse valable, en vain. Sasha attendit la suite, sourcils levés.
 
- La boutique on s’en occupe bien, pas de soucis, tu as vu, ajouta abruptement Sasha lorsque Simon ouvrit enfin la bouche, contrant immédiatement la seule chose qui lui était venue à l’esprit pour le renvoyer dans un silence pensif.
 
- Peut-être… Peut-être que tu n’as pas tort. Peut-être qu’il est temps que je sorte un peu plus de mon trou, en effet, finit-il par concéder à sa compagne. Mais… J'ai peur, Sasha.

- Comme tout le monde, lui asséna-t-elle sans faire preuve de la moindre pitié.
Simon de Windt
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29/02/2012
Posté le 16/09/2021 à 23:58:04. Dernière édition le 17/09/2021 à 16:11:59 

- Et tu gardes toujours ton bâton, hein ? Sinon, je le retrouve et je le casse sur ta tête, avait tonné la rouquine d’un air menaçant, le doigt en l’air.
 
Il avait souri et l’avait rassurée, brandissant pour preuve le solide bâton de marche qu’elle lui avait prêté tout en faisant mine d’ignorer Effie qui, dans son dos, bourrait subrepticement son sac de denrées qui ne tiendraient pas longtemps sur la route et de babioles, pour lui porter chance et l'encourager dans cette épreuve qui s’annonçait ardue. Les deux jeunes femmes le regardaient les yeux pleins de fierté, comme deux mamans qui auraient vu leur petit dernier prendre enfin son envol. D’ailleurs, cette chère Sasha lui rappelait parfois tellement Letizia, leur mère à lui et à Effie dont il chérissait le souvenir, qu’il se sentait pris d’élans d’affection monumentaux pour la douce (enfin, elle l'était le plus souvent) rouquine. Il ne se souvenait déjà presque plus de la voix de sa mère, pour sa plus grande tristesse. Cependant, il était certain de ne jamais pouvoir totalement oublier son visage : sa sœur était tout autant le portait craché de sa mère que lui était celui de leur père.
 
La nuit était claire et belle, et le thé du soir était prêt. Il s’en versa une tasse fumante et s’y réchauffa les mains ; bien que la nuit fut douce dans les Caraïbes, être ainsi seul au milieu de la nature sauvage lui donnait l’impression d’être l’un de ces explorateurs de légende, coincés dans les glaces le temps de trouver un passage le long des Amériques… Il eut une pensée pour sa sœur et son amie, bien au chaud au Toymaker, pour la femme anglaise très polie qu'il avait croisée et avec qui il avait pu partager quelques paroles bienvenues, puis pour l’étrange Anthémis dont on n’avait pas de nouvelles depuis quelques jours. Il laissa ses pensées vagabonder un peu plus loin, au risque d’entrer dans ce qu’il avait fini par surnommer « le Rêve », ce lieu impossible où il voyait et entendait toutes ces choses, et dans lequel il s’était juré de ne plus entrer aussi imprudemment après l’épisode désastreux de sa vision d’Anthémis sur le bateau. À sa grande surprise, un autre visage s’imposa alors subitement à lui, et il ne put s’empêcher d’en rougir. Allons bon… Par bonheur, personne ici ne le verrait se pâmer d'admiration comme ça en pensant à une dame comme le dernier des idiots.
 
Une fois son thé fini, il fit un brin de toilette rapide avec le fond d’une gourde d’eau, puis étala délicatement l’épaisse couverture qui lui servait de sac de couchage. Effie avait été un amour de charger ainsi son sac de babioles en guise de porte-bonheur, mais entre le bruit infernal qu’il faisait en marchant et la myriade de trucs pointus qu’il sentait sous sa joue quand il l’utilisait comme oreiller, il n’était plus si sûr que ça que c’était une bonne idée. Il ramena ses jambes sous lui, une seconde couverture plus fine sur les épaules, adoptant sans s'en rendre compte l'exacte position dite « du tipi » qu’affectionnait tant sa sœur.
Il campait dehors, à l'orée des bois. Il était reparti du village des indigènes le sourire aux lèvres, riant de sa naïveté. Il y avait d'abord eu un moment de panique lorsqu’il avait cru tomber sur un groupe de sauvages, de potentiels cannibales comme ceux dont Madame Bougnette et d’autres lui avaient parlé. Pas plus tard que la nuit dernière, il avait même rêvé qu’il se faisait poursuivre par l’ogresse hollandaise aux muscles saillants et au parler vulgaire qu’on lui avait décrite, prête à le bouffer tout cru pour satisfaire son appétit cruel de chair humaine. Mais en fin de compte, ces sauvages parlaient très bien sa langue, étaient très gentils et bien éduqués, comme il avait pu le constater lorsqu'ils l’avaient réveillé en douceur, après qu’il se soit évanoui sur place à leur vue aux portes du village.
 
- Ma foi, ce n’est pas si mal de voyager, commenta-t-il à voix haute.
 
 
***
 
 
Simon se plaqua contre un rocher, haletant, jetant des regards affolés de tous les côtés. Heureusement, il avait pu emporter le gros de ses affaires avant que l’ours -un ours ! Un p… purée d’ours dans les Caraïbes !?- n’écarte les fourrés à grand fracas en chargeant, dans l’optique probable de faire du jeune homme son dîner. Par chance, il s’était arrêté net dans sa course, alléché par le savoureux pot de miel renversé dans sa fuite précipitée par le pauvre Simon. Ce dernier, le haut du crâne dépassant à peine du rocher, vit le plantigrade nonchalant emporter son butin sucré avec lui. Simon gémit de dépit. Il comptait le garder pour ses tartines, au petit-déjeuner… mais même le meilleur miel au monde ne pourrait le pousser à affronter un ours. Au moins, il n'avait pas perdu son bâton.
Euphemia de Windt
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Posté le 22/09/2021 à 11:38:04. Dernière édition le 22/09/2021 à 11:40:12 

Dans la cabane collée à la Terrasse, Effie passa la main sur la peau nue du bras de son amante, s’amusant d’y voir de minuscules poils se hérisser à son passage. Sa joue reposait sur les seins de Sasha, elle en savourait la douceur et la chaleur, bercée par son parfum qui lui évoquait immanquablement les fleurs et les plantes colorées qu’elle aimait tant. La rouquine remua et leva mollement une main pour lui caresser les cheveux, y retirant de temps en temps une brindille ou une feuille coincées dedans en grognant.
 
- Super bon boulot, hein ? souffla la brune, encore impressionnée par le succès de sa Terrasse.
 
- Pour l’ouverture… ? répondit tout bas la rousse.
 
- Ouep. On a réussi, pas vrai ?
 
- Oh oui. Pas trop dur, pour toi ?
 
Effie tourna la tête, appuyant son menton sur la poitrine de Sasha pour pouvoir voir directement son visage. Dehors, elle entendait son frère, revenu pour l'occasion, discuter avec les quelques visiteurs qui n'étaient pas encore repartis. Elle sourit doublement en reconnaissant la voix de sa « chic fille » qui faisait partie du lot, elle aussi. Elle se mit à tracer des motifs erratiques du bout de l’index au creux du bras constellé de taches de rousseur de Sasha, et elle se prit à espérer que la famille s’agrandisse d’une manière ou d’une autre, bizarrement émue.
 
- Si ! Et toi, aux fourneaux toute la journée… Mais ça fait du bien, je dirais. J’avais l’impression de faire quelque chose de bien.
 
- C’est comme ça la vie maintenant, hein ? Ensemble ?
 
- Oui. Et ça me plaît. Et toi ?!
 
- Question bête, rétorqua la rousse avec un sourire finaud. À ton avis ?
 
Elle serra un peu plus Effie contre elle, en en profitant pour repousser la fine couverture qui commençait à leur tenir chaud depuis que le soleil s’était levé sur les Caraïbes.
Euphemia de Windt
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Posté le 23/09/2021 à 21:18:46. Dernière édition le 24/09/2021 à 00:04:18 

Effie escortait le pauvre Simon à travers les rues d’Ulüngen encore marquées par l’attaque. Envolées, la bonne humeur et la légèreté de la veille. Elle était furieuse. Ses dernières missives à ses tantes n’avaient pas encore obtenu de réponse suffisamment satisfaisante à son goût, entretenant ses doutes qui menaçaient de se transformer en certitudes frôlant la paranoïa. Si elles étaient complices de l'attaque où il avait été blessé…! Elle vitupérait en marchant, s’énervant toute seule tandis que lui restait profondément silencieux depuis sa sortie de l'hôpital, la main toujours serrée autour du bâton prêté par la rousse. La crinière de la brune sembla doubler de volume, hérissée de partout, et elle tira son frère par la manche un peu trop sèchement à l'occasion d'une tirade rageuse, manquant le faire s’étaler par terre. Elle le retint par le bras in extremis, assez fort pour lui faire mal ; elle s'en rendit compte et desserra sa prise, penaude. Le garçon se crispa, sans se plaindre cependant.
 
