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La première bouffée d'air pur (et autres moments insignifiants du quotidien)  
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Solal
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Posté le 31/01/2021 à 23:16:05. Dernière édition le 14/02/2021 à 00:58:38 

     Cela arrive un soir. Rien ne laisse présumer dans l'air que cette fois-ci une barrière s'est rompue, que quelque part, très loin d'ici, une porte s'est ouverte. Rien qui ne vient troubler le silence paisible de la ville. Une minute, puis une autre, soudain tout bascule, intangible bouleversement, et le temps reprend son cours comme si de rien n'était.  

     Une main toutefois, s'accroche maintenant désespérément à une autre porte, celle-ci faite d'un bois bien réel peint en rouge. Les doigts agrippent le plus fort possible, puis tirent, ramènent, non pas la partie au tout mais le tout à la partie.  

     Un corps franchit l'invisible limite. Tombe lourdement sur le sol avec un bruit sourd, et un juron. Puis se retourne, se tâte, bras, jambes, torse, appréciant les contours, savourant le contact nouveau des doigts sur la peau. Découvrant cette incroyable euphorie de se sentir en vie.  

    Étalé de tout son long sur le parquet, Solal ouvre finalement les yeux, sur un ciel scintillant d'une myriade d'étoiles. Il sourit. Et prend, pour la première fois de son existence, une grande bouffée d'air pur.
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Posté le 14/02/2021 à 00:58:18. Dernière édition le 14/02/2021 à 01:07:28 

Octobre 1720.

     Les travaux étaient enfin achevés. Ten se tenait pour la première fois à l'entrée de son antre, bras croisés, détaillant le mobilier pour savoir si quelque chose manquait. Elle fit un pas hésitant sur le bois au sol, puis un deuxième, plus assuré celui-ci. Enfin elle se mit à se promener complètement, visitant les différentes pièces, un sourire heureux et fier sur les lèvres.

     Elle marqua une pause devant le grand tori de bois rouge se dressant, planté dans l'eau, à l'arrière de la petite maisonnette. Elle se tenait sur les marches de l'escalier y descendant depuis la plateforme, et le contempla un long moment. Son immense silhouette projetait une ombre rassurante sur la cabane.

    Ten s'inclina, et récita une prière. S'épanouit alors en son être une sérénité qu'elle n'avait plus connu depuis bien longtemps.

    Puis elle retourna à la porte, appelant ses enfants pour qu'ils viennent découvrir leur nouvelle demeure.
Solal
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Posté le 18/02/2021 à 11:12:19. Dernière édition le 04/03/2021 à 12:33:55 

     Une multitude de noms existe pour cet endroit, cet espace infime mais infini qui sépare le monde des vivants du royaume des morts. Solal aime l'appellation de Limbes. Il la trouve appropriée, tant chaque élément du décor parait flottant, imprécis, voilé d'un filtre blanchâtre. Tout cela donne une impression d'inconsistance, qui en deviendrait presque rassurante pour lui qui n'a jamais connu que ça. 

     Non, pas que ça. Il sait qu'il y a autre chose, il en a eu un aperçu, a pu presque le sentir du bout des doigts. Il l'imagine à longueur de temps, caresse l'idée fantasque d'y aller peut-être, un jour. Il a vu sa mère qui s'en venait, et qui y est retournée. Sa place à elle est là-bas. La sienne ici sans doute, mais même un damné a droit aux rêves.

    Les autres se moquent de lui souvent, de sa fascination pour le monde d'en bas, ou d'en haut selon comment on choisit de considérer leur situation. Lorsqu'il s'installe pour réfléchir, pour essayer de percevoir tant bien que mal, il y en a toujours un qui vient lui coller une bourrade sur l'épaule avec un sourire rieur.

   Solal n'en a cure. Il sait qu'ils ne comprendront pas. Qu'ils ne peuvent pas comprendre. Eux ont vécu, puis ont atterri ici, en mourant, en offrant leur âme, en se faisant maudire. Lui...

    Lui n'a jamais été qu'ici. Il ne sait rien, ne connaît rien. Quand les auberges fantomatiques sont noyées dans les cris et les éructations de soulards à la choppe remplie d'un fluide translucide, il ne peut apprécier la parodie. Quand les poitrines des anciennes courtisanes jaillissent des corsets trop serrés, son regard à lui ne se teinte pas de nostalgie, tout au plus les avise-t-il avec une légère curiosité.

