Faux Rhum Le Faux Rhum Faux Rhum  

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Interlude -1- 2  
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Euphemia
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29/02/2012
Posté le 19/12/2020 à 00:21:08 

Angus le nain se frottait les mains, debout à côté du foyer. Cette planque-ci était la plus confortable de toutes, sa préférée même. On pouvait planquer quelques trucs précieux sous une des lattes du plancher, y'avait un gros saucisson pendu au plafond et de la place pour des bouteilles dans le fond. Génial ! Faudrait qu'il montre ça à la petite de Gemini… Manger, boire, elle adorait ce genre de trucs. Ça lui changerait les idées, va.
 
- Reste pas devant le feu, nigaud. Tu me caches les flammes, lâcha une voix sèche dans son dos.
 
- Ouais, ouais. Désolé, Sally. Le nain se décala de quelques pas de mauvaise grâce.
 
- J'aime pas quand tu m'appelles comme ça, nabot.

Salamandre était assise sur un tabouret, occupée à vérifier et nettoyer son fusil fétiche pour ce qui devait bien être la sixième fois de la journée. Elle aimait fixer les flammes et entendre leur ronronnement, et ce simple spectacle pouvait l'occuper pendant des heures.
 
La lettre d'adieu de leur chef avait été brève, surtout faite de consignes et de conseils. Sally voyait là la preuve indéfectible de sa confiance en eux : ils étaient ses créatures, jusqu'à la fin. A eux revenait la charge de veiller dans l'ombre sur la jeune fille adoptée par le colosse… Futur fardeau, ou pupille prometteuse ? Salamandre était circonspecte, Euphemia devait encore faire ses preuves. Angus, lui, était parfaitement ravi et l'avait clairement adoptée dès leur première rencontre.
 
- Dis donc, ça t'embête pas, toi ? finit par lâcher le nain pour briser l'inconfortable silence qui s'était installé.
 
- Quoi donc ?
 
- Ben… Qu'on reste là.

Angus se tritura les pouces, vaguement gêné. Lui appréciait de se trouver sur l'île, bien qu'il ait frôlé la pendaison du temps fort heureusement bref où il avait dirigé les affaires de New Kingston ; et puis, il avait de la chance que Gemini lui ait pardonné ses incartades d'il y a vingt ans. Rébellion, tout ça.
 
- Pas le moins du monde, répondit-elle d'une voix à faire frémir la banquise. Je ne lui ai pas juré fidélité, à elle. Elle me voulait morte, alors je vais lui faire plaisir, je vais continuer de faire comme si.
 
Angus n'avait jamais entendu Salamandre se livrer autant, et ce succès inespéré lui fit pousser des ailes -et perdre toute notion du danger. Quasi-Fou Angus étant ce qu'il est, il s'empressa de prendre un risque inconsidéré, et à peine la question avait-elle franchi ses lèvres qu'il la regretta amèrement.
 
- C'est vrai, ce qu'on dit ? Disait. A l'époque. Sur toi et lui.
 
La femme émaciée aux mains couvertes de cicatrices de brûlure lui jeta un regard à faire geler l'Enfer.
Euphemia
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Posté le 27/12/2020 à 20:39:59. Dernière édition le 27/12/2020 à 20:43:55 

- Ooh, ça c't'un beau tonneau... Oooooh ouaiiis...

Cendre lui avait vraiment fait un cadeau princier. Un beau tonnelet bien replet, juste assez vide pour être encore bien maniable...

Euphemia, après l'avoir reniflé sous toutes les coutures, avait profité de l'agitation de la fête pour le faire rouler depuis le salon décoré jusqu'à la cale humide du Thör, dont elle allait vraiment finir par se croire la propriétaire. Ça ferait une table parfaite. Et une chaise. Et un fauteuil. Et une étagère. Et peut être même un lit.

Toc toc !

Ça sonnait creux sur le dessus...

Tonk tonk !

...et plein à peu près à la moitié. L'objet allait demander un examen plus approfondi, pour sûr. Elles ne seraient pas trop de deux pour ça.
Euphemia
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Posté le 05/01/2021 à 21:30:42. Dernière édition le 07/01/2021 à 16:22:43 

- Sally, t'as vu la petite dernièrement ? demanda Angus, occupé à faire griller une saucisse.

- Non.

- Je me demande ce qu'elle fiche…

BrrRrRoOoOoMmMmm ! Un grondement retentit dans le lointain, suivi par une vibration sourde qui se propagea dans le sol.

- Merde ! lâcha Salamandre en bondissant sur ses pieds, alarmée. T'as senti ça ?!

- Ma saucisse !!

A côté d'elle, Angus essayait de rattraper sa saucisse en pestant ; elle était tombée dans le feu après s'être libérée d'un bond de la fourchette qui la piquait.

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Posté le 07/01/2021 à 16:22:21 

Incognito au milieu de la foule confuse, Salamandre s'était déplacée jusqu'à Ulüngen pour voir la tragédie de ses yeux.

- Sainte Mère, souffla-t-elle, saisie par le spectacle.

Les flammes dévoraient le bateau et continuaient de grandir malgré l'apport grandissant de seaux d'eau. Nous en étions au point culminant : si l'incendie n'était pas éteint cette nuit, le bateau serait sans doute perdu. Sally fermait convulsivement ses poings couverts de cicatrices de brûlures, hypnotisée.

Soudain, au prix d'un effort surhumain pour détacher son regard des flammes, elle aperçut la jeune fille à la silhouette étrange qui se démenait avec les autres porteurs d'eau. Elle se mit à observer, à écouter celle dont elle aurait parié qu'elle aurait pris ses jambes à son cou.

Ce qu'elle vit lui plut.
Euphemia
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Posté le 08/01/2021 à 22:49:56. Dernière édition le 08/01/2021 à 23:26:48 

Ulüngen, le soir du désastre.
 
Assise sur le quai, les pieds se balançant au-dessus des eaux du port, Effie était morose. Ils avaient dissimulé le corps du jeune Jos sous une couverture un peu plus tôt, mais pas assez vite pour qu'elle n'ait pas le temps de voir le pauvre cadavre calciné. Le mât sur lequel il était perché s'était effondré, et on supposait qu'il n'avait pas eu d'autre choix que de s'écraser sur le pont -ça ou brûler vif…
 
- Ce serait bien un moment pour disparaître, ça… se dit-elle en pensant très fort à son père.
 
Dans sa paume reposait un caillou à la forme curieuse, comme un escargot figé dans la pierre. Tante Faye y avait attaché une lanière pour permettre à la jeune fille de le porter en pendentif. C'était son trésor préféré, qu'elle avait ramassé au bord d'une rivière lors d'une de leurs escapades avec son père adoptif. Gemini avait haussé les épaules quand elle lui avait montré sa trouvaille ; elle était en revanche restée fascinée de longues heures par le fossile. Qu'est-ce que c'était que cette bête ? Qu'est ce qu'elle fichait dans la pierre ? Mystère. Lorsque Faye avait proposé son aide pour lever la malédiction pesant sur Euphemia -en mettant à profit les recherches que Gemini n'avait pu mener à leur terme, ce caillou avait été la première chose à laquelle elle avait pensé lorsqu'il avait fallu trouver un réceptacle au sortilège qui pourrait peut-être l'aider.
 
- On appelle cela un "glamour". Une illusion… Ce ne sera pas permanent, l'avait mise en garde Tante Faye en lui donnant l'objet. Il n'aura d'effet que lorsque tu le porteras autour du cou, à même la peau.
 
Elle serra les dents. L'odeur de brûlé était omniprésente… Ulüngen toute entière puait la fumée tandis que la carcasse dévastée du Thör flottait misérablement.
 
- J'le mérite pas. Le gosse est mort parce que j'ai fait n'importe quoi. Mon père en crèverait de honte.
 
Obéissant à une pulsion soudaine, elle amorça le geste de lancer la pierre dans la mer ; mais quelque chose retint son bras au dernier moment. Faye avait bossé là-dessus pour elle. Jeter ce truc, c'était insulter sa tante.
 
- Chiasse.
 
Ça, jamais. Si elle ne le méritait pas, hé bien, elle n'avait plus qu'à se racheter jusqu'à ce que ce soit le cas.

Elle referma ses doigts sur le médaillon.
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Posté le 09/01/2021 à 12:12:00. Dernière édition le 09/01/2021 à 12:23:20 

- Comment vas-tu ? demanda une voix dans son dos. Euphemia s'était isolée dans un coin de l'auberge, et résistait à l'envie de se planquer carrément sous une table.

Tante Anna ! répondit la jeune fille en sursautant.  Faye m'a donné le… l'objet. Le truc sensé m'aider.  Mais je ne le mérite pas, pas encore. Y'a eu cette catastrophe en partie à cause de… A cause de moi.

- Et ? Tu ne veux pas t'en servir ? Parce que je crois effectivement que ça peut marcher. En tout cas, c'est possible. Ce n'est pas une question de mérite. Ou alors, si ton apparence étrange est une malédiction, chercherais-tu à la justifier ?

A ce moment, Effie déversa une pluie de pierres précieuses dans les mains de la nonne.

- Si, c'est une question de mérite. Si ça me facilite la vie, j'ai pas envie qu'un type soit mort pour ça, parce que j'ai été trop conne pour pas reconnaître un tonneau de poudre. Garde tout ça au chaud pour moi, d'accord…? et 
alors qu'elle donnait ses trésors, un étrange éclair passa dans ses yeux -comme une fulgurance. Ce don signifiait quelque chose.

- C'est toi qui décides, Euphemia. Mais la mort de ce pauvre mousse n'a rien à voir avec la malédiction dont tu souffres.

- Non, juste avec ma bêtise.

Madre Anna serra un instant les mains de la jeune fille en prenant les pierres.

- Merci Effie, je sais ce que ton trésor représente pour toi. J'en prendrai soin. Tu peux être punie pour ta bêtise. Les Hollandais y veilleront peut-être. Mais encore une fois, cela n'a rien à voir avec ce que tu es.

Merci, Tante Anna. Mon père pensait du bien de toi, je sais clairement pourquoi, lui répondit-elle en lui serrant la main en retour.
Faye
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Posté le 10/01/2021 à 21:19:50. Dernière édition le 11/01/2021 à 21:33:06 

 
Spoiler
« Ma chère Faye,
 
Malgré des débuts bien trop timides à mon goût, tu as su te tailler une place de choix sur la Chimère et dans mon estime. Tu es digne de porter le bandeau noir, plus digne que beaucoup qui t'ont précédé et d'autres qui te succéderont.
 
Je suis fier d'avoir été ton camarade.
 
Signé :
 
Marco
 
PS : Tu trouveras avec cette missive un paquet rassemblant mes recherches. J'ai bon espoir que cela puisse aider Euphemia à guérir un jour. Je n'ai pas su quoi en faire moi-même, n'étant pas de ceux versés dans la sorcellerie et autres mystères, contrairement à toi… Qui saura peut-être quoi faire de tout ceci. »

 
                                                      ∴ ∴ ∴

Depuis le départ de Gemini, et gardant sur elle en tout temps la lettre laissée à son intention, Faye avait été occupée à lire les parchemins laissés à son intention. Il était question de malédictions et de moyens pour en rompre, mais aussi de diverses formes de magies. Absorbée par les recherches ainsi réunies en un paquet de feuilles, la courtisane s’était en quelque sorte isolée, recherchant des détails qu’elle ne connaissait pas, emmagasinant les informations, essayant de former un plan ou encore s’entraînant à une certaine forme de magie pour la maîtriser à la perfection.
 