- Oh ! Pardon, s’excusa-t-elle. Ça va… ?
 
- Ça va.
 
Elle l'aida à se redresser avec douceur, refroidie mais toujours plus déroutée par son mutisme. Elle avait cru devenir folle en entendant les cris d’alarme, quelques heures à peine après avoir laissé son frère inexpérimenté s’aventurer dehors, attifé pour ce voyage dont il lui avait rebattu les oreilles pendant des jours. Elle s’était saisie de son canif et avait jailli du Toymaker à toute vitesse au milieu du chaos. Sasha n'avait accepté de la laisser sortir de la boutique barricadée en urgence uniquement parce que Simon était encore dehors, seul peut-être.
L’attaque était déjà finie le temps qu’elle atteigne la place principale. On l’avait baladée d’un coin à l’autre de la ville, l’envoyant de lieu en lieu, jusqu’à ce qu’elle se décide à visiter l’hôpital au petit matin, la mort dans l’âme. C'est bien là qu'elle avait retrouvé son frère, affalé sur l’un des lits à côté d’autres têtes connues. Il n’avait pas beaucoup parlé, grignotant des restes de gâteaux sur sa couche, répondant platement à ses questions. Elle avait entendu les infirmières discuter à voix basse de ses brûlures, les moins finaudes d'entre elles les regardant ouvertement tous les deux, à deux doigts de cancaner. Elle leur avait hurlé dessus, les faisant s’éparpiller comme des perdrix affolées, et elle en avait tiré une immense satisfaction.
 
 
***
 
 
La tête de Sasha apparut dans l’entrebâillement de la porte, juste au-dessus de la pointe du couteau qu’elle tenait fermement. Elle se dépêcha de faire entrer les jumeaux dès qu’elle les reconnut, claquant la porte derrière eux et faisant basculer une épaisse barre de bois en travers de l'entrée. Elle se fichait complètement de ce que l'attaque soit officiellement finie : elle avait passé la nuit debout, armée, avec le louveteau mort de trouille collé à elle, attendant le retour de sa femme et de son beau-frère. Alors, si elle se sentait plus rassurée avec deux pouces de bois supplémentaires pour bloquer la porte, les clients du jour devraient faire avec !
 
- Oh, Simon, murmura-t-elle en voyant les bandages tachés de sang séché du jeune homme. Elle saisit son visage entre ses mains. Simon, Simon…!
 
- Ça va, y saigne plus, dit la brune en poussant son frère devant elle. Les combats sont finis depuis longtemps, là.
 
- Mais ils parlent de la guerre, s’inquiéta la rousse. Ils l'ont crié dans les rues. Il va y avoir la guerre ? Alors qu'il veut voyager ? Ne pars pas, Simon ! fit-elle au garçon, son inquiétude de la nuit passée perçant au milieu de ce ton autoritaire de mère inquiète qu’elle employait volontiers avec lui.
 
Derrière, Effie fit silencieusement « non » de la tête pour la dissuader d'aborder le sujet. Ses tentatives pour en parler à l'hôpital n'avaient pas franchement été concluantes. Simon avait soigneusement évité d'évoquer son projet de voyage et sa compagne de route, et Effie n'avait pas osé insister. Sa colère repointa le bout de de son nez. Que s'était-il passé ?! Elle se retrouva avec une boule dans la gorge, écœurée à l'idée que son frère soit blessé d'une manière ou d'une autre.
 
- Oh, tu… tu as gardé mon bâton, c’est très bien Simon, hein ? Au fait, chérie… Elle est revenue pendant que vous étiez dehors, commenta alors la rouquine, désignant l’espace derrière le comptoir du Toymaker.
 
Les jumeaux se retournèrent en même temps, et Anthémis était effectivement là, habillée de pied en cap. Elle resserra une des lanières de sa tenue d’un coup sec et leur rendit dédaigneusement leur regard.
 
- Je sais pas comment elle est entrée, j’ai tout bloqué les portes pendant le combat dehors hier, et elle était là d’un coup, ajouta la rouquine, plutôt mal à l’aise. Je crois que elle aussi elle veut faire la guerre.
Euphemia de Windt
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Posté le 29/09/2021 à 18:35:09 

La Terrasse avait été fermée pour l’après-midi. Effie, passée des champs de bataille aux tâches ménagères, passait le balai pour soulager Sasha qui nettoyait la cuisine à grande eau, un tablier passé autour des hanches. La semaine avait été longue, les clients s’étaient succédé malgré la guerre. La pauvre Sasha avait passé plusieurs heures par jour à valser entre les fourneaux et le service, heureusement aidée par Simon resté à la maison après avoir été stoppé net dans son élan par la guerre. En bref, la réussite de la Terrasse dépassait leurs espérances. Effie posa son balai, chassa un dernier gravier récalcitrant du bout du pied et tira sur sa chemise, envahie par l’angoisse. Elle arborait encore les traces de coups dues aux violents combats qui s’étaient déroulés aux portes de la ville la veille. Elle respira fort à plusieurs reprises pour chasser son appréhension, sans grand succès. Elle avait encore en tête ses retrouvailles avec sa compagne : Sasha l’avait accueillie sans un mot, examinant son état et constatant sa fatigue, ses yeux exprimant plus sûrement ses pensées que n’importe quelles paroles, avant de l’attirer à l’intérieur. Et puis elles avaient fait l’amour, longuement, tendrement.
 
- Allons bon. Tu reviens de la guerre. Du nerf, Euphemia de Windt ! fit-elle, agacée par sa propre fébrilité.
 
C’était le moment ou jamais. « Mimi la sourdingue » n’était pas dans les parages, dieu merci. Simon, lui, était là, guettant la rouquine depuis son atelier. Il l’avait évitée comme la peste depuis que sa sœur était rentrée, son attitude mystérieuse déroutant Sasha qui devait se contenter de réponses monosyllabiques de sa part et le voyait disparaître aussi vite qu’il était apparu. Euphemia capta le regard du jeune homme, gagnée par la nervosité ; il lui répondit en levant le pouce, l’air aussi désastreusement anxieux qu’elle. Il était au courant, bien sûr, et jusqu’ici il avait assuré comme un chef malgré qu’il ait plusieurs fois été à deux doigts de craquer. Par malheur, Anthémis les avait pris sur le fait lorsqu’Effie avait mis son frère dans la confidence, la veille avant qu'elle parte elle aussi pour la guerre. Ils discutaient à voix basse au pied de l’escalier que la jeune sourde avait descendu en silence dans leur dos, arrivant soudain à leur hauteur et les faisant sursauter comme deux lapins surpris par un aigle, l’objet de leur réunion secrète bien en évidence au creux de la paume d’Effie. Cette dernière s’était étouffée de panique, résolue à la supplier de garder le secret s’il le fallait, mais Anthémis s’était contentée de la regarder d’un air inexpressif, puis elle avait gonflé les joues pour souffler bruyamment et avait continué sa route droit vers la réserve de nourriture pour y remplir son sac. Apparemment, elle se foutait complètement du reste.
 
Sasha émergea enfin de la cave où elle était partie ranger le matériel de ménage, fatiguée de sa journée mais heureuse, et regarda sa compagne debout au pied des marches de la Terrasse, dans le petit jardin. Elle s’essuyait les mains sur un torchon, elle avait des mèches de cheveux collées par la sueur sur le front et son tablier était couvert de taches de farine, de sauce et de confiture suite aux repas servis ce matin. Elle sentait le savon. Unique touche d’élégance, elle portait ses jolies sandales de cuir, lacées aux chevilles, qu’Effie s’était faite une joie de lui offrir avec l’argent de sa première journée officielle de travail sur la Terrasse. Effie, qui ne devait pas être beaucoup plus présentable qu’elle avec ses cheveux vaguement lavés pour les débarrasser du sang et de la crasse, ses marques de transpiration et les bleus que sa chemise aux manches retroussées dévoilait, la trouva plus belle que jamais. Elle lui ouvrit les bras, l’invitant à venir s’y blottir -ce qu’elle fit avec plaisir. Elles restèrent ainsi quelques temps ensemble, savourant le contact de l’une et de l’autre, puis Effie la libéra et recula ; Sasha exhiba son plus beau sourire à fossettes, attendant la suite, les mains serrées sur celles de son amante.
 
- Je peux te dire quelque chose, mon cœur ? bafouilla la brune.
 
- Bien sûr.
 