     Il voudrait savoir. Plus que tout, il voudrait vivre, au moins un peu.
Solal
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Posté le 04/03/2021 à 12:33:39 

« Encore la ? »
 
Solal se retourne. La propriétaire de la voix qui l’a dérangé dans sa méditation se tient à quelques mètres de lui, et le regarde avec un sourire légèrement moqueur. C’est une jeune fille – ou du moins en a-t-elle l’apparence – à la peau sombre et aux longs cheveux noirs rassemblés en une épaisse natte qui repose sur son épaule.  La tunique qu’elle porte est courte et sale, ses pieds sont nus et ses chevilles sont ceintes d’une multitude de petits bracelets qui teintent à chacun de ses pas sautillants. Elle est plantée non loin, ses petits poings sur ses hanches. Solal ne lui répond pas.
 
A la place il se détourne, et reporte son attention sur l’horizon blanchâtre. Une sorte d’océan s’étend devant lui, qui ne semble fait que d’écume. Le jeune homme aime à se poser sur son rivage pour écouter son chant, tandis qu’il se perd dans ses pensées.
 
Pour l’heure, celle-ci s’agite, paraît gronder tel un orage ; le jeune homme ne l’a jamais vue aussi tumultueuse. Et de ses profondeurs, émanent des voix murmurantes. Il essaye de comprendre ce qu’elles veulent lui dire.
 
« Tu les entends ? » demande-t-il par dessus son épaule.
 
Il sent plus qu’il ne voit la fille s’approcher, et venir prendre place à ses côtés. Il la regarde une fois qu’elle est installée, et elle hoche la tête.
 
« C’est parce que c’est bientôt la fin du mois d’octobre, là-bas. » explique-t-elle. « Enfin bientôt, tu sais comment le temps passe ici, mais ça se rapproche, plus ou moins. »
 
« Là-bas ? »
 
« Tu sais, l’autre monde. Celui des vivants. »
 
« Cet océan mène au monde des vivants ? Mais… Quel rapport avec la fin du mois d’octobre ? »
 
« La période s’y prête. »
 
Solal soupire.
 
« Azraée, je ne comprends rien à ce que tu me racontes. »
 
« Je sais. »
 
De nouveau de la taquinerie dans sa voix, et, boudeur, Solal se reconcentre sur l’océan, relevant ses genoux pour y appuyer son menton. Ils demeurent silencieux pendant un long moment, puis Azraée se tourne vers lui.
 
« Pourquoi tu veux tant y aller ? »
 
Solal hésite. Puis soupire.
 
« Tu ne comprendrais pas. »
 
« Sans doute pas effectivement. Mais essaye quand même. »
 
« Je veux juste savoir ce que ça fait de… vivre. De sentir, de ressentir, de respirer, de toucher. Je veux juste connaître ça, un peu. »
 
Azraée ne répond pas immédiatement. Puis elle soupire à son tour.
 
« J’avoue que.. J’ai du mal à comprendre oui. Mais tu parles à quelqu’un qui est né pour être sacrifié sur un autel à l’âge de treize ans. Ma « vie » n’a été qu’une longue et douloureuse préparation à ce moment. Et me rebeller contre ce destin absurde, en plus de ne servir à rien, m’a valu de me retrouver ici. Alors l’idée d’y retourner… Elle ne m’attire absolument pas. Mais toi… Disons que j’arrive à imaginer. Même si je pense que tu cours tout droit vers une déception. »
 
« Je crois que je préfère être déçu que regretter. »
 
La jeune fille garde le silence de nouveau. Ensemble, ils contemplent l’océan, chacun agité de pensées similaires et pourtant dont les façons de les considérer s’opposent. Puis Azraée revient l’observer tandis que lui fixe l’horizon, songeuse, hésitante. Finalement elle se lève, époussète sa tunique, puis lui pose une main sur l’épaule.
 
« Je sais que je ne devrais pas te dire ça Solal mais… Si tu veux y entrer tant que ça, tu as juste besoin d’une porte. Viens me voir quand tu auras fini ici. »
 
Et sans attendre de réponse, la jeune fille s’en va.
Solal
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Posté le 07/03/2021 à 01:51:35. Dernière édition le 07/03/2021 à 01:53:53 

Quand Solal rejoint finalement Azraée, près d’un mois du temps des Limbes s’est écoulé. Lui est resté à contempler l’océan d’écume, essayant d’y déceler ce que la fille a bien pu y voir, et considérant sous tous les angles cette affaire de porte. En vain.