Elle ne sortit de sa réclusion qu’à l’occasion des fêtes, presque satisfaite de ses progrès. Elle allait pouvoir retrouver du monde, mais aussi une certaine jeune fille à l’aspect pour le moins étonnant. Une jeune fille pour qui elle avait juré de faire son possible afin de l’aider. La galloise avait en effet promis non pas à une seule personne, mais deux, qu’elle prendrait soin d’Euphemia, qu’elle ferait son possible pour lever ce qu’ils pensaient -probablement à raison- être une malédiction, ou au moins de trouver un moyen pour l’aider à paraître normale. A ne pas être pointée du doigt en raison de son apparence. A s’intégrer.
 
A l’occasion de la fête donnée à Port Louis par le Marquis de Montalvès, la brunette eu l’occasion de retrouver Effie, de discuter un peu avec elle. De récupérer une jolie pierre pour y ancrer un enchantement bien particulier.
 
Au cours de ses recherches, Marco était en effet tombé sur ce qu’on appelle un « Glamour ». D’origine gaélique, cet enchantement était une puissante illusion. Le plus souvent ancrée dans un objet, gardé sur soi en permanence pour qu’il soit actif sur son détenteur, il était toutefois possible -en de rares occasions- de l’installer directement sur la personne désirée. Mais c’était un processus beaucoup plus risqué, et beaucoup moins facile à rompre. Cette illusion pouvait, une fois activée au cœur de la petite pierre donnée par la jeune fille à Faye, donner l’impression que sa détentrice ne sortait pas de l’ordinaire. 
 
Ce n’était qu’une mécanisme pour protéger Euphemia du regard des autres, des critiques et des moqueries. Mais ça suffirait sûrement le temps de trouver une solution définitive.
 
Enfin, si jamais une telle solution était trouvée. Mais quand on à affaire à une malédiction, il faut avoir toutes les informations afin de réussir à la rompre. Et, dans ce cas particulier, ce n’était pas encore gagné.
Faye
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Posté le 11/01/2021 à 21:32:45 

Le travail pour enchanter la pierre n’était pas si compliqué que ça, une fois qu’on avait saisi le principe. La courtisane, pouvant paraître parfois (bon, oui, souvent) futile, n’eut guère de mal à ancrer le sortilège dans la roche. Mais il manquait un dernier élément, pour finir de façonner le Glamour. Et cet élément, elle le trouva alors qu’elle était venue à Ulüngen afin d’aider à éteindre un incendie.
 
Elle le trouva lorsque, épuisée, Euphemia s’endormit contre elle. Les émotions des jours passés, la situation dans laquelle elle s’était trouvée, peut-être même son inquiétude concernant les possibles victimes de l’incendie, tout cela participa sans aucun doute à laisser entrevoir une autre facette de la jeune fille. Une partie plus mature, plus responsable. Un aperçu de la femme formidable que Faye était sûre qu’elle deviendrait. Mais également, une partie de la jeune fille qu’elle serait sans cette malédiction.
 
Sentant qu’il s’agissait de quelque chose d’important, sans pourtant parvenir à mettre le doigt dessus dans l’immédiat, la galloise s’imprégna de la vision offerte par la jeune fille endormie, et transféra cela vers la pierre qu’elle finit ainsi d’enchanter. Le talisman qui garantirait probablement une vie plus facile pour Effie.
 
∴ ∴ ∴

Le lendemain, alors que la terrible nouvelle de la mort du petit mousse accroché au mât les frappait de plein fouet, la sorcière délivra le talisman à sa destinataire. Il n'y avait plus qu'à le porter, et voir son effet. Mais elle ne doutait pas de sa réussite, et elle allait se consacrer à lever la malédiction, à présent.
 
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Posté le 16/01/2021 à 11:01:27. Dernière édition le 16/01/2021 à 11:54:44 

Assise sur un banc sommaire, perdue au milieu des festivités du Village Weekly, Effie réfléchissait intensément. Ç'a avait commencé par une sensation sourde au creux de l'estomac, une vague impression que quelque chose la travaillait. Son instinct la poussait à fuir, à partir rôder -quitte à être seule.

Leurs longues balades, à son père et à elle, lui manquaient affreusement. Elle avait cette soif de découvertes qui ne la lâchait plus.

C'était monté petit à petit ces derniers jours, elle l'avait senti très distinctement suivre sa colonne vertébrale jusqu'à envahir son crâne. Elle glissa sa main dans sa poche, et ses doigts y rencontrèrent la forme rassurante de sa pierre fétiche. Le glamour. Elle avait beau avoir confiance en Faye, elle ne savait même pas encore si ça marchait. Mais si c'était le cas, elle pourrait sans trop de problèmes passer pour une inconnue aux yeux du monde…
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Posté le 18/01/2021 à 19:18:09. Dernière édition le 18/01/2021 à 21:13:21 

Quelque part dans ce coin de verdure, un oiseau chantait. Effie écoutait ses trilles s'envoler, savourant ce spectacle sonore en se sentant presque voleuse -ce chant n'était pas pour elle. N'empêche, elle le trouvait si beau qu'il aurait été criminel de ne pas tendre l'oreille.

- Un trogon…? lâcha-t-elle à voix haute tout en cherchant le chanteur des yeux.

Elle mit longtemps à le dénicher, trouvant à la place du bel oiseau au plumage chamarré auquel elle s'attendait une minuscule chouette qui l'observait de ses grands yeux jaunes.

- Uh. Je te connais pas, toi.

L'effronté petit rapace ouvrit son bec et laissa échapper une série de notes aiguës qui rappelaient étrangement une cloche. Euphemia rit, ravie, s'efforçant de graver les caractéristiques physiques de ce nouvel animal dans sa tête. La petite chouette prit son envol sans demander son reste, lâchant une dernière trille offusquée en disparaissant entre les arbres.

Elle se sentait bien, ici. Elle pouvait observer à loisir la quantité incroyable d'animaux de toutes sortes qui arpentaient le sol, les buissons, les arbres… L'eau ! Pas plus tard que ce matin, elle avait trempé ses pieds dans un bassin d'eau claire et elle avait eu le plaisir de voir un gros triton venir l'inspecter.

Personne ou presque ne la verrait dans ce coin calme. Elle se saisit d'un petit miroir, sa pierre fétiche ensorcelée par Faye dans l'autre, et inspira un grand coup.

- Voyons voir c'que ça donne.
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Posté le 20/01/2021 à 19:21:45. Dernière édition le 20/01/2021 à 21:05:11 

Flânant sur la plage d'Ulüngen pour tromper l'ennui avant la cérémonie, Euphemia fit quelques pas dans l'eau. Derrière elle, Faye veillait et Cendre trouillardait. Elle avança encore un peu, savourant la fraîcheur de l'eau sur sa peau, et lorsqu'elle fut enfoncée dans l'eau à mi-mollet, elle fit signe à sa jeune amie de la rejoindre.
 
- Faut que j'viens dans l'eau ? Mais j'sais pas encore nager ! piaula la petite.
 
- Viens, bon sang ! Ça arrive qu'aux jambes, t'auras pied… Et on voit le fond !
 
- Mais si y'a des monstres !? couina Cendre qui s'était néanmoins déjà approchée du bord et retirait ses chaussures.
 
- Les monstres, ça nage pas dans vingt centimètres d'eau, banane, lui rétorqua-t-elle en lui tendant la main.
 
Cendre, décidée à montrer autant de courage que lors de son combat récent contre Hongo, progressa à petits pas prudents, juste assez loin pour saisir la main tendue… Et s'enfonça d'un coup dans un trou, se retrouvant tout à trac avec de l'eau jusqu'au menton.
 
- HAAAAAAAAAAA !!!
 
Très vite, lorsque la môme trébucha, Effie la tira d'un grand coup sec avec une force surprenante pour la remettre sur pied. La gosse s'agrippa à elle tant qu'elle put.
 
- Me lach'pas me lach'pas me lach'paaaaas !!
 
- T'as pied, fit Effie à une Cendre complètement paniquée.
 
- Tu ne vas pas te noyer, ma douce, héla Faye qui avait l'air de beaucoup s'amuser depuis la berge.
 
- C'est bon, j'te tiens. Maintenant, reste immobile… Si j'te tiens y va rien t'arriver, hein ? Parce que si tu continues de bouger, tu vas les faire fuir…
 
- Qui.. qui les faire fuir ? demanda Cendre, qui restait accrochée à Effie comme un ourson à son arbre.
 
- Les poissons ! répondit-elle en tendant un doigt impérieux à leurs pieds, et en effet, à mesure qu'elle restait sans bouger, une myriade de crabes, crevettes et minuscules poissons s'était mise à évoluer autour de ses pieds…

Les animaux marins vivaient leur vie, certains s'approchant même pour inspecter délicatement ce nouvel élément. Une raie qui aurait tenu dans sa main s'enfuit dans un nuage de sable, et un petit bernard-l'hermite aventureux entreprit d'escalader son talon. Effie pouvait sentir le cœur de Cendre cogner avec force contre elle.
 
- C'est super, non ?

- Oui mais… T'as pas peur qu'ils t'croquent les pieds !? insista la petite qui continuait de se méfier depuis son perchoir.

- Pourquoi y feraient ça ?

- I'z'ont p't'être faim !

- Hé bah, pas autant qu'moi ! clama l'adolescente, et son estomac laissa échapper un grognement sonore pour appuyer ses dires.

Derrière elles, Faye s'était relevée et époussetait ses vêtements pour les débarrasser du sable. Le soir tombait et les festivités n'allaient pas tarder à commencer.

- Vous voulez aller au palais, chaparder de la nourriture sur les tables ? les apostropha la galloise.

- Riche idée, Tante Faye ! se réjouit Euphemia avec un grand sourire.

Elle fit basculer Cendre sur ses épaules sans effort apparent et entreprit de rejoindre la berge à grandes éclaboussures.
Euphemia
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Posté le 23/01/2021 à 23:09:59 

- Tante Faye

- Oui ? fit la galloise en relevant les yeux, assise près de la jeune fille pour panser ses blessures.

La soirée avait été un désastre, les hollandais avaient été décimés et Effie n'avait tenu que grâce à l'adrénaline, sprintant avec un coffre dans les bras malgré ses blessures. Elle s'était effondrée dans l'herbe à l'entrée du repaire, incapable d'aller plus loin, et c'est là que les pirates l'avaient enfin rattrapée. La jeune fille sortit l'amulette de sa poche, hésita un peu, et la mit enfin autour de son cou. Jusqu'ici, elle ne l'avait essayée qu'à l'abri des regards, incapable de se résoudre à devoir expliquer cela à ses congénères. Son image se brouilla imperceptiblement et, le temps que l'on cligne des yeux, à la place de l'affreux lutin se trouva alors une adolescente aux traits anguleux et aux épais cheveux sombres en bataille.