Effie était paniquée. Angoissée à s'en étouffer. Stressée à en crever. Et puis, sa nature reprit le dessus. Alors qu’elle se jetait elle-même dans la gueule du loup, son cerveau lui hurla de toutes ses forces que, quitte à y aller, autant prendre un maximum d’élan. Elle mit un genou à terre comme elle avait vu faire dans les contes d’antan, gardant une main autour de celles de sa douce. Elle lui montra, de l’autre, deux petits anneaux qui reposaient au creux de sa paume. Faits d’or et sans fioritures, ils étaient identiques en tous points.
 
- On n’a pas le droit, mais j’en ai rien à fiche, déclara-t-elle. Parce que l’important c’est que nous, on sache. Alors… Tu veux bien m’épouser ?
 
Sasha cilla à de multiples reprises, trop surprise pour réagir, son visage habituellement doux et serein absolument, complètement déformé par le choc. Elle fit un petit « oui » de la tête, qui devint un hochement de tête frénétique accompagné de formules en deux langues plus extatiques les unes que les autres. Elle tira sur les mains d’Effie pour la faire se relever, laissant ensuite la brune glisser l’un des anneaux à son doigt et inversement, puis elle ponctua son visage anguleux de multiples baisers.
 
- Tout de même ! râla Simon en s’approchant, lui qui était resté en embuscade dans un coin pour vérifier que tout se passait bien. C’est bon, je peux pleurer maintenant ?! J’ai attendu toute la journée, bon sang !
Simon de Windt
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Posté le 01/10/2021 à 11:59:08 

Sasha rajustait le col de sa chemise comme l'aurait fait sa mère, le front barré d'un pli soucieux. La bague offerte par Effie brillait à son doigt. Simon se laissa faire avec bonhomie, bien conscient de l'inquiétude de sa belle-sœur. Elle se sentait responsable d'avoir poussé le jeune homme dehors, le laissant indirectement à la merci des attaquants le soir du pillage où il avait été blessé. Il était rentré s'abriter à la maison après le fiasco de ce voyage avorté, laissant sa sœur aller s'illustrer dans cette guerre soudaine. Il n'avait pas touché à son sac, prêt depuis dix jours.

- Cette fois, c'est pour de bon, hein ? demanda la rouquine sur le ton de la conversation, sans réussir à masquer sa nervosité.

- Ça me trotte dans la tête depuis trop longtemps, répondit-il d'une voix douce. Et puis j'ai des tas de choses à voir et à étudier, et ça c'est excitant, non ?

- Je veux juste que tu fasses attention.

- C'est promis.

Elle le gratifia d'une étreinte un peu trop longue, et elle lui cala une énorme bise sur la joue avant de le laisser enfin sortir.
Simon de Windt
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Posté le 03/10/2021 à 10:55:41. Dernière édition le 03/10/2021 à 18:18:23 

Morose, Simon étendit sa jambe douloureuse sur sa couche à l'hôpital, grimaçant quand un éclair de douleur remonta dans son genou enflé. Il laissa aller sa tête en arrière sur l'oreiller de fortune, faisant de son mieux pour ne pas repenser au fiasco de la veille.
Les belles histoires ne vous préparaient certainement pas au son de votre arme qui rencontre le crâne d'un ennemi. Encore moins au rejet quand vous déclariez votre flamme à la femme qui hantait vos pensées. Il eut honte de lui-même, de son outrecuidance, de sa panique face à ces premiers sentiments qu'il comprenait mal, et enfin de son manque de maîtrise quand Madame Bougnette, attristée par le départ de son mari alors qu'elle attendait son enfant, avait essayé de lui remonter le moral. Elle avait beau avoir eu les meilleures intentions du monde, sa proposition de lui fournir un onguent destiné à atténuer ses cicatrices l'avait frappé au cœur, le renvoyant quelques années en arrière, lorsque Simon le jeune apprenti défiguré était chassé par les autres enfants, cruels et moqueurs. "Hé, le pruneau ! Face de prune" !

Il tâtonna de la main à la recherche de son sac, posé en tas à côté de son lit par une infirmière trop occupée pour ne pas être pressée, et réussit à en extraire un petit bloc de bois, très similaire à celui dans lequel il avait sculpté une baleine devant la jeune Cendre. Il entailla le bois à l'aide d'un petit couteau qu'il portait en permanence à la ceinture, concentré sur sa tâche, sa douleur s'effaçant quelque peu grâce aux gestes qui requéraient toute son attention.

Quelque chose n'allait pas.

Sa main avait une certaine raideur, ses doigts semblaient sourds au grain du bois ; il força là où il aurait dû rester souple. Il sursauta quand la petite lame dérapa et lui entailla la paume, et il porta la blessure à sa bouche pour stopper l'écoulement du sang, sourcils froncés.
Simon de Windt
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Posté le 09/10/2021 à 11:44:01. Dernière édition le 09/10/2021 à 16:46:59 

Quelque part au sud de New Kingston, le 8 octobre 1721.
 
Debout sur la lande, sur la route qui les menait de New Kingston à Port Louis, Simon s’arrêta et contempla la beauté du paysage, appuyé sur son bâton, rassuré par son poids et sa fermeté entre ses mains. Il s’étonna une fois encore de trouver un paysage si semblable à ce qu’il s’imaginait des îles britanniques, ici, sous les tropiques. Le vent qui soufflait avec force malmenait les paquets d’herbe courte et les buissons étonnamment semblables à de la bruyère, et courait jusqu’aux falaises qui mettaient abruptement fin à la terre pour se jeter dans le vide -et l’océan. Face à ce spectacle, Simon avait l’impression tenace de se tenir debout au bord du monde. Un oiseau marin solitaire lança un cri en passant au-dessus de lui, très haut dans les airs. Il ralentit sa respiration, en recherche de la quiétude que lui avait enseigné Pierre Saint-Elme.

Si Euphemia était indubitablement une tornade, lui était plutôt comme l’œil du cyclone, un roc patient et immuable auquel se cramponner quand les éléments se déchaînaient. Il commençait à comprendre pourquoi et comment c’était lui qui avait mis en branle les événements qui leur avaient permis d’arracher Sasha aux griffes de son propre passé. Il ne maîtrisait pas toujours grand-chose, mais il essayait. Il avait failli perdre le fil ces derniers jours, encore meurtri par le rejet de sa compagne de route, comme en témoignaient ses échecs à exercer son art, qui heureusement s'étaient raréfiés à mesure que le temps passait. Peu à peu, il s’était mis à réapprendre, à regarder les choses sous un autre angle. Il avait été le témoin de premier plan des dégâts subis par sa sœur lors de son propre amour déçu, de l’impasse dans laquelle elle s’était fourrée avec toute la force franche et directe de ses émotions, et qu’elle avait mis tant de temps à surmonter -grandement aidée par celle qui était finalement devenue sa femme. Plus jamais il ne voulait voir Euphemia venir le trouver dans son lit, en pleine nuit, pour ne pas rester seule et pleurer sa peine. Et jamais il ne voudrait lui infliger ça, à elle. Si madame Oog ne partageait pas ses sentiments, hé bien soit. Elle ne lui avait pas menti. Elle ne l’avait pas moqué (dieu merci!) ni renié. Jusqu’au bout, elle avait été prévenante, et digne. Il avait alors fini par découvrir, à sa grande surprise, de multiples façons d'aimer. Et cette dame, il avait décidé qu’il la suivrait dans la bataille sans hésiter.
 
Il entrevit quelque chose d’autre au cours de sa songerie, des sentiments longtemps refoulés qui lui apparurent eux aussi sous un jour nouveau. Il toucha du doigt une vérité qu'il n'était pas tout à fait prêt à admettre, quelque chose qu’il accueillit avec un mélange de pudeur et de culpabilité.

Il se secoua pour sortir de sa torpeur. Au loin, Oog n’était plus qu’un point qui s’éloignait de plus en plus sur le sentier qui traversait la lande. Il devait presser le pas s’il ne voulait pas se laisser distancer.
Simon de Windt
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Posté le 10/10/2021 à 12:22:26. Dernière édition le 13/02/2022 à 00:10:39 

Dans la Maison de France, le 9 octobre 1721, dans l’après-midi.
 
Oog lui tapa dans l'épaule, lui donnant d'ultimes conseils, aussi fébrile que lui ou presque, et Madre Anna lui glissa quelques mots d'encouragement. Il monta sur l'estrade, bâton en main, dépassant soudain de haut le reste des spectateurs venus assister au tournoi. Devant lui, James s'avançait d'un pas sûr, certain de sa victoire.
 
 
***
 
 
Dans la nuit du 9 au 10 octobre 1721, au Toymaker.
 