Même alors qu’il se met en route pour la retrouver, il ne comprend toujours pas. Il se dit que ce n’est pas surprenant cependant. Azraée parle souvent ainsi, en énigmes, à demi-phrases, des points de suspension dans la voix. Elle est ancienne, très ancienne, peut-être aussi ancienne que leur monde lui-même. La raison de son envoi ici-bas change à chaque fois que le sujet est évoqué, bien que la version de l’enfant sacrifié soit sa préférée, aussi personne ne sait vraiment qui elle est. Elle parait tout savoir, tout connaître, détenir toutes les réponses des questions que les damnés refusent de se poser.

Solal arrive en vue de sa grotte après une longue route. Il n’est guère aisé de se déplacer dans les Limbes, du moins avec intention. Certains même n’y arrivent jamais, ils errent sans but et sans attaches, dans les confins du cosmos. Le jeune homme lui, a appris, tant bien que mal, retenu quelques endroits qu’il finit toujours pas retrouver. Il s’avance sur le chemin de terre translucide, ne prêtant plus attention aux torches de feu gris plantées de chaque côté de son début, ni aux épaisses fougèrent qui le bordent sur les derniers mètres, tant il les connaît par cœur. Il s’arrête à l’arche de pierre marquant l’entrée de la demeure, s’adosse contre la roche pour observer la propriétaire des lieux.

Azraée est assise en tailleurs devant un feu, paupières closes. Il n’a même pas le temps de lui signaler sa présence qu’elle ouvre les yeux, pour planter un regard pénétrant sur lui.

«Tu as fais vite.»

Comme toujours, le temps est une notion relative ici.

Azraée désigne la place devant elle. «Installe toi.»

Solal obtempère, venant s’asseoir au sol, dans la même position qu’elle. Puis il pose les mains sur ses genoux, le visage ouvert et l’air attentif, comme un enfant sage attendant après son professeur. Azraée se plante une pipe dans les lèvres, de laquelle elle tire quelques bouffées, puis lui souffle la fumée au visage.

«Ce n’est pas un voyage facile, celui que tu veux faire. Nos âmes sont là pour une raison, changer de plan leur est théoriquement interdit.»

«Mais ça ne veut pas dire qu’il est impossible.» Réplique-t-il.

«En effet. Il est possible. Sous certains conditions. Sais-tu comment est organisé l’univers ?»

Solal hausse les épaules. «Un monde en haut, un monde en bas, un troisième au milieu, et lequel est lequel dépend d’à qui on pose la question ?» essaye-t-il, se rappelant des notions d’astronomie qu’il a pu acquérir au fil de ses rencontres.

«Pas exactement.» Azarée tire de nouveau sur sa pipe, longuement, puis souffle trois jets de fumées à la suite. « Il y a trois plan, en cela tu as raison. Pour être honnête il y en a bien plus, mais ce ne sont que ces trois là qui nous intéressent. Celui des vivants, celui des vraiment morts, et le nôtre.» Tout en les citant, elle montre tour à tour chaque colonne de fumée. «Mais ils ne sont pas aussi clairement séparés que ce que tu voudrais bien croire. En réalité ceux-ci s’entremêlent, se croisent et se délient, et surtout se rencontrent.» Ce disant, les volutes se mettent à onduler, puis viennent s’enrouler les uns autour des autres, tel une tresse alambiquée dont les contours se floutent. «Pour passer de l’un à l’autre, tu as besoin d’une porte. C’est la partie aisée.»

La fumée s’évapore. Azraée le regarde toujours, et Solal hoche la tête pour lui signifier qu’il écoute. Le fille reprend donc son récit.

«Pour le monde des vivants, un certain nombre de portes existent. Mais elles s’ouvrent rarement. Je te l’ai dit, le passage doit être clos, ce sont les règles. Mais il est un jour sur Terre pourtant, où les barrières tombent. Le dernier jour du mois d’octobre. C’est pour ça que l’océan était agité l’autre fois.»

«J’avoue ne pas saisir le rapport entre les deux.»

«Il y a une porte dans ses flots. L’approche du jour crée un champ tout autour, un champ d’énergie, ou de magie, comme tu préfères. Celui-ci atteindra son maximum le jour venu.»

«Comment arrives-tu à savoir que c’est précisément pour cette raison ? Je croyais qu’il était impossible de garder une quelconque notion du temps.»

«Ce n’est pas le temps que je perçois, ce sont les appels. Partout dans notre monde, les portails se réveillent. Je les sens vrombir dans l’air. Ce qui est étrange pour cette porte-ci, c’est qu’elle n’était pas là avant. Et que son énergie ne correspond pas à son emplacement.»