- Ça marche, Faye.
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Posté le 24/01/2021 à 21:56:47 

Elle marchait dans Ulüngen, sa précieuse amulette autour du cou et le ventre noué par l'appréhension, partagée entre le plaisir d'être enfin comme tout le monde et la sournoise impression de tricher.

- Jusqu'ici, tout va bien

Sous son crâne tournaient sans relâche les paroles de Faye. "Tu n'as pas besoin de ça !", qu'elle avait dit. C'est vrai que Bougnette n'en avait rien à foutre, Madre non plus. Oui, mais Paulus ne la supportait pas avec sa tronche de lutin… Pour le Baron, elle était une "chose" -et même une "grenouille sur deux pattes" !- et on lui avait même dit qu'elle faisait peur.

Et à tout ceci s'ajoutait depuis peu une pensée obsédante entre toutes.

Qu'en penserait son père ?!
Euphemia
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Posté le 26/01/2021 à 14:25:08. Dernière édition le 26/01/2021 à 18:49:11 

"Mademoiselle Effie", qu'elle l'avait appelée. Mademoiselle. Pourquoi ? "Parce que vous êtes une jolie jeune femme, ce sera donc mademoiselle." Elle savait bien qu'il s'agissait d'un compliment. N'empêche, si comme le prétendaient les gens sa tronche de lutin n'était pas si affreuse que ça, alors pourquoi personne n'avait songé à l'appeler mademoiselle avant ?

Ainsi se morfondait Effie en tripotant le pendentif passé autour de son cou, assise sur l'un des lits moelleux de la guilde. Elle y comptait ses pièces, butin d'un vol commandité (voler un voleur, travail honnête ou pas ? Mystère), lorsqu'une Cendre bien meurtrie fit irruption dans la maison. Elle faisait peine à voir, à traîner ainsi la patte jusqu'à son lit à elle pour s'y hisser douloureusement.

- Heu… T'es nouvelle ? fit la petite en dévisageant la brune efflanquée qui occupait le lit voisin.

- Oui ? lui répondit l'adolescente qui sauta immédiatement sur l'occasion en se retenant de pouffer de rire.

- Ben faut qu'tu chang'd'lit, çuilà j'l'ai gardé pour ma copine Effie, continua Cendre d'un ton peu amène, vautrée sur le dos comme si elle portait tout le poids du monde.

- Aaaah boooooooon ? Elle est belle ? Et drôle ? Et forte ?

- Oui. Elle est très forte et si tu t'moques elle va t'casser la tête, lâcha la petite avant de se désintéresser de la gêneuse, épuisée.

- Oh, ouah !

Et Euphemia retira son pendentif, dissipant l'illusion ; elle avait encore un énorme cocard et des bleus partout suite aux récents combats contre les pirates.

- Pst ! Hé, psst ! fit-elle à Cendre jusqu'à ce que celle-ci finisse enfin par la regarder à nouveau, tombant sur l'image de son amie verdâtre allongée sur le lit façon "Salut ma cochonne, ça gaze ?". La petite sembla soulagée.

- Oh, Effie… Y'a une fille qui… voulait te voler ton lit. J… J'l'ai empêchée, et elle sombra dans le sommeil.

Euphemia remit son médaillon en place, reprenant l'image de l'adolescente aux épais cheveux bruns en bataille, et se leva pour aller border tendrement son amie. Puis elle saisit un oreiller et une couverture et s'installa en tailleur au bout du lit -Cendre était tellement menue qu'elle était loin d'atteindre le bout du matelas. Elle appuya le dos contre le haut montant en bois et jeta la couverture sur ses épaules et sa tête, formant comme un tipi ayant pour seule ouverture sur l'extérieur l'espace nécessaire pour y voir. Elle allait veiller.

- Ce soir, pas de cauchemars.
Euphemia
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Posté le 30/01/2021 à 16:43:58. Dernière édition le 30/01/2021 à 16:50:57 

- Tiens, Euphemia l'usurpatrice… T'es tombée dans une potion d'maquillage ou quoi ? fit une voix moqueuse depuis l'autre bout de la garnison.

Evidemment, il s'agissait de Paulus. Celui-ci avait dévoilé un autre aspect de sa personnalité à la jeune fille, se montrant étonnamment bienveillant à son égard tandis qu'elle portait le 'masque' qui lui procurait l'apparence d'une jeune fille normale… Loin, très loin au fond de son cœur, elle avait l'espoir que, peut-être… Mais le garçon avait vite retrouvé son comportement habituel lorsqu'elle lui avait dévoilé la supercherie, à son grand dam. Elle se sentait horriblement vexée. Les échanges d'insultes ne marchaient pas aussi bien qu'espéré -il avait du répondant, ça oui- et il était grand temps de tester une nouvelle tactique.

Ils n'étaient pas seuls dans la garnison, et surtout Nokomis et Bougnette étaient là. Elle baissa la tête, rentra les épaules et fila dans un coin discret comme pour encaisser l'insulte. Elle prit bien soin de renifler juste assez fort pour que les femmes l'entendent. Paulus leva immédiatement les yeux au ciel, exaspéré.

- Per-sonne-n'est-dupe !

- Attends voir, p'tit bâtard, siffla-t-elle tout bas entre ses dents.

Elle redoubla d'efforts et bientôt les larmes commencèrent à couler ; l'effet obtenu dans la pièce autrement silencieuse était magnifique, et la réaction des autres ne se fit pas attendre.

- Laisse-la tranquille ! s'offusqua Nokomis en se retenant de foutre un taquet sur la tête de Paulus, lequel souffla par le nez et alla nettoyer sa pelle, vexé comme un pou.

Euphemia prit soin de tourner son visage mouillé de larmes et de morve en direction de Bougnette et Nokomis, écarquillant autant que possible ses yeux verts.

- T'es pas au point avec les filles Paulus, va vraiment falloir que t'apprennes comment faut faire… fit Bougnette en allant réconforter l'adolescente éplorée, à laquelle elle adressa un maigre sourire désolé. Tu vas pas me dire que les propos de cette andouille t'ont vexée, si ?!

- Baaaah si, un peu quand même… Il m'insulte tout le temps, il est horrible ! répondit Effie de sa voix la plus chevrotante possible.

- Faut pas te laisser atteindre Effie, tu sais qu'il dit n'importe quoi ! ajouta Bougnette en posant une main sur son épaule. Ce qui compte c'est que toi tu sais ce que tu vaux, t'es une fille bien sur qui on peut compter. Il se comporte comme un crétin… Ça lui passera probablement. Et puis, parfois, les garçons de son âge ne savent pas comment s'y prendre avec les filles, et ce type de comportement est peut-être le seul qu'il ait trouvé pour te parler

- J'vois pas pourquoi vous en faites tout un flanc j'vous signale, les sales gamines faut leur mettre des taloches sinon elles pigent que  dalle ! tenta Paulus -qui creusa malheureusement un peu plus sa tombe.

- Tu veux donc ta taloche, minot ? répondit Bougnette du tac au tac.

- Outrage à r'présentant d'l'ordre ! Outrage à r'présentant d'l'ordre ! hurla Paulus avant de s'éloigner en ricanant, mais son adversaire n'avait pas fini.

- On fait un flan parce que t'es irrespectueux, et c'est pas sympa. Parce que tu fais du mal à quelqu'un, et qu'on ne peut pas te  laisser faire sans te dire que c'est vraiment pas sympa.

- C't'elle qui a commencé quand même ! Alors faut pas v'nir chouiner maint'nant ! Et puis c't'objectiv'ment une sorcière ! Comment elle  change d'visage sinon, hein ?

- N'importe quoi ! C'est Faye qui m'a filé ça, pour que je sois normale ! Sans ça, j'me ferais insulter par les pauvres types… N'est-ce pas  ?! s'écria Effie en tâchant de dissimuler un sourire derrière sa main, prenant garde à continuer de verser de chaudes larmes lorsque Bougnette ou Nokomis la regardaient.

- Comment tu fais pour accorder systématiquement de l'importance à des trucs qui n'en  méritent pas ?! "c'pas moi qui ai commencé, nia nia nia", Vas-y Paulus, on s'en fout ! dit Bougnette, scandalisée.

Effie flaira une opportunité qu'elle saisit au vol.

- Ne l'accuse pas trop, Bougnette… Je reconnais que je suis pas parfaite, alors il est forcément mal à l'aise avec moi, je comprends… Je  te pardonne, Paulus.

Il explosa à ce moment-là, balançant des imprécations, jurons et malédictions en tous sens alors que Bougnette passait un bras autour d'elle comme pour la protéger. La discussion s'envenima encore, Bougnette n'y allait pas de main morte et Paulus en prenait pour son grade. Elle attendit un peu que la tension soit à son comble.

- C'est vraiment trop bête un garçon ! lâcha enfin Euphemia pour achever la scène, juste avant d'éclater en sanglots déchirants.

Applaudissements, rideau s'il vous plaît.
Euphemia
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Posté le 03/02/2021 à 00:27:35. Dernière édition le 03/02/2021 à 11:54:30 

Accroupie devant le feu de camp sur lequel chauffait sa petite marmite, Euphemia faisait rouler une unique patate dans l'eau du récipient.

- Tu vas fondre, ouais ? fit-elle en piquant le tubercule récalcitrant avec la pointe d'un couteau. Elle vient, cette soupe ?! J'ai faim, moi !

Elle avait forcément oublié quelque chose… Elle piqua encore et encore sa patate, machinalement, se creusant la cervelle pour retrouver ce qu'elle avait omis dans sa recette. Les herbes ? Non, c'était bon pour ça, y'en avait une pleine poignée qui flottait à la surface, tiges, feuilles, insectes et tout le toutim… Alors, quoi ?

- Bon sang, mais c'est bien sûr ! La peau ! s'éclaira-t-elle.

Elle avait effectivement oublié d'éplucher sa patate avant de la mettre à cuire pour sa soupe. Elle plongea donc tout droit la main dans l'eau frémissante pour la récupérer…

- Aaaouaïïïee !!

Décidément, cette petite balade en solo s'annonçait sous les meilleurs auspices.
Euphemia
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Posté le 05/02/2021 à 12:27:20 

- Qu'est-ce que tu fais, espèce d'idiote ? fit une voix sèche.
 
- Hein ? Oh, Sally ! Ça va ? répondit Euphemia, surprise, alors qu'elle se cramponnait à un énorme rocher de plusieurs mètres de hauteur.
 
- Qu'est-ce que tu fais là-haut ? insista Salamandre.
 
- Bah, de l'escalade. Salut, Angus !
 
- Salut gamine ! fit joyeusement le nain en saluant la jeune fille.
 
- Redescends de là, tu veux ?
 
Euphemia abandonna son entreprise en sautant imprudemment dans le vide, visant à la louche un gros buisson dans lequel elle s'écrasa avec fracas. Elle avait pris soin de se présenter sous sa véritable apparence -ces deux-là n'étaient pas encore au courant de l'artifice élaboré par Faye.
 