Anthémis ouvrit la porte avec un luxe de précautions, s'assurant de ne réveiller personne, et alla s'installer à l'atelier de Simon. Elle y étala les manuscrits trouvés dans un temple clandestin de l’île, impatiente de les lire enfin, en sécurité, à la lueur d'une simple bougie pour ne pas attirer l’attention. Elle avait sous les yeux un de ces textes interdits si réputés de par le monde qu’on se les arrachait, à coups de dagues, de sommes exorbitantes et de vols fiévreux. Il était d'une valeur inestimable. Elle l’ouvrit à la première page et passa la main sur le papier à la texture rugueuse, comme momifié, préservé pendant des siècles par quelque moyen peu recommandable. Elle avait choisi de ne rien en dire au Barde. Elle avait une fortune entre les mains… Sans parler du reste. Il lui fallait le lire. Juste quelques pages…

Elle sentit quelque chose atterrir sur son crâne -une boule de papier ?- et se retourna vivement. Effie était là, entre les rayons de jouets de Simon, une lampe à la main. Elle était d'humeur massacrante depuis quelques jours, se languissant de son frère et de ses amis.
 
- Tu rentres tard, dit-elle en articulant exagérément pour être bien sûre que la sourde puisse lire sur ses lèvres. T’as fait un truc pas net ? Pourquoi tu te caches ? Ça fait des jours que t’es dehors.
 
La grande escogriffe se porta à sa hauteur. Anthémis referma le manuscrit, notant qu'un éclat d'or brillait au doigt d'Euphemia. Cette idiote s'était mariée ?
 
- Attends… Où t'as trouvé ça ? fit la brune, les dents serrées. On dirait le bouquin de Gemini…
 
Elle tendit la main pour le lui prendre, mais Anthémis réagit vivement et mit l’objet hors de sa portée, la regardant droit dans les yeux. Elle voulait lui voler son butin ?! Elle devait sans doute savoir combien ces manuscrits étaient précieux, Gemini le lui avait sûrement dit… Ça ne se passerait pas comme ça.
 
- Toi, je ne sais pas ce que tu mijotes, mais je te laisserai pas voler les affaires de mon père ! cracha la brune entre ses dents.
 
Anthémis réfléchit quelques instants. Les filles étaient seules à la maison : Simon était bien sûr encore en voyage, et Sasha dormait profondément dans sa petite cabane, dehors. La porte était fermée. Personne ne les entendrait. Anthémis posa les manuscrits, lentement, avant de retrousser ses manches. Le message était clair.
 
- Ah ouais, c’est comme ça ? lâcha Effie, les yeux lançant des éclairs.
 
Plutôt que de se redresser comme la plupart des bagarreurs, elle se tassa sur elle-même, presque comme un animal. Anthémis se mit en garde classique, gardant juste assez la tête froide pour ne pas sortir d'arme.
 
- On va voir qui corrige qui ! feula Effie, et elle bondit en avant, lançant un direct du droit qui fila vers la mâchoire d’Anthémis.
 
Cette dernière bloqua le coup, calculant sa vitesse, surprise par la force qu’elle sentit dans le poing de son adversaire. La suite ne se fit pas attendre. Effie profita de cette seconde de distraction pour lui envoyer une gifle de la main gauche, qui ne porta jamais : Anthémis lui avait envoyé son genou dans l'estomac, violemment, lui coupant le souffle et la faisant reculer. Effie repartit à l’assaut, furieusement, en une détente fulgurante, mettant sa portée supérieure à profit. Son pied heurta les côtes de la blonde avec un bruit sourd. Anthémis le lui bloqua, balayant son autre jambe pour l’amener à terre. Elle l'y maintint, la gratifiant de plusieurs coups de poing, le premier en plein sur la bouche, plusieurs autres au hasard sur le visage. Effie lui martelait les côtes, pile là où son pied l’avait déjà blessée. Elles roulèrent sur le sol, continuant d’échanger des coups ; aucune n’avait vraiment le dessus sur l’autre. Anthémis cherchait la gorge de la brune, à tâtons, lorsque Effie lui éclata le nez d’un coup puissant, qui la sonna et l’envoya en arrière, la main refermée sur quelque chose.
 
La blonde cilla, regardant ce qu’elle avait dans la main ; c’était un collier, dont l’attache avait été rompue lorsqu’elle avait tiré dessus.
 
- Rends-moi ça ! paniqua Effie, sans que l’autre ne puisse l’entendre.
 
Elle la découvrit alors, avec la peau verte, la crinière animale hérissée, les longues oreilles velues, les dents pointues et les yeux jaunes d’un chat.
 
 
 
***
 
 
Les filles se regardaient méchamment, assises de part et d’autre de la table, les manuscrits entre elles. Ébahie, sa morgue pour une fois laissée de côté et la tension retombant, Anthémis avait rendu son amulette à Euphemia, qui avait pu la réparer grossièrement et la remettre, dissimulant à nouveau son apparence derrière une façade d’illusions. Alors comme ça, la grande perche avait le sang vicié… Était-ce pour cela que Gemini s’était intéressé à elle ? Soudain, Anthémis regrettait plus que jamais d’avoir été séparée du reste des Maisons.
 
- Ça t’a suffi, la sourdingue ? T’es calmée ?
 
Anthémis lui fit un doigt d’honneur.
 
- Et si t’arrêtais d’être une pauvre conne, un peu ?! cracha Effie ; elle avait la lèvre fendue et un beau coquard lui gonflait déjà l’œil droit.
 
Anthémis lui répondit par un geste signifiant probablement quelque chose comme « Parle pour toi, tocarde ! ». Elle avait le nez qui pissait le sang, et elle appuyait d’une main un mouchoir en tissu dessus pour stopper l’hémorragie. Les deux jeunes femmes continuèrent de se jauger furieusement pendant de longues minutes.
 
- Y’a quoi, de toute façon, dans ce bouquin ?!

Anthémis fit la grimace, écartant la main. « Tu ne sais donc pas ? »
 
- Non, je sais pas ! Gemini m’a jamais laissée le lire.
 
Anthémis émit un ricanement silencieux.
 
- Parce que toi tu sais, espèce de grosse maligne ?
 
La jeune blonde laissa s’écouler un long moment sans répondre, répugnant à l’idée d’admettre sa propre ignorance. Elle finit par faire « non » de la tête, à contrecœur. Le tic-tac de l’horloge accrochée au mur résonna longtemps avant que la voix d’Effie ne s’élève une nouvelle fois.
 
- …On regarde ensemble ?
 
 
***
 
 
Plus tard cette même nuit, Effie vint se glisser sous les draps du lit de Sasha, tard, sans délicatesse, manquant la réveiller en sursaut. Elle ne dit rien et se colla contre le corps chaud de sa femme, au plus près qu'elle put, comme si elle voulait fusionner avec elle.
 
Sasha, prisonnière des brumes de ce réveil brusque, réagit d'instinct. Elle l'étreignit avec force en retour, alarmée par la peur primale, brute, qu’elle ressentit chez sa compagne, ce genre d’angoisse dont on ne peut plus se défaire une fois qu'elle a planté ses crochets en vous, celle qui pousse les enfants à venir se blottir entre leurs parents lors des nuits d'orage. Elle lui souffla des mots tout bas, des formules d'amour et d'affection dans ses deux langues. Elle ne réussit à rassurer suffisamment Effie pour qu'elle s'endorme que plusieurs heures plus tard, d'un sommeil agité et fiévreux.
 
Effie ne parla qu’une fois, juste avant de sombrer, pour lui demander une seule et unique chose : qu’elle laisse une bougie allumée sur la table de chevet.
 
Sasha s'exécuta sans discuter.
Sasha de Windt
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Posté le 12/10/2021 à 23:15:54. Dernière édition le 13/10/2021 à 00:07:07 

Effie prenait son bain, mettant de l’eau partout dans la petite salle d'eau du premier étage, pendant que Sasha reprisait sa robe, assise non loin sur une petite banquette. Elle chantonnait, travaillant doucement mais sûrement en attendant son tour de faire sa toilette avant de se coucher, encore une fois fatiguée mais ravie d’une journée de travail à la Terrasse. La boutique était fermée, verrouillée à double tour, ses occupants prêts à aller dormir -comme tout le reste de la rue.

D’étranges clameurs montèrent peu à peu de la rue en contrebas, des voix fortes, masculines, rappelant des ordres militaires, accompagnés des cris d’alarme des citoyens pris au dépourvu. Sasha délaissa son ouvrage, inquiète, se leva et alla doucement ouvrir la fenêtre la plus proche pour observer la rue.

Des rangées d’hommes en uniforme défilaient dans les rues d'Ulüngen, mettant au pas les citoyens, arme au clair. Ce spectacle lui arracha une grimace scandalisée. Elle les connaissait bien, ceux-là. Elle reconnaissait les insignes, les parures et les traits des soldats, des guerriers à la peau mate dotés de barbes et de moustaches soignées. Ils avaient combattu son pays pendant des siècles, elle les avait vu piller des villages et malmener les paysans, et surtout ils avaient tué l'un de ses frères -le soldat.