Tout en discourant, Azarée continue de tirer sur sa pipe, et la fumée qu’elle souffle vient former un globe devant les yeux ébahis de Solal. Ce globe se remplit de formes, ici une masse informe bardée d’extensions en tous genres, là deux espèces de triangles reliés par une mince bande. Elle désigne ces derniers.

«La porte de l’océan d’écume donne à peu près ici. Et il existe d’autres portes dans cette région, mais pas de cette nature. Non, celles qui lui sont similaires se trouvent plutôt ici.»

Azarée fait tourner le globe pour montrer du doigt la masse informe et les petites langues sur son côté. Solal observe longuement la mappemonde de fumée, sourcils froncés.

«Pourquoi les portes ont-elles différentes natures ?» demande-t-il.

«En général, cela dépend des cultures de ceux qui les construisent. Ce n’est pas la même énergie, ou magie.»

Un sourire naît peu à peu sur les lèvres de Solal. Une idée est en train de germer dans son esprit, une théorie se forme. Il n’ose y croire, ce serait trop beau, trop parfait. Et pourtant…

«Alors je n’aurais qu’à plonger dans l’océan le jour J pour traverser cette porte ?»

« En substance oui. Le voyage est parfaitement déplaisant, mais se fait sans encombres.»

«Alors où est la difficulté ?»

Azarée soupire, et le globe disparaît à son tour. Son expression se fait grave.

«Il ne s’agit pas que de traverser. Si tu veux exister là-bas, il te faudra en payer le prix.»

Solal la fixe avec inquiétude.

«Quel prix ?»

«Il faudra faire un échange. Toi pour quelqu’un d’autre. Et au vu de ta… situation, je pense qu’une seule personne ne suffira pas. Et surtout, cela ne saurait être définitif.»

«Comment ça ?»

«Même en admettant que tu arrives à faire cet échange, les âmes qui se retrouveraient ici ne devraient pas y être. Elles survivront un temps, mais finiront par rejoindre le monde des morts. Quand cela arrivera, tu seras rappelé à nous.»

«Mais j’aurais eu du temps là-bas. Un corps. Une vie.»

Azraée hoche la tête. «En effet.»

«Alors ça vaut le coup de tenter.»

«Ça c’est toi qui vois Solal. Moi je ne fais que te donner tous les éléments pour faire ton choix.»

Le jeune homme ne répond pas, s’absorbant dans sa tête pour réfléchir. Il ne tergiverse pas longtemps néanmoins, il sait qu’il se doit d’essayer, qu’il en rêve, que la perspective l’obsède. S’il échoue, au moins n’aura-t-il aucun regret.

«Je dois y aller.» Déclare-t-il d’un ton définitif.

Et Azraée hoche de nouveau la tête. «Je m’en doutais.» Puis après un moment, elle esquisse un sourire sardonique. «Alors dis-moi petit Solal, combien de mortels vaut ton âme ?»
Solal
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Posté le 27/03/2021 à 21:44:13. Dernière édition le 28/03/2021 à 20:42:07 

Même dans les Limbes, le temps finit par passer. En attendant le jour du départ, Solal occupe tout son temps avec Azraée. Ils ont quitté sa grotte après leur conversation, et ont marché tranquillement vers l'océan d'écume, jusqu'à s'installer à son bord sur le rivage pour en observer les remous.

Depuis lors, Azraée n'a eu de cesse d'essayer de lui apprendre à sentir, à percevoir, le tissu du cosmos. Elle prétend que cela lui sera utile et Solal n'a aucune raison de la contredire. Au contraire même, il se prête avec entrain à ses leçons, cherchant à s'abreuver le plus possible à la source de son savoir avant qu'ils ne se quittent.  

Un soir, alors qu'il sort très lentement d'une intense et profonde méditation, il la découvre l'observant avec attention, et une pointe d'inquiétude. Il lui lance un regard interrogateur et elle soupire en réponse.  

« J'ai l'impression de t'envoyer à ta perte. » avoue-t-elle.  

« Pourquoi cela ? »  

« Parce que je ne peux te promettre que tu réussiras à t'incarner là-bas. Peut-être traverseras-tu le tissu entre les mondes pour simplement rester bloqué dans l'antichambre de celui des vivants jusqu'à ce que les portes se rouvrent. »  

« Cela prendrait combien de temps ? » s'enquiert-il.  