- Ouch !
 
- C'est malin ! Qu'est-ce qui t'as pris ? la tança Salamandre, qui n'avait visiblement pas le temps pour ces conneries.
 
- Non mais, j'ai vu un nid d'oiseau là-haut, et… et…
 
Elle baissa la voix petit à petit puis haussa les épaules d'un air fataliste, intimidée par l'air sévère de Sally. Elle filait vraiment la pétoche quand elle le voulait. Angus le nain, qui avait accouru pour relever l'adolescente, se fendait la poire.
 
- Je vois. Tu as bien pris ton temps, jeune fille.
 
Effie avait reçu une missive il y a deux jours, qui lui enjoignait de rejoindre le duo au plus vite. D'après Salamandre, maintenant qu'Euphemia s'était mieux intégrée à la vie de l'île, il était temps de continuer à suivre les dernières instructions de Gemini.
 
- J'ai fait aussi vite que j'ai pu, juré.
 
- Lâche-la, Sally. Elle est là, c'est l'essentiel non ? dit Angus.
 
- Effectivement. Je ne suis pas sa nounou, après tout, répondit sèchement Salamandre avant de se détourner et partir à grands pas vers la porte en bois qui marquait l'entrée de leur planque principale.
 
- Moi ça m'dérange point, dit Angus en adressant son plus affreux sourire à Effie, laquelle lui bourra affectueusement l'épaule. Allez, suivons-la sinon elle va te punir.
 
L'endroit était bien isolé, coincé au milieu de la jungle entre deux éboulis de rochers. Quiconque s'aventurait dans ce coin sauvage aurait déjà fort à faire en regardant où il mettait les pieds, sans parler des traquenards que Salamandre entretenait avec soin dans un large périmètre autour de l'entrée. Le duo n'avait pas chômé depuis le départ de Gemini, et avait transformé une simple cachette en petite forteresse : l'épaisse porte en bois s'ouvrait sur tout un réseau de grottes souterraines reliées entre elles par des couloirs étroits. Salamandre, maniaque à ses heures, s'était assurée que la cache soit constamment pourvue en vivres et en matériel, tandis qu'Angus avait aménagé les trous d'aération qui perçaient à la surface pour que jamais ils ne manquent d'air. On aurait pu défendre l'endroit avec une poignée d'hommes pendant des semaines, du moins tant que dureraient la nourriture et l'eau. Sally s'assura que la porte était bien verrouillée en la barrant pendant qu'Angus fourrait de quoi faire un casse-croûte dans un sac.
 
- Beuh ! C'est sombre… dit Effie qui mettait les pieds ici pour la première fois depuis des mois. Vous avez fait des travaux ?
 
- Tu vas voir. On évite d'allumer des torches, ça mange de l'air et c'est pas si nécessaire pour l'instant, lui chuchota Angus. Attends un peu et tes yeux vont s'habituer.
 
- On va aller loin ? J'ai un peu d'mal avec les endroits trop fermés…
 
- Tout en bas. Épargne ma patience, tâche de ressembler à ton père, et évite de te plaindre. Et maintenant en route, dit Sally à voix haute en prenant la tête du groupe, et sa voix se répercuta sur les parois du boyau souterrain.
 
Les salles défilaient les unes après les autres, et ils s'enfoncèrent sous la terre.
Euphemia
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Posté le 07/02/2021 à 18:05:40. Dernière édition le 09/02/2021 à 22:54:36 

Effie mit à profit la longue marche pour leur expliquer l'artifice de Faye, démonstration à l'appui ; Angus se répandit en compliments, mais Sally se contenta en revanche d'un lapidaire "très bien" avant de leur faire signe de continuer. Euphemia s'enferma alors dans un silence boudeur, le glamour de Faye rangé bien au fond d'une poche. Elle savait bien que l'ancien bras droit de son père n'était pas franchement démonstrative, mais tout de même, elle aurait au moins pu éviter de la faire se sentir comme un fardeau…

Il leur fallut près de deux heures pour atteindre les grottes les plus reculées, là où la lumière se raréfiait tellement qu'ils finirent par aller d'un rai de lumière perçant le plafond à l'autre. Ils arrivèrent plus précisément devant une seconde porte, ronde cette fois-ci, par laquelle on ne pouvait passer qu'en se baissant. Deux torches étaient accrochées de chaque côté de l'entrée, et un petit coffre placé dans un coin contenait du silex et de l'amadou.
 
- Nous avons atteint l'avant-dernière chambre, et c'est de loin la plus grande. On va devoir faire de la lumière… Nous n'avons pas le choix, l'obscurité est quasi totale à partir d'ici, expliqua Sally qui se saisit d'une torche et de quoi l'allumer puis passa la seconde à Angus.
 
Elle ouvrit la porte grâce à une grosse clé de fer qu'elle avait sortie de sa veste, et poussa avec force sur le battant. La porte pivota en grinçant sur ses gonds, et un courant d'air froid chargé d'humidité leur fouetta le visage.
 
- Et maintenant, tu colles la petite, ordonna-t-elle à Angus, et elle se plia en deux pour s'engager dans le passage, suivie d'Angus puis d'Effie.
 
Bien qu'il lui était incapable de voir l'endroit dans sa totalité, Effie sentit que la salle était de proportions gigantesques, une véritable cathédrale de pierre perdue dans les tréfonds de la terre. Les deux cercles de lumière projetés par les torches de ses guides semblaient ridiculement petits en comparaison de l'immensité de l'endroit.
 
- Prends garde à ne pas nous perdre. Cela devrait être facile : nous sommes la seule source de lumière que tu verras, ajouta Salamandre pour sa jeune protégée.
 
Cela acheva de l'inquiéter et elle se colla à Angus pour lui saisir la main, qui la lui serra avec force pour la rassurer. Ils avancèrent doucement, slalomant entre des formations cristallines aux formes improbables et des amas de roche qui évoquaient des géants endormis. L'endroit était rempli de stalactites et de stalagmites, et certaines se rejoignaient pour former des piliers colossaux dont elle n'aurait pu faire le tour avec ses bras. Ces merveilles souterraines l'intriguaient de plus en plus, et la peur qui étreignait son cœur fit peu à peu place à cette curiosité qu'elle éprouvait si souvent à la surface. N'y tenant plus, elle s'éloigna juste assez d'Angus pour aller toucher l'un des piliers ; la roche était ruisselante d'humidité. Elle leva le nez pour suivre des yeux la formidable colonne de pierre de sa base jusqu'à son sommet, qui se perdait dans l'obscurité au-dessus de leurs têtes. 
 
- Merveilleux, souffla-t-elle ; elle s'était instinctivement mise à chuchoter.
 
- Faut pas traîner ici. On reviendra plus tard si tu veux, dit Angus qui la tira doucement par la main pour l'arracher à ce spectacle. Surtout, fais gaffe où tu mets les pieds. Il y a des trous d'eau partout et certains de ces puits n'ont pas de fond, ajouta-t-il à mi-voix. L'eau y est glaciale.
 
En effet, cette grotte-ci était beaucoup plus froide que le reste du réseau souterrain, et le son des gouttes d'eau s'écrasant au sol était omniprésent. Les mares allaient s'élargissant, passant de petites cavités rocheuses de quelques centimètres de diamètre à des bassins larges de plusieurs mètres où l'eau était claire comme du cristal. Ils passèrent suffisamment près de l'un des fameux puits sans fond pour qu'Euphemia puisse y jeter un œil, et elle ne put réprimer un frisson. La transparence de l'eau rendait l'expérience irréelle, on pouvait distinguer chaque pierre immergée avec une netteté parfaite, tout le long de ce tunnel vertical… Qui finissait par se muer en un trou d'un noir d'encre absolument impénétrable. Impossible de savoir à quelle profondeur cela allait, ni ce qu'on pouvait y trouver.
 
- Gem' adorait l'endroit. Il disait que ça lui rappelait son dieu, chuchota Angus.
 
- Je suis pas sûre d'avoir envie d'en savoir plus, lui répondit Effie d'une voix blanche, qui s'imaginait regarder dans l'abîme et y rencontrer le regard de quelque chose qui se serait tapi là pour les guetter.
 
A mesure qu'elle prenait le temps d'observer son environnement, elle s'aperçut que toute une vie cavernicole s'offrait à leurs yeux. De grosses araignées blafardes et d'autres bestioles étranges se tortillaient pour fuir la lumière de leurs torches, et l'on entendait parfois un "plouf!" beaucoup plus fort que les autres en passant à côté d'un puits. Il lui sembla même distinguer quelques formes familières dans certaines des plus grandes mares… Elle s'attarda un instant, attendant que la lumière de la torche s'éloigne juste assez pour qu'ils reviennent… Oui, elle n'avait pas rêvé ! Elle rattrapa le nain d'un bond et tira sur sa manche, surexcitée.
 
- Angus ! Y'a des poissons dans l'eau… Je crois qu'ils ont pas d'yeux !
 
- Ouais ! Y'a des espèces de têtards aussi… J'en ai déjà vu un ne pas bouger pendant toute une journée. Je sais pas comment ils sont arrivés là. Tu sais, j'ai carrément trouvé un croco ici, une fois… Aucune idée de ce qu'il faisait là, lui non plus. Tombé par quèqu'part depuis la surface, j'imagine.
 
- Aaaaaaarrrgh... Tu l'as enlevé ?!
 
- Non, il s'est glissé dans un des puits avant que je l'attrape. Il doit avoir bien grossi maintenant, enfin, s'il a survécu. Ça va…? demanda Angus avec une certaine inquiétude en voyant le visage d'Effie se décomposer à la lueur diffuse des torches.
 
- Oui oui. On avance ? répondit l'adolescente, soudain fermement résolue à ne plus regarder dans les mares les plus profondes.
 
Sally les attendait un peu plus loin devant une troisième porte, beaucoup plus solide cette fois. Deux supports de torche vides encadraient ce nouveau passage.
 
- Nous y voilà, fit-elle à haute voix, et les échos se répercutèrent d'étrange façon partout dans la grande caverne. Nous sommes arrivés au fond.
Euphemia
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Posté le 09/02/2021 à 23:55:34. Dernière édition le 10/02/2021 à 01:41:59 

La dernière porte s'ouvrait sur une petite pièce, à peine un renfoncement, alcôve naturelle que l'on avait isolée du reste de l'immense caverne et très sommairement aménagée. Elle aurait été totalement plongée dans le noir, n'eût été les torches que le trio avait amenées avec lui. On n'y trouvait qu'une chaise grossière destinée aux potentiels visiteurs, un seau de déjections et un tas de paille odorante, le parfait attirail de la cellule miteuse en somme. Et pour cause : il y avait quelqu'un d'assis par terre, entravé aux chevilles par des fers épais… La chaîne courait jusqu'à un anneau solidement encastré dans le mur pour limiter au maximum les mouvements du prisonnier.
 
- Réveille-toi, ordonna Salamandre.

Grand silence. L'intéressé ne broncha pas.

- Obéis, mon vieux… renchérit Angus.
 
- Qui c'est…? demanda Effie, inquiète, mais personne ne lui répondit. Vous m'aviez pas dit qu'on allait voir quelqu'un !
 