-Гребаные турки! cracha-t-elle, écœurée, avant de claquer les volets.
Euphemia de Windt
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Posté le 14/10/2021 à 17:03:40. Dernière édition le 14/10/2021 à 18:59:53 

 
 
Sasha était dans un état… Effie ne l’avait jamais vue comme ça, aussi nerveuse et sèche. Irritable. Sa femme lui raconta ce qu’elle savait de cet Empire, de ce peuple qui avait affronté le sien à de multiples reprises au cours de l’Histoire. Les deux nations faisaient partie de ces ennemis héréditaires comme pouvaient l’être les grandes nations voisines d’Europe et d’ailleurs, bloquées depuis des siècles dans des rivalités plus ou moins sévères, et plus ou moins justifiables.
 
Les rues d'Ulüngen étaient désertes ou presque, pour l'heure principalement arpentées par les soldats en uniformes rutilants de l’Agha Seyfeddin. Le couple était bloqué depuis deux jours au Toymaker, et on les avait forcées à fermer, à l’instar de la plupart des autres boutiques de la rue, le temps que le calme revienne ou que d’éventuels rebelles se soumettent. Effie avait décidé de se risquer dehors coûte que coûte. Elle avait désespérément besoin d’informations, sans parler de pouvoir s’assurer que son frère et ses amis soient en bonne santé.
Elle avait à peine mis un pied dehors qu’elle se heurta à deux gardes qui la tinrent en respect à la pointe de leur sabre.
 
- Qu’ess’que vous bloquez devant chez moi ? Poussez-vous ! s’offusqua-t-elle.
 
Le premier soldat, qui ne parlait probablement pas assez bien la langue, regarda son collègue qui s’éclaircit la gorge.
 
- Tu ne peux pas sortir comme ça, fit l'homme avec un lourd accent.
 
- Comment ça je peux pas sortir comme ça ?
 
- Ta tête. Tu dois porter le hijab hors de chez toi. C’est la loi, dit-il en pointant du doigt une affiche placardée à un mur tout proche, qui listait les « lois de Fatih » récemment émises. Sinon

L'homme fit mine d'avancer la main d'une manière menaçante, comme pour lui saisir le bras.
 
- Mon mari, il est dehors, le coupa-t-elle du tac au tac. Je dois le rejoindre pour ramener à manger. Il s’est trompé, il a emporté mon truc avec lui ! Je veux bien le mettre moi, mais comment je peux le mettre si je l’ai pas ? Vous en avez un à me donner, vous ?!
 
Les deux hommes pincèrent les lèvres, désarçonnés par l’aplomb de la jeune femme et incertains quant à la marche à suivre. Ils la regardèrent d’un air terrible, essayant sans doute de voir si elle allait se démonter ou non. Elle insista, comptant sur le calme relatif dont ils avaient fait preuve jusqu'ici ; ils n'avaient pas l'air d'avoir pour consigne de violenter les civils, au contraire.
 
- Vous me croyez pas, c’est ça ? renchérit-t-elle d’un ton irrité. Ah, si je suis en retard, je vous jure… !! Mon pauvre mari !
 
Effie exhiba alors ostensiblement son alliance pour prouver ses dires. Les soldats examinèrent longuement la bague en or qui ornait son annulaire gauche, puis ils se concertèrent à voix basse, l'homme qui avait parlé expliquant la situation à son collègue moins doué en langues, lequel finit par faire un geste de la main assorti d’une grimace pour exprimer son agacement devant cette perte de temps. Ils finirent par céder, libérant la voie à Effie qui fila entre eux, non sans qu’ils l’enjoignent une dernière fois à prendre garde de bien porter son hijab. Ils ne seraient sans doute pas aussi cléments la prochaine fois.
 
Elle partit en ville, direction le palais, en quête des autorités locales -s'il en restait.
Euphemia de Windt
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Posté le 20/10/2021 à 16:33:12. Dernière édition le 20/10/2021 à 23:58:33 

- Tu es sûre ?
 
- Oui. Comme ça, ça fera sûrement plus garçon. Regarde, y’en a plein qui l’ont fait chez les voisins. On pourra même sortir dehors ensemble si ça marche, genre mari et femme.
 
Sasha hocha la tête et se mit au travail, la mort dans l’âme, prenant quand même le temps de caresser une dernière fois la crinière de sa bien-aimée. Bientôt, le bruit des ciseaux se fit entendre dans la petite cabane à côté de la Terrasse, et les lourdes boucles brunes tombèrent au sol.
C'était la première fois qu'elle s'en occupait, mais Simon, qui avait à une époque tenté de rafraîchir la crinière indisciplinée de sa sœur, s’était vite rendu compte que ses efforts ne servaient pas à grand-chose à long terme : dans un laps de temps absurdement court, c’était comme si les cheveux d’Euphemia étaient de nouveau plus sauvages que jamais, au point qu’il aurait quasiment fallu y revenir chaque semaine.
 
Sasha recula une fois son œuvre finie, retaillant quelques cheveux par-ci par-là, et tendit enfin un miroir à sa femme qui s’impatientait sur son tabouret. Effie s’examina longuement, secouant la tête, passant la main dans ses mèches courtes.
 
- Hé bah, c’est plutôt pas mal, non ? Qu’est-ce que tu en penses ?
 
- Quel gâchis, soupira la rouquine, regardant d’un air désolé le tas de cheveux noirs par terre.
 
- Ça repoussera, mon cœur. T’en fais pas.
 
 
***
 
 
Le subterfuge semblait marcher : quand ils voyaient un couple comprenant une femme voilée, les patrouilles turques avaient tendance à ne pas s’y attarder, préférant conserver leur temps et leur énergie pour mater les dissidents qui ne manquaient pas. Il arrivait encore qu'on agresse les gardes la nuit, et on retrouvait régulièrement des corps dans les rues au matin. Les nouvelles en provenance des autres villes étaient les mêmes ou presque, les Turcs régnaient jusque dans les moindres recoins de Liberty. Simon avait été emporté avec le reste des curieux qui s’étaient aventurés jusque dans la mosquée que ces fous avaient établie sur le temple, au centre de l’île, et Anthémis avait à nouveau disparu dans la nature, laissant l’impression au couple de jeunes femmes que le Toymaker lui servait d’hôtel. Peut-être la reverraient-elles débarquer comme si de rien n'était lorsque toute cette histoire serait finie, toujours aussi maussade.
 
Les rumeurs échangées à voix basse sur le marché parlaient de jeux cruels en préparation, des épreuves organisées par les chefs Ottomans dont les rivalités étaient ressorties au grand jour, probablement à cause de l'éloignement entre eux et leur Sultan et l’unité qu’il leur imposait. Autrement dit, chacun d’eux souhaitait le trône pour lui-même, et se retrouver à l'autre bout du monde était l'occasion rêvée de se débarrasser de l’héritier qu'on prétendait complètement fou ! En tout cas, c’est ce qui se disait. Car on avait peu de certitudes au final, mais heureusement, certaines missives arrivaient à passer. Apparemment, même les gardes les plus zélés ne pouvaient empêcher les citoyens de s’échanger des nouvelles, quitte à user de méthodes inventives. Madame Verbeek, la boulangère du coin et amie des De Windt, arrivait à communiquer avec son fils aîné, désarmé et bloqué dans la caserne avec le reste des gardes hollandais, en cachant des parchemins roulés dans la mie du pain qu’elle apportait à la cantine de la garnison. Étonnamment, les traîtres semblaient rares ; tout le monde ou presque paraissait prêt à se serrer les coudes plutôt que d'essayer de plaire à l'envahisseur.
 
Elles n’avaient plus qu’à espérer que les habitants réduits en esclavage trouvent une solution, et vite, quitte à fomenter une révolte à grande échelle. Ou que les chefs rivaux finissent par s’entre-tuer, en espérant qu’ils n’emportent personne d’autre qu’eux-mêmes et leurs sbires dans ce conflit, bien qu’elles aient peu d’espoir sur ce dernier point.
 
Bref, les filles en étaient réduites à attendre. Pour la première fois de sa vie, Effie pria avant de se coucher le soir, pour son frère et tous les autres.
Simon de Windt
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Posté le 29/10/2021 à 16:32:43. Dernière édition le 29/10/2021 à 23:26:13 

On les avait forcés à se battre pour les punir de leur manque de coopération, postant des soldats en armes pour leur couper la retraite vers les geôles, les empêchant de rentrer jusqu'à ce que les portes se referment officiellement pour annoncer le début de la boucherie.
 
Cendre était à l’abri dans les gradins, au moins. Arina était là, et Madre Anna était aussi à ses côtés, ainsi que Yulia et d’autres encore de ses infortunés coéquipiers. Il avait entraperçu Faye de l'autre côté de l'arène, déjà prise par les combats. Il avait tenu la main à la nonne dans les premiers instants de l’assaut, surveillant chaque coin de l’arène du regard pour trouver un échappatoire, évitant de fixer les soldats de Sokollu qui occupaient les gradins. Leur absence d’émotions était pire encore que s’ils les avaient moqués et insultés.