« Une année humaine. »  

« Ce qui fait combien de temps chez nous ? »  

Regard courroucé d'Azraée.  

« Tu sais que ta question ne fait aucun sens. Que je ne peux pas y répondre. Nous n'avons vraiment pas assez de temps pour nous lancer maintenant dans le très vaste sujet des équivalences de temporalité entre les différents plans. »  

Et Solal de lui adresser un petit sourire d'excuse.  

« Je sais Azraée. Je suis désolé. Je voulais juste détendre l'atmosphère. »  

La jeune fille le fixe un long moment, semblant partagée entre l'envie de lui frapper et celle de le serrer dans ses bras. Elle soupire de nouveau finalement, et s'approche de lui pour lui prendre les mains.  

« Ne prends pas ça à la légère Solal. Tu ne te rends pas compte de ce que ça fait d'être prisonnier entre deux mondes. Condamné à voir, à regarder, sans rien pouvoir faire. C'est un coup à se bousiller l'âme. »  

Le jeune homme serre sa main dans la sienne pour la rassurer. Certes en vain, mais l'intention est là.  

« Je le sais aussi. Mais je me dois d'essayer. Au pire ce n'est qu'un an. Ca passera vite. »  

« Si cela ne fonctionne pas, si tu n'arrives à entrer en contact avec personne là-bas, s'il te plaît, promets-moi de revenir. Je sais qu'il sera tentant de rester, mais crois-moi, il ne faut pas. Alors s'il te plaît, promets le moi. »

Le regard d'Azraée s'est fait pressant, urgent, sa prise sur les doigts de Solal presque douloureuse. Il sent qu'il y a un enjeu sous-jacent dans ces mots, une crainte profondément ancrée qu'il ne comprend pas complètement. Il hoche la tête.  

« Promis. »
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Posté le 28/03/2021 à 20:40:37. Dernière édition le 28/03/2021 à 20:41:48 

Le jour tant attendu arrive enfin. Sur l'océan d'écume, des vagues immenses se fracassent les unes contre les autres en un bruit de fin du monde. Perchés sur un rocher en pointe s'avançant loin dans la mer, les deux camarades contemplent le spectacle grandiose qui se joue devant eux.

« Il est temps. » déclare finalement Azraée d'un ton grave.  

Et Solal a peur soudain. Il recule d'un pas, et lance un regard peu assuré à son amie.  

« Tu viendras avec moi ? » demande-t-il d'une petite voix.  

« Je vais t'accompagner jusqu'à la porte. »  

« Et après ? »  

Azraée sourit.  

« Après, tu devras te débrouiller tout seul. Je n'aurais aucun moyen de te joindre tant que tu ne seras pas incarné. Et même quand tu le seras, il vaut mieux éviter. Cela ne ferait que te rappeler plus encore ici. »  

Le jeune homme déglutit, puis hoche la tête.  

Alors ils se mettent en route, descendant l'escalier de vide pour atteindre le tumulte de la surface. Indifférents aux rouleaux qui menacent parfois de les avaler tout entiers, ils progressent inlassablement, Azraée à pas décidé, Solal suivant dans son sillage en regardant tout autour de lui avec incertitude.  

Ils finissent par s'arrêter, dans le creux d'une vague semblable à toutes les autres. Pourtant Azarée paraît sure d'elle ; elle a relevé la tête et fermé les yeux, tendant l'oreille pour percevoir quelque chose. Elle doit au moins sentir le regard circonspect que Solal lui adresse, puisqu'elle se tourne vers lui et entrouvre les paupières.  

« Écoute toi aussi. Si tu as retenu quoi que ce soit de ce que je me suis échinée à t'enseigner, tu dois entendre. »  

Solal obtempère, et ferme les yeux à son tour. Il se concentre, mais n'arrive à rien dans un premier temps. Le bruit orageux de l'océan est trop assourdissant. Et puis, petit à petit, il réussit à faire abstraction, à taire tout ce qui l'entoure pour se concentrer sur un espèce de chant en fond, plaintif et lancinant, vers lequel il se sent irrémédiablement attiré.  

Sans s'en rendre compte, il fait un pas en avant.  

« Vas-y Solal, continue. »  

La voix d'Azraée lui parvient, de très loin, étouffée comme si elle passait à travers de l'eau ou du coton. Il avance encore. L'appel résonne, de plus en plus fort dans sa tête, jusqu'à quasiment tout occulter. Quelques mots l'atteignent néanmoins.  