Le déclic du chien d'un pistolet que l'on arme se fit distinctement entendre dans la cellule. Salamandre pointait une arme en direction de la forme recroquevillée dans un coin.
 
- Tu vas l'énerver, dit Angus.

- Mais qui c'est, bon sang ?!

- Lève-toi, vieille branche ! Lui donne pas de prétextes ! 
supplia le nain en faisant deux pas en avant, projetant un peu plus de lumière sur l'inconnu plongé dans l'ombre.
 
- On dirait un cadavre ! Il est cané, vot' type ! s'écria Effie.
 
- Silence, vous deux !
 
Le prisonnier était un homme de petite taille à la peau tannée, simplement vêtu d'un pagne ; il était tellement maigre que l'on aurait cru voir un cadavre desséché en lieu et place d'un être vivant. Ses lèvres était étirées sur ses dents en un rictus permanent, ses cheveux secs et cassants partaient en mèches désordonnées de son crâne, et ses yeux étaient tellement enfoncés dans leurs orbites qu'ils ressemblaient aux puits sans fond de la grande caverne. Il gisait là, assis contre le mur, ses bras enserrant ses genoux, absolument immobile. Soudain, il pianota des doigts sur ses jambes.
 
- Aaaaaaaaaaaaaaahhh… fit le prisonnier en laissant échapper un long soupir. J'obéis, j'obéis.

- AaaaaaaAAAAAAAARGHHHHHHHHHH ! hurla Euphemia, les yeux exorbités.
 
La momie déplia ses membres squelettiques et laissa échapper un long gémissement qui donna envie à Effie de se boucher les oreilles.
 
- AÏïÏEee ! Mes bras ! Mes jambes ! Des crampes, partout ! Et mes pauvres oreilles ! Pourquoi me déranger ? Où est l'autre monstre ? Il n'est pas venu me tourmenter deeeepuiiiiiiiiiiis… et l'être se mura dans une réflexion silencieuse, se rongeant un ongle racorni entre les dents.
 
- Calme-toi ! Y peut rien te faire, il est attaché, siffla Angus qui plaqua sa main calleuse sur la bouche de l'adolescente pour la réduire au silence.
 
Effie se mordit la joue et hocha frénétiquement la tête pour faire signe qu'elle avait compris. Salamandre quant à elle baissa son pistolet, sans pour autant remettre le chien en place.
 
- C'est un vieil ennemi de Gemini, venu se réfugier sur cette île il y a longtemps. Hasard, coïncidence, destin ? Je n'en sais rien. Toujours est-il qu'ils se sont tous deux retrouvés ici. Ton père est persuadé que cette île attire volontairement les gens, qu'une sorte de magie profonde est à l'œuvre et que tout ceci n'est qu'un genre d'immense terrain de jeux pour aliénés
 
- Je ne… commença Effie, sans réussir à aller plus loin. A côté d'elle, le pauvre Angus à l'esprit brisé s'était mis à pleurer de manière incontrôlable.
 
- Notre prisonnier a vécu là sous divers noms pendant plusieurs années, continua implacablement Salamandre, convaincu d'avoir fui assez loin pour échapper à ses anciens alliés. Ton père était furieux quand il a appris qu'il était lui aussi passé sur cette île, et plus encore quand il a su qu'on l'avait privé de sa vengeance : l'homme était prétendument mort en affrontant les Pirates Rouges, une bande de fous furieux qui avaient mis l'île à sac en 1714… Il n'y a pas cru une seconde. Il l'a cherché partout, inlassablement, sans jamais faire part de ses plans les plus secrets à quiconque -même pas à ses confrères. Il en faisait une affaire personnelle entre toutes… Et comme tu peux le voir il l'a bel et bien retrouvé, dit-elle avec une pointe de fierté. Gemini l'a pourchassé, capturé et enfermé. Maintenant, écoute-moi bien.
 
Effie hocha la tête, déjà suspendue aux lèvres de la femme aux mains brûlées qui dévoilait des pans entiers du passé de son père adoptif.
 
- Je ne suis pas femme à croire n'importe quoi. Mais j'ai vu assez de choses insensées de mes yeux, et suffisamment côtoyé ton père, pour la fermer et mettre de côté mes doutes quand il le faut. Surtout sur cette île de dingues. Voodoo Jim, Sans-Nom, et d'autres pseudonymes encore… Gemini, lui, le surnommait l'Homme Éternel et le prétendait incapable de mourir pour de bon. J'ai déjà pu le voir s'enfermer dans le silence pendant des jours, sans rien manger ou boire, ce qui est déjà bien extraordinaire en soi… Notre ami le nain ici présent, qui le connaît aussi, s'accorde à dire la même chose que ton père, et ajoute qu'il s'agirait d'un genre de chamane. Tu sais ce qu'est un chamane ?

Effie hocha une seconde fois la tête. Elle avait eu l'occasion de traîner avec les mystiques indigènes, et elle en avait gardé un souvenir plus que mitigé. Angus s'était mis à rire dans sa barbe, un drôle de rire caquetant pas très rassurant. Il la troublait encore plus que le prisonnier ; elle n'avait jamais vu le petit homme dans cet état.

- Ne fais pas attention à lui, il perd définitivement la boule en présence de son vieux copain,
continua Sally. Nous avons ordre de garder ce type emprisonné et de le neutraliser par tous les moyens si d'aventure il devenait un problème. Moi, je n'attends que de pouvoir vérifier s'il est vraiment immortel. Tu me suis ? Je pense que oui. 
 
La femme se pencha à sa hauteur et posa une main gantée sur son épaule. Derrière elle, le prisonnier roulait des yeux fous et fit claquer sa mâchoire en dévisageant l'adolescente avec intérêt. Effie frémit.
 
- Son vrai nom serait TiamakGemini voulait que tu le rencontres lorsque tu serais prête, car il est possible qu'il puisse t'aider. Euphemia, voici Tiamak. Tiamak, voici Euphemia. Blesse-la, pourceau rachitique, et je testerai en personne les limites de ta fameuse résilience.

Toujours placée devant Effie, Salamandre serra avec force l'épaule de la jeune fille angoissée et la sonda de ses yeux sombres. Dans son dos, l'affreux prisonnier multipliait les grimaces, tandis qu'Angus s'était enfin tu et fixait le mur.

- Les présentations sont faites. Veux-tu lui parler, oui ou non ?
 
- Alors, alors ?! Que va-t-elle répondre ? Le suspens me tue ! renchérit la momie après un long silence.
Euphemia
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Posté le 12/02/2021 à 15:34:27. Dernière édition le 12/02/2021 à 15:44:30 

Effie était assise en tailleur sur le sol dur, face à face avec l'effrayant chamane. Elle avait accepté de discuter avec lui, non sans avoir hésité… Mais maintenant qu’elle s’était décidée elle était convaincue qu’elle n’aurait pas pu mieux faire. Salamandre veillait, assise sur l'unique chaise de la pièce, son pistolet chargé toujours à la main. L'adolescente grelotta dans l'air froid de la pièce, empuanti par les odeurs qui montaient de la paillasse moisie et du seau de déjections.
 
- Je n'aime pas ça. Pas du tout. Mais c'est ton choix, petite. Espérons que l'instinct de ton père ne l'ait pas trompé.
 
- J'ai besoin de savoir, Sally.
 
- Je sais.
 
Contre toute attente, convaincre le chamane d'explorer les songes d'Euphemia avait été d'une facilité déconcertante. Il y avait eu un instant de panique lorsqu’il s’était projeté en avant juste après avoir vu son visage à elle, tendant ses mains vers la jeune fille et manquant de peu de se faire tirer dessus par Salamandre qui s’était interposée en un éclair. Seules les chaînes aux pieds de Tiamak -puisqu’il fallait bien l’appeler par son nom- l’avaient empêché de l’atteindre. Il était resté un instant ainsi, le corps en équilibre, absolument pas inquiété par le canon du pistolet que Salamandre pointait juste sous son nez, et puis il était lourdement retombé au sol où il était resté depuis. Il avait suffit à la jeune fille d'évoquer les bribes de souvenirs qu'elle tirait de ses rêves pour que le sorcier paraisse captivé. Effie ne pouvait se départir de l'impression que cet intérêt n'était pas dû qu'à son apparence ni à ce qu’elle lui racontait ; sa seule présence troublait visiblement l’homme. Peut-être sentait-il quelque chose ? Comme une odeur de maléfice, peut-être… ? Une malédiction avait-elle une odeur ? Et puis comment cela travaillait-il de toute façon, un chamane ? Et une malédiction ?! Elle connaissait les bestioles, les fleurs, les oiseaux et les buissons, mais la sorcellerie lui passait bien au-dessus de la tête. Le stress commençait à l’étouffer, ses pensées tourbillonnaient sans relâche dans sa tête. Tiamak, lui, alternait entre des phases de folie et de lucidité où il posait une quantité effroyable de questions.

- Ta mémoire est-elle si mauvaise que cela ? lui demanda-t-il.

- Heu, je ne sais pas. Les gens se rappellent-ils de leur enfance, d'habitude ?
 
- Un peu, oui. Je n’ai pas souvent fait ça, tu sais, avoua-t-il tout à trac.
 
- Moi non plus, ça tombe bien.
 
- Ah, mais c’est qu’elle a de l’humour ! Tu es sûre d’être la fille de Gemini ?
 
- Fille adoptive seulement.
 
- Ah, je me disais aussi. Ça me rassure ! A un moment, j’ai bien cru qu’il avait fini par engrosser sa sale jument d’Héloïse… ou une autre, avait-il dit en jetant un regard appuyé à Salamandre.
 
- Heu…
 
Le pianotage insistant des doigts de cette dernière sur le bois de la chaise leur avait très clairement indiqué qu’il valait mieux changer de sujet. A la question du pourquoi acceptait-il d’aider Effie, que n'avait pas manquée de poser une Salamandre suspicieuse, la seule réponse du chamane avait été teintée d’amusement et de mépris :
 
- Tu m'apportes l'enfant la plus étrange que j'aie jamais vue et tu me crois assez fou pour refuser ? En plus, peut-être est-ce là mon premier vrai divertissement depuis des mois.
 
Il leur avait fallu s'en contenter. On avait demandé au chamane s'il avait besoin de quoi que ce soit pour son rituel, proposition qu'il avait balayée d'un geste dédaigneux. Angus se faisait oublier, face au mur le plus loin possible du rituel.
 
- Donne moi ta main… Euphemia ? lui demanda-t-il à mi-voix, tendant ses doigts arachnéens vers l’adolescente.
 
- Euphemia, oui. Effie, si vous voulez, répondit-elle en s’emparant de la main tendue, son dégoût atténué par la surprenante note de douceur qu’elle avait décelée dans la voix de son interlocuteur.
 
- Effie. Maintenant, tais-toi et calque ta respiration sur la mienne, ordonna le chamane, et il commença à prendre de lentes et profondes inspirations.
 
- Ça va, pas besoin de faire le chef ! protesta-t-elle plus pour la forme qu’autre chose.
 