Et puis, le chaos.

Un des "gris", un de ceux qui restaient dans leur coin des cellules, avait immédiatement fait feu, envoyant au tapis deux silhouettes distantes. Simon avait rentré la tête dans les épaules en entendant le fracas de tonnerre des détonations, et tressailli en voyant Madame Bougnette pointer son arme sur la foule et faire feu à son tour, abattant plusieurs autres corsaires. Ensuite, quelqu'un avait chuté dans le sable, glissant ou étant poussé des gradins, il l'ignorait. Il plaignit sincèrement l'inconnu, et alors seulement il vit avec horreur que c'était nulle autre que Oog qui se retrouvait ainsi piégée à son tour dans l'arène. Il s’était senti déchiré en deux, combattant son désir de rompre les rangs avec ses camarades pour courir la rejoindre, quitte à s'exposer, plutôt que de la laisser seule au milieu du massacre ; sa tête lui hurlait de rester avec les siens pendant que son cœur s’emballait comme un cheval au galop, incapable de la moindre pensée rationnelle dès qu'il la voyait esquiver un coup -ou en porter un.
Elle avait disparu à sa vision, et plus tard, le capitaine pirate et d’autres l’avaient pris à parti, nettoyant le reste de son équipe, massée dans un coin de l’arène pour tenter de se protéger un minimum. Il s’était réveillé à l’hôpital, le même hôpital froid et puant le sang, l'urine et la sueur. Il s'habituait aux blessures, et cela l'effrayait. Toujours plus découragé, il n'était revenu en cellule que pour être témoin -et subir- d’autres blessures, coups et humiliations. Leur geôlier était fou, de cette folie propre aux fanatiques convaincus d’agir pour le bien suprême tout en vous réduisant à l’état d’épave.
 
Quand il avait enfin osé retourner dans l’arène, le visage tuméfié après les coups infligés par Youssef, l’âme damnée de Sokollu qui avait pour ordre de les mettre au pas, il avait vu Madame Bougnette. Il s’était approché d'elle prudemment, craignant de se faire attaquer tout en n’osant pas croire à ce qu’il avait vu : Bougnette participant au massacre et obéissant aux injonctions des envahisseurs. C’est là qu’elle lui avait dit qu’ils l’avaient forcée, menaçant son enfant à naître dans un chantage écœurant. Il l’avait étreinte, essayant de lui transmettre ses émotions, incapable de dire grand-chose à voix haute, et Bougnette était repartie rejoindre ses camarades.
Il avait discrètement essuyé ses larmes, du moins l’espérait-il, mais sans grand succès visiblement : Arina, bénie soit-elle, avait réussi à faire de l’humour, lui arrachant un rire bref et douloureux mais sincère. Ensuite c’est Oog, inquiète, qui l’avait interpellé depuis les gradins. Entendre sa voix, voir son visage, savoir qu’elle allait bien, au moins mieux que lui… Les quelques paroles échangées au travers de la porte munie de barreaux lui avaient mis du baume au cœur, et accordé un regain de courage, mêlé à la peur de la voir précipitée à nouveau dans l’arène elle aussi.
 
Dans la même soirée, Sokollu avait forcé Turb à boire jusqu’à manquer le noyer quand il s’était aperçu que ses prisonniers tentaient de se débarrasser de Youssef. Le spectacle avait été terrible, les bravades de l’homme supplicié ne faisant qu’accentuer la colère de l’Ottoman qui avait fini par le battre jusqu’à le plonger dans l’inconscience.
 
Tard le soir, après qu'on eut emporté Turb salement amoché, assis dans les geôles au sol souillé pompeusement nommées « vestiaires », parsemées de taches de sang et d’instruments de torture entre quelques couchettes rudimentaires, il ferma les yeux, remonta les genoux contre sa poitrine et posa son front sur ses bras croisés autour de ses jambes. Il avait fini par perdre le fil des jours pendant sa captivité. Il songea aux gens qu’il aimait, à sa sœur et à Sasha qu’il n’avait pas vues depuis si longtemps d'abord, finissant par se focaliser sur la femme qu’il s’était juré de suivre jusque dans la bataille pour peu qu'elle le lui demande. Il se remémora leur voyage, ce qu'il avait expérimenté et découvert sur lui-même et le monde à cette occasion, ce qu’elle lui avait appris et montré de l’île et d'une vie faite d’aventures, et enfin comment il en était venu à la considérer comme son mentor, et l’aimer jusqu’à lui vouer une admiration sans bornes. Il y puisa du réconfort et de la force, autant que possible, pour tenir jusqu’à la fin de cet enfer.


Simon de Windt
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Posté le 01/11/2021 à 00:17:02. Dernière édition le 01/11/2021 à 14:19:19 

Le 30 octobre, au soir, dans l'arène des chefs ottomans.
 
La petite pleurait à chaudes larmes juste au-dessus de lui, qui était en train de sculpter un loup dans un petit bout de bois cédé par Madre afin qu’il s’occupe l’esprit. Il leva le nez, la considéra un instant puis se redressa, et tendit les bras vers le parapet. Cendre s’y laissa descendre de bonne grâce et il la réceptionna dans ses bras, ému par sa détresse. Il leur avait suffi d'évoquer les filles, restées à la maison et sans nouvelles d'eux depuis des semaines. La gamine s'apaisa un peu à son contact.

- Dis Simon… un jour… si je trouve un énorme bout de bois… tu voudras bien chercher si y'a un éléphant dedans ? dit-elle, collée au jeune homme, le visage écrasé contre son épaule.
 
Elle était persuadée que les animaux que lui ou sa sœur pouvaient sculpter existaient déjà dans le bois, et qu’ils ne faisaient que les en faire sortir. Il sourit devant son étrange manie qu'il avait appris à accepter, y trouvant une certaine poésie, et s'installa pour la nuit tout en la portant à bras-le-corps.
 
- Oui, bien sûr. Et je te parie qu'on en trouvera un.
 
Il ne la lâcha pas un seul instant, la laissant s’endormir contre lui, tâchant de la rassurer tout en trouvant lui-même du réconfort à sa présence. Il avait tué Youssef, le chef des gardes de Sokollu. Il était hanté par l’expression confuse de l’homme lorsque le coup de bâton avait violemment atteint sa tempe. Il était ensuite devenu tout flasque et s’était affalé par terre, les yeux révulsés. Les prisonniers avaient fouillé son corps pour y trouver un jeu de clefs, et lui comme ses compagnons de cellule s’étaient réjouis de la chute de la brute. Et puis, ensuite, il avait manqué vomir en réalisant son geste. Ils l’avaient tous attaqué dans l'espoir de s'en débarrasser, mais c’était lui qui avait porté le coup fatal. Il avait tué quelqu’un. Et Sokollu allait sans doute le lui faire payer.
 
 
***
 
 
Le lendemain soir…
 
- Où est Youssef ? tonna Sokollu Mehmet.
 
Il interrogeait les « gris » présents dans l’arène, guettant la moindre réaction qui trahirait le ou les coupables. Simon se fit tout petit, interrompu au milieu de la sculpture qu’il avait reprise un peu plus tôt, n’osant regarder leur geôlier attitré en face, déjà catalogué comme l’un des plus faibles du groupe par l’Ottoman. Incapable de faire dans la bravade comme les autres qui tentaient de mener Sokollu en bateau, il garda le silence, persuadé que sa culpabilité était aussi visible que le nez au milieu de la figure.
 
- Je n’ai trouvé que du sang, et des traces de lutte ! continua-t-il, sa colère enflant rapidement. TOI ! Que s’est-il passé ? Réponds !
 
Simon osa enfin lever les yeux, le cœur chutant dans sa poitrine, craignant ce qui n’allait pas manquer d’arriver, et il croisa le regard sombre du chef Turc. C’était bien à lui qu’il s’adressait, isolant le maillon faible. Sokollu se pencha, ses yeux lançant des éclairs sous ses sourcils broussailleux, sa colère presque palpable. Simon bafouilla une excuse pitoyable, peu convaincante. Le Turc serra une de ses grosses mains autour de la sienne, celle qui tenait encore sa sculpture de bois. Simon grimaça, les doigts puissants de Sokollu enserrant les siens dans une étreinte implacable et déjà douloureuse.
 
- Peut-être s'est-il enfui… ? hasarda-t-il pour faire écho aux autres, trop tard peut-être, se crispant pour résister à la douleur naissante.
 
- Misérable insecte
 
Sokollu serra encore, à en faire craquer les doigts et la sculpture de bois. Simon inspira brutalement de l’air.
 
- Je ne sais pas, monsieur ! Je ne sais pas !
 