« Au revoir Solal, et bonne chance. J'essaierai de veiller sur toi. »  

Le jeune homme bascule.
Solal
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Posté le 01/04/2021 à 16:59:45. Dernière édition le 01/04/2021 à 17:03:36 

Pendant très longtemps, il n’y a que cette impression de chute, vertigineuse et inéluctable. Solal ne voit rien, n’entend rien, il tombe simplement, dans les confins du cosmos.  

Il s’immobilise finalement, n’atterrit pas mais sa trajectoire s’interrompt. Il n’y a que le noir alentour, un noir d’encre, du vide, qui ne laisse rien distinguer. Il essaye de bouger, ignore même s'il y arrive tant le néant est compact, oblitérant tout ; ne reste que la conscience d'être, et rien d'autre.

Puis une sorte de lueur paraît à l'horizon, mais si ténue et vacillante qu'elle en semble à une distance infinie. Il tente d'avancer vers elle, mais comment s'en assurer quand il ne sait pas s'il peut se déplacer. Pourtant la lumière, très lentement, se rapproche, grandit dans ses sens jusqu'à l'envelopper tout entier.  

Un éclair fuse, intense et aveuglant. Surgit la douleur ensuite, telle qu'il n'en a jamais connue, qui lui vrille l'âme et l'écartèle de l'intérieur. Il voudrait hurler, disparaître, échapper par tous les moyens à cette sensation insupportable.
 

La pensée l’accable soudain ; il ne va pas y survivre.
 

Brusquement tout s'arrête. L'espace d'une seconde, il n'y a plus que le blanc de la lumière, et le vide. Tout reste en suspend. Puis tout reprend, décuplé, un instant infini de déchirement absolu, après quoi il a l'impression d'être projeté en avant, ou plutôt aspiré dans un tournoiement vertigineux.
 

Noir.
 

Après un long moment, il ouvre les yeux. Et il lui semble véritablement le faire puisque le noir devient décor, bois et plantes et eau de mer. Tout est pâle et paraît légèrement désincarné, mais ici et là quelques couleurs se distinguent. Une cabane se dresse devant lui, montée sur pilotis. Il doit la voir de l'arrière depuis l'océan, deux petits escaliers en descendent jusqu'à la surface de l'eau.
 

Une femme est assise sur les marches de gauche. La tête posée contre le mur et les yeux fermés, elle dort sans doute. Solal l'observe longuement, et une lueur d'espoir pointe dans son être. Elle est plus âgée, son corps plus robuste, ses formes plus marquées. Mais... c'est elle, non ? Ce visage...
 

« Maman ? »
 

En face de lui, Ten s'éveilla en sursaut.
Solal
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Posté le 14/04/2021 à 01:31:18 

Nuit du 31 octobre/1er novembre.

Le regard de la jeune femme darda à droite et à gauche, ses sourcils se fronçant, sa main volant à la dague perpétuellement attachée à sa cuisse, tandis qu'elle cherchait ce qui avait bien pu la réveiller si brusquement. Ten n'avait pas survécu toutes ces années au milieu des combats sans un minimum se fier à ses sens, et ceux-ci l'alertaient à présent que quelqu'un se trouvait là. Chez elle. Chez sa famille.

Se relevant très lentement, elle jeta un coup d’œil aux lits des enfants, et leur petite forme endormie sous les couvertures la rassura. Sans un bruit, elle se déplaça latéralement sur les marches, et attrapa sa hache sur le présentoir à armes qui bordait son lit. Reposant contre le bois du montant, Gaman semblait la regarder avec intention.

Ses sourcils s'arquèrent davantage encore, et elle se détourna du katana pour explorer le plus silencieusement possible la demeure. Elle eut beau être la plus minutieuse possible, elle dut se rendre à l'évidence ; il n'y avait personne dans leur antre.

Elle ne parvenait cependant pas à se défaire de cette certitude qu'ils n'étaient pas seuls.

Ses pas en définitive la reconduisirent au tori de bois rouge. Elle le fixa depuis les marches, pensivement, intriguée. Elle n'aurait su expliquer pourquoi, mais elle avait l'étrange intuition que l'imposante arche luisait légèrement sous les rayons de la lune.

Sans qu'elle s'en rende réellement compte, ses doigts se desserrèrent autour du manche de la hache, et sa lame alla buter contre le plancher. Elle regardait toujours le tori.

C'est alors qu'elle l'entendit, aussi distinctement que si le propriétaire de la voix s'était trouvé à côté d'elle.

« Maman ! »
 

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