Il se contenta de la regarder en silence, concentré sur sa respiration, et elle aurait juré qu’il lui avait lancé un clin d’oeil narquois. En vérité, plus elle regardait son affreux visage et moins elle le trouvait repoussant. Il s’agissait d’un homme, après tout, ou du moins il l’avait été. Et puis, elle était mal placée pour donner des leçons à ce niveau-là. "Euphemia l’usurpatrice", l’avait appelée Paulus, et l’insulte résonnait encore douloureusement en elle.
 
Elle s’efforça d’imiter Tiamak, et très bientôt elle sentit que leurs poumons travaillaient en rythme. L’impression était étrange. Chaque inspiration était plus longue que la précédente et le temps perdait son sens. Depuis combien de temps faisaient-ils cela ? Une minute ? Une heure ? Un an… ? Subitement, elle se rendit compte que tout cela était absolument sans importance, et bientôt, elle ne sut plus dire si sa respiration lui appartenait ou si elle ne respirait que parce que le chamane lui montrait comment faire. La maigre poitrine de Tiamak se souleva démesurément pendant un temps infini. Elle était convaincue que si elle avait regardé un sablier à cet instant précis, le sable aurait arrêté de couler.
 
- Et pourquoi pas à l’envers, tant qu'on y est ? songea Effie, et elle pouffa de rire. Elle se sentait ivre.
 
Ses oreilles claquèrent. La pièce ondula une fois, deux fois, trois fois, secouée comme par une onde de choc sourde, très lointaine. Elle sentit qu’elle s’envolait, mais elle savait qu’elle touchait encore le sol : elle pouvait sentir le sol froid sous ses fesses.
 
- J’vais vomir, hoqueta-elle, mais aucun son ne sortit de sa bouche.
 
Elle était raide comme la pierre, mais alors comment pouvait-elle agiter librement les bras et les jambes ? C’est alors qu’elle se vit elle-même, assise sur le sol face au chamane ; elle flottait au-dessus de son propre corps. Quelque part, un miroir se fêla et une nuée d’oiseaux affolés prit son essor sans raison particulière.
 
- Eurrk… éructa-t-elle en ravalant un haut-le-coeur. Dément !
 
- Foin de compliments, jeune fille. Je suis bien trop rouillé à mon goût, fit une voix dédaigneuse à son oreille.
 
C'était Tiamak, qui se tenait debout dans les airs à côté d'elle, sa main sèche et râpeuse dans la sienne. Ici, il avait l’apparence d’un petit homme à la peau sombre, très loin de la terrifiante momie qui gisait dans la cellule. On aurait cru voir n’importe quel indigène de l’île.

- Qu’est-ce que ceci, qui brille dans ta poche ? demanda-t-il, curieux.
 
- Que voulez-vous dire ? Oh ! fit-elle après avoir baissé les yeux et constaté qu’un vive lumière émanait de la poche où elle avait rangé son pendentif un peu plus tôt. C'est ce bijou… Si je le porte autour du cou, je n’ai plus cette tête affreuse. Ça ne marche que tant que je le porte. Me demandez pas comment, je serais pas capable de vous dire !
 
- Pas mal… Qui a fabriqué ceci ?
 
- Une amie très chère, elle s’appelle Faye. Elle a appelé ça un "glamour".
 
- Faye ? Ca ne me dit rien… Encore une sbire de ton père ? Du genre à écorcher les gens, façon Salamandre ?
 
- Oh, non. Elle est très gentille. Tout le monde l'aime.

- Évidemment.

- Je vous assure. Et elle a très bon goût en matière de fréquentations !

- Elle n'aurait pas été amie avec Gemini si elle avait eu bon goût.

Effie préféra ne pas répondre. Elle ne pouvait se l’expliquer, mais la remarque du petit sorcier sonnait vrai. Au fond, que savait-elle de son père ? Elle se surprit à ressentir une puissante amertume, comme si elle avait mordu à pleines dents dans un citron sans en enlever la peau.

- Et maintenant ? fit-elle, beaucoup plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu.
 
- Il faut plonger dans ta tête.
 
- Mais encore ?!
 
- Fichtre, es-tu donc totalement dépourvue d’imagination ? lâcha-t-il comme si c’était une évidence. Je ne sais pas… Pense à une trappe ?
 
Effie fronça les sourcils, froissée, et Tiamak claqua de la langue en pointant le sol du doigt avec insistance. Et elle était là comme si elle l’avait toujours été, une trappe toute bête avec un anneau de fer en guise de poignée, encastrée dans le sol de pierre au milieu de leurs deux formes assises.
 
- C'est vraiment n'importe quoi, vous savez, dit-elle d'un air ravi, toute vexation envolée.

- Allons bon ! Et si tu l'ouvrais, pour voir ?
Euphemia
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Posté le 14/02/2021 à 12:37:08 

- Un… deux… trois ! compta Effie avant de tirer sur la poignée de la trappe.
 
Elle résista tout d’abord, et Euphemia s’arc-bouta en grognant ; la trappe céda d’un seul coup, et à peine celle-ci fut ouverte que des trombes d’eau salée se déversèrent dans la pièce, jaillissant en geyser de l’ouverture dans le sol. Très vite, l’eau emplit la pièce dont les murs finirent par éclater sous la pression. Tout s’évanouit, et ils étaient en pleine mer, à quelques mètres sous la surface. Les morceaux des murs brisés s’éparpillèrent dans toutes les directions comme de simples bouts de bois, laissant des traînées de bulles sur leur passage, et bientôt eux aussi disparurent à la vue. Effie se tourna de tous les côtés, cherchant un point de repère, n’importe quoi qui lui aurait permis de s’orienter dans cette masse d’eau étouffante. Elle sentait que l’air allait très bientôt lui manquer et se mit à agiter désespérément les bras, sans pour autant réussir à remonter. Les rayons du soleil transperçant la surface dansèrent sur une forme sombre qui s’approchait doucement, flottant parfaitement à la verticale, avançant sans faire le moindre mouvement. C’était Tiamak.
 
- Original, apprécia le chamane. Ne t’embête pas à nager, je te rappelle que nous sommes dans ta tête. Ni à respirer, d’ailleurs.
 
La dernière bulle d’air qu’elle retenait s’échappa lorsqu’elle lâcha un juron particulièrement peu élégant.
 
- C’est malin ! Je vous avais perdu de vue… dit-elle, et sa voix était parfaitement claire. Mais comment vous faites ça ?!
 
- Ta faute. J’ai été soufflé par le déluge de souvenirs. Je ne pensais pas que nous réveillerons tant de choses d’un coup… J’ignore si c’est bon signe, pour tout te dire. Et moi, je ne fais rien, ou si peu ! A toi de trouver la suite !
 
- Ah, ah bon… ?
 
- Que te disent tes tripes ?
 
Euphemia se mit à fredonner un air dont elle ne sut se représenter l’origine. Le soleil brillait avec force à la surface, et le ballet des lumières qui dansaient sur son guide l’apaisaient. Elle écouta avec attention et obtint la réponse qu'elle cherchait.
 
- Vers le fond, fit-elle au chamane qui hocha la tête.
 
Leurs corps s’alourdirent, commençant à descendre vers le fond à une allure de plus en plus rapide. Bientôt, ils fendirent les flots à la vitesse d’un espadon, toujours parfaitement droits. Étrangement, plus ils s’enfonçaient vers le fond et plus la lumière se faisait vive. Leur allure ralentit jusqu’à ce qu’ils s’arrêtent net, quelques centimètres sous ce qui ressemblait trait pour trait à la surface.
 
- Est-ce que…? commença Effie, émerveillée.
 
- Essaye, tu verras bien.
 
Lentement, Effie leva la main. Ses doigts crevèrent doucement la surface ; elle pouvait sentir l’air froid caresser sa peau de l’autre côté. Elle prit son élan et fit à son tour émerger sa tête de l’eau. Elle découvrit bouche bée un ciel qu’aucun oiseau ne traversait, encombré de lourds nuages qui formaient une masse compacte d’un bout à l'autre de l'horizon, dépourvu de la moindre trace de terre. Elle se laissa ballotter doucement au gré des vagues qui parcouraient cette seconde mer au fond des eaux.
 
- Tiamak ? Vous êtes là ?
 
- Je te colle, petite ! répondit-il, et elle se rendit compte qu’il avait entièrement émergé, droit comme un I, un seul de ses orteils encore en contact avec l’eau.
 
- J’ai l’impression de glisser… s’alarma-t-elle.
 
- Nous y arrivons. Courage !
 
Son corps sortait petit à petit de l’eau, comme si une main ferme et invisible la tirait inlassablement par le col. Là encore le mouvement s’accéléra de manière foudroyante, et elle finit bel et bien par tomber vers le ciel. L’air ne lui opposait aucune résistance et elle atteignit des vitesses vertigineuses, se dirigeant droit vers la masse formidable des nuages qui les attendaient là-haut.
Euphemia
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Posté le 16/02/2021 à 14:37:34. Dernière édition le 16/02/2021 à 17:42:37 

Ils s’enfoncèrent profondément dans les nuages, se retrouvant prisonniers d’un carcan cotonneux inextricable.
 
- Hé bien, y’en a là dedans ! s’exclama Tiamak.
 
- Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Effie, captivée.
 
- Il va falloir démêler tout ça, tu vois ?
 
- Oh, dommage.
 
Elle rit en s'amusant à passer les bras dans la matière cotonneuse, qui se reformait presque instantanément autour d'elle.
 
- Dites, vous entendez ça ?
 
De légers murmures flottaient dans l’air, se mêlant pour former une rumeur douce et constante qui rappelait un chant enfantin. Des ébauches de couleurs les accompagnaient en se reflétant dans les nuages.
 
- Et vous voyez ça, aussi ?!
 
- Oui, je les vois, répondit le chamane.
 
A chaque fois qu’elle tournait la tête, une scène différente se présentait à ses yeux, et toutes semblaient prometteuses. Elle fixa l’un des endroits en particulier et pencha la tête en fredonnant doucement un air inexplicablement familier, mue par son instinct. Elle se laissa imprégner de la première scène tandis que celle-ci se faisait de plus en plus nette à ses yeux.
 
***
 
Un homme sec à la moustache soignée et une femme à l’opulente chevelure sombre et à la toilette ornementée dînaient dans un salon richement décoré ; des grands tableaux ornaient les murs, ainsi que des trophées d’animaux qu’Effie n’avait jamais vus. L’argenterie semblait faite d’argent massif. Personne n’avait touché aux plats qui refroidissaient sur la table. Le couple était seul dans la salle à manger, les domestiques avaient été congédiés.
 
- Emmenez-la loin d’ici. Je ne veux plus la voir. Si cela s'ébruitait, nous serions la risée de tous ! Je refuse de voir mon nom sali ainsi par votre hideuse enfant, fit l’homme.
 
- C’est aussi votre fille ! supplia la femme, au bord de l’hystérie.
 
- Mensonge ! Cette… chose n’est pas une De Windt ! cracha l’homme en serrant les poings. On l'emportera demain à l'aube, peu m'importe où tant qu'elle ne remet plus jamais les pieds sur le domaine.
 