- Ne me mentez pas, jeune brûlé ! C'est le reste de votre personne sinon que je vais passer au feu ! Ainsi, ne restera que la vérité !
 
Il accentua la pression. Simon tomba à genoux, saisi et incapable de répondre, et agrippa le poignet de Sokollu pour tenter de lui faire lâcher prise. Le Turc, utilisant son autre main, gifla le visage du jeune homme, lui éclatant la lèvre.
 
- La vérité ! Parle !
 
- Je l'ai tué ! Je l'ai tué, finit par avouer Simon, la panique l’envahissant en sentant ses phalanges à deux doigts de céder.
 
Sokollu sourit, d’un sourire dur et sans joie.
 
- Moi tout seul, pendant qu'il dormait, ajouta-t-il, tentant tout de même de mentir pour éviter la punition à ses compagnons. Les autres ne le savent pas ! Lâchez moi, s'il vous plaît… S'il vous p-AAH !
 
Simon inspira à nouveau une grande goulée d’air quand le premier doigt céda, il sentait le bois s’enfoncer dans la chair de sa paume. Les tentatives des autres pour retenir le Turc ne firent que l’énerver davantage, et il serra encore, sans plus se retenir. Simon haleta en sentant plusieurs phalanges éclater sous la pression. Il essaya de frapper son tortionnaire en désespoir de cause, mais celui-ci se contenta de lui asséner une autre gifle, encore plus sèche. Cendre lui bondit dessus comme une furie, se faisant repousser à plusieurs reprises, aidée par Carter et d’autres qui commençaient à s’agiter pour de bon autour de la scène.
 
- Vous êtes une brute, dit le jeune homme, la lèvre éclatée et la main virant à un violet malsain dans la poigne de Sokollu.
 
- Je suis une brute ? Vous ai-je mal traité ? Comme j'en avais pourtant le droit ? Toi, Simon, à qui j'ai montré une attention particulière, te confiant des tâches… dit-il en secouant la tête. Je suis déçu.
 
- J'ai tué Youssef, votre chien de garde, et il ne fera plus de mal à personne. C'est cela qui vous dérange le plus, je parie ajouta Simon, en sueur, les cheveux collés à son front. Vous croyez donc que nous sommes amis ? Vous avez réduit ma ville en esclavage !
 
Le soldat se pencha vers le sculpteur, menaçant.
 
- Penses-tu réellement que je pense que tu as pu agir seul ? Tu n’es que le premier sur ma liste, dit-il avant de le frapper d’un violent coup de tête.
 
Simon manqua tourner de l'œil, le nez écrasé, puis Sokollu tendit les bras, gardant toujours la main du jeune homme emprisonnée dans la sienne, le forçant à suivre le mouvement ou à lui disloquer l'épaule.
 
- Nous n'avons pas réduit ta ville, mais l'ÎLE à notre merci ! s’écria-t-il.
 
Il serra une dernière fois, de toutes ses forces, réduisant la main droite de Simon en bouillie, qui put distinctement sentir les os de ses doigts se briser en plusieurs morceaux pointus et transpercer sa peau. La nausée lui tordit le ventre et la douleur l’aurait fait hurler à s’en faire éclater les poumons s’il n’avait pas déjà été à moitié assommé par le tabassage en règle. Sokollu, humiliation suprême, utilisa son propre poing en charpie pour frapper la pauvre Cendre qui s’égosillait, le mouvement brusque tirant d’un coup sur le bras de Simon ; un « pop ! » horrible suivit, l'épaule n'ayant pas tenu. Le jeune homme grogna, pendant comme un pantin désarticulé au bout du bras puissant de Sokollu Mehmet, des papillons envahissant son champ de vision, agitant vainement sa main valide dans les airs quand il avait senti que son épaule avait cédé. Il perdit enfin connaissance avec bonheur, sa main en morceaux l’élançant affreusement au bout de son bras dont l’articulation n’était plus qu’une boule de feu.
 
 
***
 
 
Il émergea quelques minutes plus tard, s’agitant par réflexe en sentant qu’on tripotait son épaule en feu. Il remua, essayant de bouger, réalisant que seul l’un de ses bras lui obéissait, l’autre pendant, complètement inerte. Il reconnut difficilement Madre, Cendre, Yulia, Arina, Cailtin, celui qu’on appelait Manouche, cet Assashin, le pirate au teint pâle et aux dents longues et d’autres encore, qui s’affairaient autour de lui, fébriles. Aucune trace de Sokollu. Il les entendit mais les comprit à peine, en train d’échanger des paroles pressantes, des conseils et même des invectives, dans un brouhaha qui lui cogna vite dans les tempes et lui fit mal au crâne. Chaque geste mettait son bras droit au supplice. Cendre, agenouillée au-dessus de lui, prit son visage entre ses mains et lui parla. Il ne comprit pas ses mots, mais chercha maladroitement le contact en levant sa main indemne pour la toucher, la vue brouillée par intermittence.

À ce moment précis, Madre tira d’un coup sec sur son épaule avec ses deux mains, en y mettant simultanément autant de force et de douceur qu’il était possible, tandis que Yulia le maintenait solidement. Il tressaillit violemment et se cambra, la douleur de son épaule remise en place cédant à un soulagement presque aussi insoutenable, puis à une nouvelle vague de douleur atroce quand ses doigts tordus dans tous les sens entrèrent en contact les uns avec les autres. Il haleta à petites bouffées rapides sans pouvoir se maîtriser, retournant subitement à l’état d’enfant. Il se remémora l’immonde supplice des bandages qu’on lui changeait plusieurs fois par jour, souillés de fluides et de sang, lorsqu’on l’avait soigné de ses brûlures étant petit. Madre lui fit boire un peu d’une liqueur abominablement forte et il se détendit un peu, la cervelle toujours plus embrumée, bien trop pour se concentrer ou réaliser quoi que ce soit. Il voulut se redresser pour regarder sa main, mais Cendre lui cacha les yeux. Il tenta de l’en empêcher sans grand succès, sombrant finalement à nouveau dans l’inconscience lorsque Madre lui fit boire le reste de la liqueur, le renvoyant au pays des songes le temps que les deux soigneuses récupèrent ce qu’elles pouvaient de sa main massacrée.
Simon de Windt
Simon de Windt
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Posté le 03/11/2021 à 11:57:57. Dernière édition le 05/11/2021 à 17:13:40 

Il ne garda aucun souvenir ou presque du dénouement final, du sort des Turcs et de leur libération.

Les dernières heures de captivité des citoyens de Liberty aux mains des ottomans s’étaient écoulées sans qu’il n’ait conscience de grand-chose. Les brumes tourbillonnant dans sa tête, résultant du mélange de médicaments, de décoctions et de drogues ingérées -qu’il ait le choix ou non- afin de l’aider à combattre la douleur, s’était chargées de lui épargner la vue du massacre final et le destin macabre de la plupart des chefs turcs, que les témoins des différentes scènes lui rapportèrent en détail plus tard. Sokollu s’était battu jusqu’au bout, l’attaquant même à nouveau dans la mêlée et lui infligeant d’autres blessures avant d’être intercepté par un groupe de révoltés s’étant alliés pour abattre le terrible soldat.

Cendre le soutint pendant leur escalade vers l’extérieur, l’aidant à retrouver l’air libre pour la première fois depuis plusieurs semaines. On put enfin examiner plus en détail sa main, Madre Anna allant jusqu’à la renifler pour déceler toute odeur suspecte qui aurait trahi un début d’infection, heureusement sans rien trouver d’anormal malgré la myriade de couleurs qu’elle arborait maintenant, du vert au violet. Il la garderait sans doute, mais au bout de combien de temps la récupérerait-il et dans quel état, cela, impossible de le dire à l’avance…
Le retour en ville, toujours accompagné par la jeune fille, se fit dans le plus grand des calmes pour lui, là où d’autres laissaient bruyamment éclater leur joie, voire leur colère, réglant quelques comptes ou vieilles rancunes sitôt qu’ils recouvraient la liberté. Il ne revit pas la plupart de ses compagnons de cellule, qui étaient déjà repartis de leur côté vers leurs villes et demeures respectives, mais il fut soulagé de pouvoir au moins dire au revoir à certains d’eux, Arina en tête. Il pria pour qu’elle fasse bonne route, heureux de l’entendre annoncer son désir de visiter enfin la ville batave, et se faisant la promesse de l’accueillir si elle le souhaitait. Son cœur se serra en pensant à ces gens, des inconnus avec qui il avait dû se serrer les coudes lors de ces événements étranges. Le petit fabricant de jouets amoureux de son confort comprenait enfin un peu de la solidarité que pouvaient éprouver des frères d’armes, et il se jura de les revoir un jour dans des circonstances plus clémentes… de ne pas laisser mourir bêtement ce lien ténu mais bien présent, forgé par la force des choses dans les geôles ottomanes.

Ensuite il y eut, bien sûr, les retrouvailles. Ils finirent par arriver au Toymaker, restant d’abord plantés devant la porte, indécis et n’osant peut-être pas vraiment croire qu’ils pouvaient être de retour. Il leva la main une fois, deux fois, et la troisième fut la bonne : il toqua à la porte, le cœur tambourinant dans la poitrine, ne sachant ce qu’il allait y trouver. La porte s’ouvrit brusquement, et il tomba nez à nez avec le visage constellé de taches de rousseur de Sasha, encadré par sa chevelure flamboyante qui cascadait sur sa robe. En fond, il entendit la voix de sa sœur, demandant probablement qui était leur visiteur. La rouquine se figea, ses yeux bleu pâle s’agrandissant démesurément, puis elle lâcha un cri aigu qui fit accourir sa jeune compagne depuis l’étage, manquant la faire s’étaler au bas de l’escalier dans sa précipitation. Euphemia hurla à son tour, un son d’allégresse pure, en voyant qui apparaissait dans l’encadrement de la porte, puis les deux filles leur sautèrent au cou, manquant les renverser, lui arrachant un rire irrépressible entrecoupé de « aïe ! » et de « ouille ! » lorsque son épaule et sa main se rappelèrent à son bon souvenir. Ils pleurèrent, beaucoup, s’embrassèrent encore plus, et quand enfin elles les lâchèrent un peu, il prit le temps de les regarder. Parfois, la nuit dans les cellules, quand il en venait à se demander si cela finirait un jour, il s’était surpris à être saisi de l’angoisse irrationnelle et puissante du moment où il peinerait à se rappeler leurs visages.
Il fronça les sourcils, dérouté par un détail sans réussir à mettre le doigt dessus de prime abord ; Sasha n’avait pas changé, l’air toujours brave et solide malgré ces temps troublés, mais… il contempla les boucles brunes bien raccourcies de sa sœur, réalisant enfin, stupéfait de voir Euphemia avec les cheveux aussi courts. Ce simple détail, pourtant bête et sans importance, suffit à lui faire perler les larmes aux yeux à nouveau.
Effie passa les mains sur son visage, gagnée par un soulagement étouffant après les effusions de joie, le touchant sans mot dire comme pour s’assurer qu’il était bien réel, caressant ses cheveux, ses tempes et ses joues mal rasées. Sasha se détourna pour se moucher bruyamment en lâchant un juron dans sa langue natale, laissant un peu d’espace au frère et à la sœur, le bras autour de l'épaule de la gamine. Effie s’attarda longuement sur la main meurtrie enroulée dans d’épais bandages, la palpant avec une douceur infinie, grimaçant en miroir de son frère lorsqu’un élan de douleur le traversait. Puis, elle saisit son visage entre ses mains, lui fit pencher la tête et lui embrassa le front avant de l’attirer à nouveau contre elle, laissant reposer sa joue sur son épaule et lui murmurant des mots d’amour et d’affection, essayant d’exorciser sa peur et sa peine en une longue litanie à seule destination de son jumeau.


***


Ils se tenaient tous les deux devant le Toymaker, le lendemain midi, debout dans la rue où la vie reprenait son cours. Le soleil réchauffait doucement ses joues, rasées de frais grâce à Effie qui avait mis un point d’honneur à l’aider à faire sa toilette et à enfiler des vêtements propres au réveil. Quand elle était redescendue, le laissant seul, enfin lavé de la crasse des geôles, il s’était examiné dans le petit miroir monté au-dessus de la bassine, longtemps. Un étranger lui avait rendu son regard dans la glace, un jeune homme aux yeux caves et aux traits creusés, aux cheveux ébouriffés et à la peau pâle et marbrée de coups, le nez encore enflé. S'il se tâtait les flancs, il sentait ses côtes. Un gros hématome violet englobait toute son épaule droite, et les bouts de ses doigts qu’on voyait dépasser des bandages autour de sa main étaient encore plus affreusement colorés.
Il changea d’appui, étirant les orteils avec bonheur dans les chaussures les plus confortables qu’il avait pu trouver, savourant le contact des vêtements frais et propres sur sa peau, ainsi que le simple plaisir d’être dehors et de pouvoir déambuler à sa guise. C’était une belle journée, pleine de promesses dans la cité d’Ulüngen, à nouveau libre comme le reste de Liberty de reprendre son quotidien chaotique et merveilleux.

- Tu es sûr de toi ? lui demanda doucement Euphemia, connaissant déjà la réponse.

Il inspira posément, contemplant cette façade qu’il aimait tant, la petite boutique pimpante toujours vaillamment debout, l’enseigne historique réalisée par feu son maître trônant fièrement au-dessus de la porte, le joueur de tambour aux couleurs éclatantes fidèle au poste proclamant qu’il s’agissait là d’un lieu destiné à la chaleur, à la vie et à la joie. Un refuge. Sa maison.

- Oui, répondit-il simplement, sa main blessée se crispant légèrement.

Cela suffit pour qu’un élan de douleur remonte le long de son bras, sans qu’il y prête grande attention. Sa main le lançait en permanence, et il ne pouvait s’empêcher de tâter les bandages, doucement, à chaque fois que son esprit s’égarait, espérant sans y croire que cela le fasse moins souffrir cette fois-ci, déjà impatient. Il sentait qu’il s’habituait à la douleur, qui ne cessait jamais à moins qu’on ne le bourre de médicaments. Il apprendrait et vivrait avec -terrible idée en vérité. Il remua le bras, faisant jouer son épaule encore sensible mais déjà en bien meilleur état que le reste, puis il s’avança, soulevant une pancarte de bois et l’accrochant à un clou préalablement planté par Effie en quelques coups de marteau, qui aida son frère à ajuster le panneau afin qu’il soit bien droit. Ils regardèrent ensuite chacun leur œuvre, lisant en silence les mots inscrits à la peinture dorée. Simon étant incapable d’écrire le temps que sa main guérisse, Effie avait tracé les lettres elle-même, en s’appliquant comme jamais elle ne l’avait fait dans sa vie à propos d’écriture.


« FERMÉ JUSQU’À NOUVEL ORDRE »


Les clients pourraient toujours accéder à la Terrasse, bien sûr : ils avaient déjà fait aménager une petite porte sur le côté du jardin séparant le Toymaker du restaurant à proprement parler, dans l'arrière-cour. Les gens voudraient sans doute venir partager un bon repas, maintenant plus que jamais. C'était le temps de l’ivresse, de la célébration et des retrouvailles, on avait besoin de rire, de parler et de festoyer en bonne compagnie, et Simon comptait bien en être. Ils avaient près d'un mois de captivité, de brimades, de privations et d'épreuves à oublier, si jamais cela leur était permis. Et si quiconque devait ressentir la moindre culpabilité, elle devrait attendre son tour, que les derniers rires se soient éteints, que les amants se soient éclipsés pour retrouver le secret de leur couche à la faveur de la nuit, et que les ultimes fêtards se soient éloignés en titubant au petit matin.
Ils étudièrent ensemble la pancarte, longtemps et en silence, puis Euphemia fit un pas en avant, rouvrit la porte d’entrée et le tira doucement par la manche pour qu’il revienne s’installer autour d’un festin soigneusement préparé pour lui. Sasha avait insisté pour faire certains de ses plats préférés, se précipitant dès l’aurore au marché avec une liste très précise de victuailles à ramener et revenant avec de quoi cuisiner pour un régiment. Elle accueillit leur entrée avec son beau sourire à fossettes, un tablier passé autour des hanches. Ce serait bientôt prêt, et une théière pleine de son thé favori fumait déjà sur la table, à côté d’une montagne de beignets et de gâteaux. Ça embaumait le pain chaud, et le parfum d’un rôti tendre et juteux accompagné de ses patates au four lui chatouilla les narines. Il inspira à pleins poumons le mélange d’odeurs. C’était si appétissant, après tant de jours à se contenter de sucreries jusqu’à l’écœurement et de restes moisis, qu’il se surprit à saliver sans pouvoir s’arrêter.
Tout avait été laissé en plan de son côté de la boutique, son atelier, ses outils et les créations sur lesquelles il travaillait au moment de l’enlèvement, et il songea avec tristesse qu’il lui faudrait encore de longs mois avant d’être capable de fabriquer à nouveau quoi que ce soit. Mais pour le moment, un bon repas l’attendait, ainsi que ses livres, son fauteuil préféré, et surtout son lit si moelleux, un vrai lit douillet avec autant d’oreillers qu’il le voudrait… La veille au soir, il en avait quasiment pleuré.

Et il ne serait pas seul. Il referma gauchement la porte derrière lui à l’aide de sa main valide, son estomac se manifestant bruyamment. La famille De Windt était réunie chez elle, soudée.


-Fin ?-
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