La femme bondit de sa chaise et se précipita en avant, toutes griffes dehors, droit vers le visage de son mari. Le couple s’empoigna en s’invectivant. Leurs cris inarticulés ne passèrent pas inaperçus, et les domestiques alarmés se précipitèrent dans la pièce. Ils restèrent sur place, interdits, ne sachant que faire en voyant leurs employeurs lutter sauvagement l’un contre l’autre. La lutte allait crescendo. L’homme frappa violemment sa femme sans aucune retenue, qui s’effondra sur place, amorphe. Elle resta prostrée au sol. Il était furieux, virant au rouge cramoisi tandis qu’une grosse veine battait à sa tempe. Le sang perlait depuis de longues éraflures dues aux ongles de sa femme qui lui zébraient les joues. Il se mit à postillonner sur tout et tout le monde, menaçant de frapper derechef sa femme à terre ainsi que les domestiques tétanisés. Seuls les plus anciens d’entre eux, un vieillard tremblant et une matrone solide, osèrent s’agenouiller sur la dame à terre pour lui porter assistance, bravant la colère du maître des lieux.
 
Mortifiée, Effie tourna la tête pour soustraire ses parents à sa vue. Cela n’avait plus rien d’un jeu, et l'évènement venait de prendre une tournure inquiétante. Les nuages autour d’eux perdirent un peu de leur substance, laissant voir au-delà un ciel uniformément gris. Elle tourna la tête vers la scène suivante, la gorge serrée.
 
***
 
Un homme tenait une silhouette de petite taille par la main. Ils marchaient sur un sentier envahi de végétation qui serpentait à travers les collines, l’adulte aidant l’enfant à traverser les endroits les plus difficiles d’accès. Leurs visages étaient dissimulés par des capuchons, et l’homme était visiblement tellement nerveux qu’il en tremblait de manière incontrôlable, jetant des coups d'oeil furtifs par-dessus son épaule, terrifié à l'idée d'avoir été suivi.
 
- On est bientôt arrivés ? C’est là ? se plaignit la petite.
 
- Nous y sommes, mademoiselle. Regardez, dit l’homme en faisant de son mieux pour cacher sa répugnance.
 
Devant eux se dressaient les murs sinistres du manoir réputé hanté au nord de New Kingston. L’enfant leva le nez, impressionnée, et son capuchon glissa en arrière pour révéler une frimousse aux cheveux en bataille et à la peau d’un vert maladif. Elle devait avoir trois ans, quatre ans peut-être, encore une toute petite fille. L’homme rabattit la capuche sur la tête de l'enfant, son geste brutal trahissant son malaise.

- Attention, mademoiselle ! Votre capuche glisse. Vous allez attraper froid ! Vos parents ne me pardonneraient jamais si vous attrapiez un rhume.
 
- Pardon, Gilbert, couina l'enfant en triturant l'ourlet de sa robe de voyage.
 
Ils avancèrent encore de quelques pas, s’engouffrant dans le hall décati ; il se faisait tard, et les rayons du soleil déclinant faisaient de drôles d’ombres aux armures poussiéreuses alignées contre les murs. Devant eux, l'immense escalier menant aux étages était envahi de toiles d'araignées.
 
- On peut jouer à cache-cache, maintenant ?
 
- Bien sûr, mademoiselle. Voulez-vous compter ?
 
- Non, moi je préfère me cacher !
 
- Très bien, mademoiselle. Je vais compter, dit le domestique, secrètement soulagé que l’enfant lui donne le prétexte idéal.
 
Le domestique se mit face au mur et commença le décompte à haute voix. Euphemia piailla de plaisir et fila explorer les environs pour y trouver une bonne cachette, bravant la poussière et les saletés sans la moindre hésitation. L’homme tendit l’oreille, guettant les pas de la petite fille qui s’éloignait, et, lorsqu’il fut sûr et certain que le champ était libre, s’empressa de quitter la pièce. Il se mit à courir pour de bon une fois qu’il eût passé la porte d’entrée, et dévala le sentier en direction de New Kingston.
 
- Je l’ai attendu pendant des heures, murmura Effie d’une petite voix, alors que des souvenirs enfouis lui revenaient par bribes. Elle se laissa attirer par la troisième et dernière scène, la mort dans l’âme.
 
***
 
Deux hommes se tenaient devant les ruines noircies de ce qui avait été une maison de maître. Le grand jardin laissé à l’abandon était envahi de mauvaises herbes. Encore quelques années et les rares restes du domaine disparaîtraient dans la nature comme s’il n’avait jamais existé, pas plus que ses habitants. En fond, des montagnes, et l’océan encore derrière ; de l’autre côté… Ulüngen. La scène se déroulait quelque part dans les montagnes derrière la colonie hollandaise.
 
Le premier homme présent était un grand Noir aux épaules voûtées. On décelait encore les muscles puissants qui roulaient sous sa peau abîmée, les cicatrices laissées par les coups de fouet sur son dos et les fers autour de ses chevilles et de ses poignets trahissaient une vie de labeur forcé. Ses cheveux blancs formaient une auréole autour de sa tête. Le second était un colon ventripotent richement vêtu qui arborait une barbichette ridicule soigneusement taillée en pointe. Il ressemblait à l’une de ces affreuses caricatures de nobliau ridicule, celles qu'on voyait dans les journaux dissidents : un chérubin adipeux trop vite monté en graine, avec des jambes minces comme des baguettes dépassant à la verticale d'un gros corps rond comme une balle sur lequel trônait une petite tête bouffie couverte de boucles graisseuses. Debout devant une tombe sommaire, guère plus qu’un monticule de terre sur lequel poussaient des touffes d’herbe et marquée d’une croix de bois plantée de travers, il pissait, les jambes écartées et les chausses délacées. Le long jet d’urine arrosait la croix par intermittence. Le pisseur laissa échapper un soupir de satisfaction.
 
- Scandale ! A la suite d’une longue dégringolade, le maître des lieux déshonoré, ruiné et fou de culpabilité après la disparition de sa fille devenue une bête hideuse, détruit sa propre maison et le reste de la famille avec. Même plus assez d’argent -ni d’amis- pour un enterrement digne de ce nom… Sapristi ! Il aura fallu des années, mais ça en valait la peine. Ce chien de De Windt aura bien mérité ses mille tourments. Personne ne s’attaque à mon commerce sans en payer le prix ! finit par dire l’homme, surexcité, en relaçant ses chausses. Veuillez m’excuser pour ce plaisir coupable, puissant houngan.
 
Derrière lui, le vieux Noir ne répondit rien, parfaitement indifférent au geste sacrilège.
 
- Dommage pour sa famille, cependant… Aviez-vous besoin d’aller si loin ? L’enfant passe encore, mais Madame de Windt était une vraie beauté, entre deux caprices, certes… Peut-on vraiment contrôler une malédiction, au moins ? Ah, j’en ai des frissons… Mais je m’égare.
 
- Je n’ai fait que ce pour quoi tu m’as payé, répondit le Noir d’une voix égale.
 
Le gros bonhomme frotta ses mains l’une contre l’autre pour les essuyer et conclut son affaire en crachant sur la tombe des De Windt. Il alla ensuite se planter devant le houngan.
 
- Et comment ! Félicitations, mon vieux ! Vous voilà libre ! Adieu, la vie d’esclave ! Nous pouvons maintenant parler d’homme à homme… Alors dites-moi, très cher, un poste permanent à mon service vous intéresserait-il ? Liberty est démodée, mais on dit qu’en revanche La Barbade est en plein essor. S’il vous convient de m’y accompagner, nous pourrions accomplir de grandes choses là-bas. Vous seriez payé à la hauteur de vos services, bien sûr. Si vous me débarrassez toujours avec autant d’efficacité de mes rivaux, ma fortune est faite, et la vôtre avec !
 
Euphemia hurla de rage, un cri puissant qui naquit au creux de ses entrailles. Les nuages s’effacèrent ; il ne resta plus qu’un ciel vide et gris où flottaient en silence l’adolescente et son guide.
Euphemia
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Posté le 17/02/2021 à 23:15:16 

- Voilà de bien mauvaises choses, marmonna le chamane pour lui-même, révolté.
 
- Tout ça pour ça ? Mon père était marchand, et un rival à la con n'a pas supporté la compétition ?!
 
Elle continua ainsi un long moment, récitant un monologue chargé de ressentiment qui dura jusqu'à ce qu'elle se fut un peu calmée.
 
- Je veux partir d'ici maintenant, dit-elle d'une voix brisée.
 
- Comme tu le souhaites. Je doute que tu aies besoin d'autres réponses, de toute façon.
 
- Aaah, finement observé !

- Pardon ?

- Vous devriez pas plutôt me dire que vous êtes désolé pour moi, ou un truc dans le genre ? Ou alors je le mérite parce que je suis avec Gemini, c’est ça ?
 
- Idiote ! On verra ça plus tard si ça ne te fait rien, quand on sera de retour dans ma cellule, peut-être ? railla-t-il.
 
Les deux se renfermèrent dans un silence boudeur, flottant sans bruit dans le ciel uniformément gris. Le chamane, las, finit enfin par reprendre la parole.
 
- Je ne peux pas mettre fin à tout cela d'un coup, il nous faut prendre le temps de revenir sans mettre le bazar dans ta tête. Peut-être verras-tu d'autres choses sur la route du retour, des rêves épars et des pensées vagabondes qui traînent dans les coins… Il ne faut pas t'en inquiéter, rien ne peut te faire de mal ici. Pas tant que je suis là. J’ai promis que je t’aiderai à explorer tes songes, et j’irais jusqu’au bout.
 
- Si vous le dites, dit-elle en haussant les épaules. Je veux juste rentrer
 
"Chez moi", avait-elle d'abord pensé, avant de réaliser que son chez-elle existait bien, ou plutôt qu'il avait existé, maintenant réduit à l'état de ruines calcinées laissées à l'abandon. Le chamane ne pipa mot et la saisit doucement par le bras. Il se mit à fredonner en boucle un chapelet de syllabes qu'Euphemia ne réussit pas à distinguer ; la mélopée lançait de petites piques dans son crâne, comme si de minuscules aiguilles lui chatouillaient le cerveau. La sensation n'était pas foncièrement désagréable. Le ciel gris vira peu à peu au blanc et la mer loin en-dessous d'eux s'agita, striée de grandes vagues tumultueuses. Une curieuse tache sombre y prit forme, et elle avançait rapidement.
 
- C'est quoi, ça ?
 
- Pensée parasite, dit-il, concentré sur sa mélopée. Peut-être vient-elle de moi. Cela arrive.
 
Effie fixa le point noir des yeux, réalisant peu à peu qu'il s'agissait de deux bateaux voguant bord à bord sur les flots agités. Avant qu'elle ne puisse songer à ce qu'elle faisait, elle descendit à la hauteur des navires engagés dans une lutte terrible. Un combat faisait rage sur le pont de l’un des navires : un groupe disparate de marins défendait des barricades de fortune, devant lesquelles une femme à la peau sombre habillée en homme, sabre au clair, haranguait des troupes en uniforme. Visiblement, un navire corsaire avait rattrapé et abordé un navire pirate chargé du butin de ses rapines, plus lourd et plus lent que l’autre taillé pour la vitesse. Le beau visage farouche de la femme était déformé par l'exaltation du combat. Les assaillants escaladèrent les débris et se jetèrent sur les défenseurs avec vigueur. La poudre obscurcissait la vue et les hurlements des blessés étaient couverts par le bruit des détonations. La femme se battit férocement, frappant sans relâche pour percer la ligne des défenseurs et ouvrir la voie à ses hommes. Tiamak avait rejoint Euphemia, descendant à sa hauteur sans un bruit. Lui aussi s’était mis à suivre le combat avec intérêt.
 
- Qui est-ce ? demanda Effie, ses malheurs temporairement oubliés face à la scène qui se déroulait sous leurs yeux.
 
- Ma fille ! répondit fièrement le chamane.
 
- Elle est… trop bien ! Ouaouchh !
 
Devant eux, la fille de Tiamak venait de faire s'empaler un de ses adversaires sur des débris de bois saillants après l’avoir repoussé de toutes ses forces. Le sang coulait abondamment, les corsaires se battaient avec la vigueur des justes et les pirates avec l'énergie du désespoir. La femme embrocha un second adversaire sur sa lame, qu'elle retira d’un coup sec tout en envoyant son autre poing dans la figure du type, faisant basculer sa victime agonisante par-dessus bord.
 
-Bon sang, elle déconne pas.
 
- Tu trouves ? fit Tiamak, gonflé d'orgueil. Je vais la voir, parfois… ça m'occupe. Je regarde sa vie et je m'assure qu'elle va bien. Mais je ne peux pas lui parler ainsi. Personne ne le peut. Ici, nous ne sommes que de simples observateurs ! De toute façon, je pense qu'elle me croit mort.
 
- C'est dommage…
 
- Oui, Euphemia. C'est dommage.
 
Il la prit à nouveau par la main, et cette fois ses gestes étaient devenus beaucoup plus doux. La mélopée continuait seule, sans que le chamane eût besoin de la fredonner. La bataille avait pris fin sur le bateau, la plupart des pirates gisaient morts ou mourants et les rares encore indemnes s’étaient rendus. La fille de Tiamak passait au milieu de ses hommes, les félicitant et s’assurant qu’on s’occupait des blessés. Bientôt, on récupérerait ce qui pouvait l’être et on saborderait le navire pirate avant de reprendre la route pour récolter une paye bien méritée. Euphemia et son guide dérivèrent plus loin, et la scène s’estompa doucement. Le décor les entourant s'estompait au fur et à mesure que la mélopée entêtante lancée par le chamane prenait de l'ampleur.
 
- Vous ne dites plus rien, risqua Effie après qu'ils eurent erré en silence pendant un certain temps. Ça ne va pas ?
 
- Écoute, je ne comprends pas ce que ce monstre de Gemini fait avec quelqu'un comme toi, ni ce que tu lui trouves. J'ai beau retourner le problème dans tous les sens, la seule conclusion possible c’est que mon plus rival le plus haï sait faire preuve d'humanité. Alors, laisse-moi digérer ça, tu veux ?
 
Elle sourit, touchée par l’honnêteté de ce petit homme qui lui plaisait décidément beaucoup. Encore un peu et elle s’imaginerait en sauveuse, réconciliant les deux ennemis lorsque son père serait enfin de retour… S’il revenait. Son coeur se serra dans sa poitrine quand elle réalisa soudain qu’il était tout à fait possible qu’elle ne le revoie jamais. Bien sûr que l’idée l’avait déjà effleurée, mais jusque là il ne s’agissait pas d’autre chose qu’une angoisse d’enfant. C’était la première fois qu’elle y songeait rationnellement, en tant que l’adulte qu’elle était en train de devenir. Solennellement, elle se fit à elle-même la promesse qu’elle ferait tout ce qu’elle pouvait pour convaincre son père de libérer le chamane. Personne ne méritait d’être ainsi oublié, enfermé à jamais loin sous la terre. Perdue dans ses pensées, les yeux baissés, elle ne fit attention à ce qu’elle avait devant elle qu’une fois qu’elle fut quasiment arrivée dessus. Un îlot avait surgi au milieu de la mer, comme un dernier élément tangible placé là par une main divine avant le réveil des deux explorateurs des songes.
 
- Eh ?
 
Le bout de terre était traversé dans sa largeur par un chemin, une rue pavée même, au bord duquel un jeune homme à peine plus âgé qu'elle était assis, le lez levé vers le ciel, doucement éclairé par la lueur d’une lampe à huile posée à ses côtés. On distinguait des murs flous derrière lui, rappelant une rangée de bâtiments serrés, peut-être un alignement de boutiques dans une ville inconnue… Une grande écharpe couleur abricot lui entourait le cou, assez large pour masquer la majeure partie de son visage et n’en laisser dépasser qu’une touffe de cheveux clairs. Il épluchait distraitement une orange entre ses doigts. Elle flotta autour de lui, intriguée, l'examinant des pieds à la tête. Il était bien habillé, vêtu de manière simple et pratique. Ce n'était pas un mendiant. Un coup de vent fit glisser sa belle écharpe… Elle put alors voir clairement son visage éclairé par-en dessous et elle étouffa un hoquet de surprise. A l'instar des mains brûlées de Sally, la peau y était réduite à un mélange de rides rosâtres et de zones étrangement lisses, comme si elle avait fondu par endroits. Les affreuses cicatrices lui mangeaient la moitié de la tête et du cou et avaient quasiment scellé son oeil gauche, le réduisant à une fente perpétuelle. Pour compléter le tableau, quelques cheveux épars s'obstinaient à pousser ça et là sur la partie suppliciée de son scalp pour un résultat des plus disgracieux. Elle commença tout d'abord par ressentir du dégoût à sa vue, puis elle croisa ses yeux… Des yeux d'une douceur et d'une gentillesse incroyables. L'inconnu irradiait la quiétude et cela l'envahit à son tour ; elle se prit à rêver de soirs d'été allongée dans l'herbe, à écouter le chant des grillons et à observer les étoiles. Elle était dévorée d'envie de s'asseoir aux côtés du garçon pour contempler avec lui, en silence, les nuages qui défilaient inlassablement au-dessus de leurs têtes.
 
- Bonjour, dit le jeune homme d'une voix douce à Effie, qui en resta comme deux ronds de flan.
 
- Ouah ! Tu peux me voir ?
 
- Mais qu'est-ce que c’est que ça ? s’exclama Tiamak, qui les interrompit en faisant irruption dans la vision inattendue. Comment as-tu fait ? D'où ça vient ?!
 
Trop tard, le charme était brisé. Le garçon s’évanouit, la lumière envahit tout, et Euphemia revint à elle dans la cellule enténébrée.
Simon
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Posté le 18/02/2021 à 11:51:16. Dernière édition le 18/02/2021 à 15:46:06 

Pendant un court instant, il aurait juré qu'une adolescente efflanquée avec une crinière de cheveux sombres en bataille s’était tenue devant lui. Bêtement, la première chose qui lui était passée par la tête avait été de la saluer le plus naturellement du monde. L'apparition avait eut l'air extrêmement surprise qu'il s’adresse à elle, il l'avait vue ouvrir la bouche d’un air, il faut bien le dire, stupide, mais aucun son n'en était sorti. L'instant d'après, elle s'était volatilisée dans les airs.
 
- Étrange, fit-il, pas plus perturbé que cela.
 
On lui reprochait souvent de rêver tout éveillé, et ce serait loin d'être la première fois qu'il s'imaginait des choses plutôt que de faire ses corvées. Derrière lui, son maître fermait le magasin en soufflant.
 
- Simon ! Quand tu auras fini de bayer aux corneilles, tu pourras venir me filer un coup de main, s’il te plaît ?
 
- Oui, maître. J'arrive.
Euphemia
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Posté le 19/02/2021 à 14:33:57. Dernière édition le 19/02/2021 à 20:14:10 

Le retour à la réalité, après son exploration des visions stimulées par le chamane, avait été d'une rudesse insupportable. Il y avait eu des cris, quelques pleurs, des remarques acerbes de Salamandre, et finalement une étreinte émue, remerciement muet au chamane prisonnier, lequel le resterait pour l'instant. Salamandre était intraitable : personne d'autre que Gemini lui-même ne déciderait de la libération de Tiamak. Qu'il l'ait aidée ne comptait pas pour l'instant. Point final.

Effie se sentait perdue, trahie, salie même. Elle avait vu ses parents, nom de dieu. Et son propre abandon. Et ses bourreaux. Et quelles visions terribles ! Depuis elle ne pensait plus qu'à une seule chose : les registres de la colonie. Il lui fallait à tout prix consulter les archives d'Ulüngen, pour y trouver une trace de la famille De Windt -sa famille- si c'était possible. Elle tenait là le premier élément concret concernant ses origines, et elle comptait bien enquêter.

Quant au garçon brûlé, mystère. Tiamak n'avait pas su quoi en tirer. Peut-être était-ce là une vision du futur ? Comment était-ce possible, nom d'une pipe ?! Elle en avait le tournis. Sa malédiction, là, c'était quelque chose qui était somme toute simple et sans complications. Mais lorsqu'on commençait à en observer les causes, et tous les tenants et aboutissants, ces histoires de… de sorcellerie, alors là… ÇA, ça la dépassait. Elle laissait tout cela à Tante Faye avec plaisir. A elle, il importait surtout de pouvoir mener la vie la plus normale possible. Oui bon, avec quelques histoires et aventures, certes, mais la magie, non merci ! Et au revoir !

Elle avait filé en quatrième vitesse vers Ulu, faisant un crochet au fameux bar des pirates, où elle était tombée sur Faye qu'elle avait noyée sous les questions, tournant en boucle sans réussir à nouer un discours véritablement cohérent. En elle se disputaient l'envie de tout révéler à sa tante et celle de garder ces éléments pour elle, éléments pour lesquels elle concevait une certaine honte, irraisonnable certes, mais bien présente… Elle avait quitté Faye la peur au ventre : les rumeurs de la guerre approchante étaient sur toutes les lèvres.

Elle traversa Ulüngen à toute vitesse et entra en trombe dans le palais, fonçant droit vers la bibliothèque et l'aile des archives. Elle y harcela le gardien jusqu'à ce que le pauvre homme la laisse y accéder. Le silence qui régnait ici, au milieu des étagères recouvertes de documents, rappelait celui des églises.

Et justement, des étagères, il y en avait beaucoup. Des rangées et des rangées, toutes surchargées de papiers administratifs, actes de propriété et formulaires divers et variés. Quant aux registres de la colonie, indiqués d'un doigt agacé par le gardien des archives, il y en avait plusieurs tomes d'une épaisseur invraisemblable, qui couvraient à eux tous près de vingt ans de vie des citoyens de la colonie. Effie en avait pour des jours à consulter tout cela, enterrée sous la poussière et les vieux parchemins à décrypter des pattes de mouche tracées des années plus tôt par un fonctionnaire pointilleux.

- Misère, laissa-t-elle échapper d'un air déconfit.
-1- 2  

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